«Le rendez-vous est un trompe-la-mort»: pourquoi les rencontres sont si importantes pour l’être humain
L’essentiel
• Le rendez-vous structure nos vies, car il est porteur d’un sens à la hauteur de l’attente qui l’a précédé et de son enjeu.
• L’attente est capitale, car elle rend le souvenir que l’on en garde plus fort, à la limite plus fort que l’événement lui-même.
• Arriver en retard à un rendez-vous peut relever du jeu social, mais il est important de respecter les autres et que cela ne devienne pas une marque de dédain.
• La communication numérique et l’immédiateté qui y est liée empêchent l’imaginaire de fonctionner.
Dans son livre L’Art du rendez-vous, le médecin et expert-psychiatre Michel Debout se penche sur ces moments de vie qui engagent, bousculent et confrontent à l’attente. Que serait la vie sans eux?
«Rendez-vous: rencontre convenue entre deux ou plusieurs personnes», dit la définition. C’est un peu court. Pour le professeur émérite de médecine légale et de droit de la santé et expert-psychiatre Michel Debout, le rendez-vous structure nos vies. Qu’il soit amoureux, professionnel, relationnel, il est porteur d’un sens à la hauteur de l’attente qui l’a précédé. Et de son enjeu.
Pourquoi le rendez-vous est-il le propre de l’homme?
Parce que l’homme est le seul à avoir conscience de l’incertitude du temps qu’il lui reste à vivre; enfin, a priori. Il est sûr de mourir, mais il ne sait pas quand. Cette incertitude pourrait être complètement paralysante et nous amener à ne plus rien faire du tout. Le rendez-vous est donc un trompe-la-mort, un moyen que les humains se sont donné au quotidien pour tromper une mort annoncée dont ils ne maîtrisent pas la date. Une façon d’échapper à cette condition humaine. Chacun vit ainsi comme s’il était éternel: si nous connaissions la date de notre mort, nous nous arrêterions de vivre. C’est pourquoi, nous, humains, fixons parfois des rendez-vous à quatre ans, voire 20 ans. Certains discours politiques nous expliquent ce qu’on fera en 2030… C’est, en somme, une forme d’exorcisme.
Un rendez-vous ne se conçoit pas sans respect de l’engagement pris envers l’autre. Sauf en cas de force majeure ou d’incorrection. Dès lors, le rendez-vous constitue-t-il la trame de nos relations sociales?
Oui. En principe, lorsqu’on se donne rendez-vous, chacun s’engage à être présent le jour convenu, au lieu prévu et pour la raison intrinsèque. Je pense qu’on vit aujourd’hui un moment où l’engagement humain se délite et est remplacé par des engagements algorithmiques et médiatisés. C’est frappant pour les rendez-vous pris avec le personnel de santé. Lorsque j’étais jeune médecin, je répondais moi-même au téléphone et je donnais le rendez-vous. Le patient était rassuré de m’entendre, de savoir que j’étais disponible et que je viendrais au moment fixé. Aujourd’hui, avec les rendez-vous en ligne, l’engagement a changé de nature et l’on observe, du côté des patients, une moins grande importance pour ces rendez-vous qui ne sont que des ersatz.
Fixer un rendez-vous implique d’attendre qu’il se concrétise. En quoi cette attente constitue-t-elle, comme vous l’écrivez, un moment fécond mentalement et émotionnellement?
Cette attente est capitale. Prenons l’exemple des Jeux olympiques. L’attente suscitée par l’événement rend plus fort le souvenir qu’on en garde, davantage même que l’événement en tant que tel, qui est toujours fugace. Il peut s’agir d’une attente positive, comme la perspective d’un rendez-vous amoureux, ou négative, comme un rendez-vous pour un licenciement, ou une rupture. Les émotions ne sont alors évidemment pas les mêmes, mais l’attente n’en est pas moins féconde: c’est elle qui donne la vraie valeur de l’événement à venir.
