Plus de sobriété dans nos vies ? « On me dit souvent qu’il ne faut pas culpabiliser les gens. Moi, je dis : pourquoi pas ? »
Pour Bruno Villalba, professeur de sciences politique à l’école AgroParisTech de Paris et co-directeur du livre « « Sobriété énergétique » (1), le débat sur la sobriété devient incontournable, car plus on le diffère, plus il sera difficile et plus le risque d’aboutir alors à des décisions autoritaires sera grand.
Décroissance ou