L’attente amoureuse génère, elle, son lot de fantasmes et de projections sur l’autre…
Oui, les amoureux ont souvent beaucoup d’attentes. L’attente de l’autre est quelque chose de très important: plus on l’attend, plus on a du lien avec elle ou avec lui. Que ce soit sur le plan amoureux ou amical, d’ailleurs. Si l’on a rendez-vous avec quelqu’un qui, pour nous, n’a que peu d’importance, on s’y rendra le jour dit, mais on n’y aura pas pensé avant et on n’y pensera plus après. La place qu’aura tenu l’événement dans notre vie psychique, émotionnelle et personnelle sera pratiquement réduite à rien. Pour qu’un événement ait de la place dans nos vies, il faut l’avoir attendu. C’est ce qui distingue le rendez-vous amoureux de la vie de couple. Dès que l’on vit à deux, on n’attend plus son conjoint, puisqu’il constitue notre quotidien. La vie de couple peut alors s’étioler. Il est d’autant plus important d’y créer des attentes. A ce titre, l’attente d’un enfant –même si l’on peut bien sûr vivre une très belle vie de couple sans être parents– scelle le couple de façon majeure: il n’y a pas d’attente plus importante pour un humain que celle d’un petit être que l’on a conçu avec quelqu’un d’autre. On a là une sorte de concentré de ce que cela signifie d’attendre. Au bout de l’attente, il peut parfois y avoir déconvenue, mais il n’y a déconvenue que parce qu’il y avait attente.
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Dans les relations amoureuses, après les fantasmes nourris par l’attente du prochain rendez-vous, on peut en effet tomber de haut…
On se cogne à la réalité. La vie psychique est en permanence confrontée à la réalité de la vie. Ainsi est construit l’humain. Un rendez-vous peut être décevant parce qu’il ne répond pas, ou plus, aux attentes. Alors survient une séparation, le retour à la construction d’un nouveau rendez-vous, en souhaitant que celui-là ne débouchera pas sur la même désillusion. Le réel n’est pas toujours en adéquation avec l’idée qu’on s’en fait. Et on vit comme cela, en permanence à évaluer ce que nous apporte le réel par rapport à ce qu’on en attendait. Mais cette insatisfaction constante est humainement nécessaire, sinon on s’arrêterait.
«Le manque est une attente qui ne peut plus attendre.»
Quelle différence faites-vous entre l’attente et le manque?
Le manque est une attente qui ne peut plus attendre. En général, le fait d’avoir un rendez-vous fixé dans le temps permet de maîtriser l’attente: l’humain adulte est capable de différer la réponse à un besoin qu’il ressent. Mais dans certains cas, on observe une incapacité à attendre et davantage encore à se projeter dans le futur. Les toxicomanes ressentent le manque psychique et physiologique. Ils ne sont pas dans l’attente parce que le produit n’étant pas disponible, ils n’ont pas de rendez-vous fixé avec lui. Paradoxalement, si le produit ou un succédané de celui-ci était disponible, cela éviterait le manque. Il n’y aurait plus que l’attente.
Les rendez-vous manqués s’expliquent-ils par l’importance paralysante des enjeux qui y sont liés?
Quand l’enjeu, ou la raison, du rendez-vous est majeur, il peut y avoir un rendez-vous manqué. On parle d’ailleurs à ce sujet d’acte manqué: quelque chose de si important à faire qu’on ne le fait pas, paradoxalement parce qu’on n’arrive pas à se confronter à l’épreuve que cela représentera. Comme un sportif se fait un claquage la veille de la compétition. Son corps ne peut pas passer l’obstacle, il ne peut pas se rendre à ce rendez-vous. Cela n’a rien de pervers. Ce qui l’est, en revanche, c’est de proposer un rendez-vous et de ne pas s’y rendre parce qu’on n’attache aucune importance à la personne concernée. Quand on rate un rendez-vous, on s’excuse. Sinon, il s’agit d’irrespect. Bien sûr, il peut y avoir des imprévus. C’est d’ailleurs parce qu’il y a des rendez-vous qu’il y a aussi des imprévus. S’il n’y avait pas de rendez-vous, rien ne serait préparé, et rien n’aurait d’importance par rapport au reste de ce qui est à vivre.
Arriver en retard à un rendez-vous peut-il relever du jeu social?
Ça peut être un jeu acceptable, car cela fait partie des rites sociaux. Un quart d’heure, c’est acceptable. Une demi-heure, ça devient long. Trois quarts d’heure, c’est assez insupportable. Sauf si vous patientez pour un événement majeur que vous ne vivrez qu’une fois dans votre vie. Il arrive que des gens se rendent trois ou quatre heures trop tôt à un concert ou à un match de football, par exemple, pour le plaisir de sentir l’attente monter. Se faire attendre, pour un artiste, n’est d’ailleurs pas forcément négatif. A condition que ce soit respectueux des autres et non pas une marque de dédain.
Les lieux choisis pour les rendez-vous ne sont pas non plus anodins. Plus l’objet de ceux-ci est important, plus le lieu est prestigieux, comme on le voit, par exemple, avec les chefs d’Etat. Les modalités mises en place sur le lieu sont aussi parlantes: on se souvient de l’immense table séparant Vladimir Poutine et Emmanuel Macron, venu lui parler de la crise en Ukraine. Une telle mise en scène cherche-t-elle à marquer les mémoires?
Oui. Mais c’est surtout, dans ce cas précis, un signe de dédain de Poutine envers celui qui représentait à l’époque (NDLR: le 7 février 2022) non seulement la France mais tout l’Occident. Macron aurait dû refuser cette mise en scène pour tout ce qu’elle signifiait sur le plan symbolique. On n’aurait pas fait ça à Charles de Gaulle… Quant aux lieux eux-mêmes, ils sont évidemment signifiants. Quand Macron est élu en 2017, le lieu choisi pour son premier rendez-vous avec les Français et sa nouvelle fonction est la pyramide du Louvre. Mitterrand, lui, avait opté pour le Panthéon. Le premier montre ainsi qu’il prend le pouvoir, qu’il est au sommet de la pyramide. Le second s’inscrit dans l’histoire: il va à la rencontre du passé pour créer un nouvel avenir. Les symboles mobilisés sont totalement opposés. Enfin, le lieu est aussi un espace où on ressent les choses, avec tous nos sens en alerte: on voit, on entend, on sent et on ressent. Ce n’est pas pareil de recevoir quelqu’un dans un salon agréable ou dans un lieu vide de sens, qui ne sert qu’à marquer l’autorité ou la rigueur contre celui qui arrive. Il existe des lieux inhospitaliers, et lorsqu’on les choisit, c’est parce qu’on veut d’emblée faire passer un message.
En quoi la communication numérique et l’immédiateté inhérente à celle-ci sont-elles, selon vous, dommageables?
L’immédiateté empêche l’imaginaire de fonctionner. Or, notre cerveau a besoin d’imaginaire comme il a besoin de symbolique. Et notre cerveau produit de l’imaginaire qui nous est propre. Avec l’immédiateté, on n’a plus le temps d’imaginer quoi que ce soit puisqu’on nous livre, voire on nous impose, des images qui prendront la place de notre propre imaginaire. Pourtant, cet imaginaire est fécond: c’est grâce à lui que surviennent des idées nouvelles, qui font progresser le monde. L’effacer pour le remplacer par des images venues de l’extérieur est donc préjudiciable. En cela, je considère que cette numérisation de nos vies est en train de mettre à mal ce qui constitue la production la plus intime, au sens psychique, relationnel et émotionnel, de chaque individu.
«Pour qu’un événement ait une place dans nos vies, il faut l’avoir attendu.»
Les séries télévisées, initialement conçues pour donner rendez-vous au spectateur à intervalles réguliers, se téléchargent désormais en bloc, de façon à être regardées dans leur intégralité en une fois. Dommage?
Auparavant, entre deux épisodes, l’imaginaire travaillait. D’ailleurs, l’épisode s’arrêtait toujours juste au moment où l’on allait, par exemple, découvrir le coupable. A partir de là et jusqu’au lendemain voire la semaine suivante, chacun pouvait construire sa propre suite à l’histoire. Aujourd’hui, on gobe tout en une fois et… on oublie tout. Parce qu’il n’y a pas eu d’attente. Parce que notre cerveau ne s’est pas mis en action. On fonctionne dans l’immédiateté: il faut tout, tout de suite, comme si tout de suite avait plus d’importance que demain.
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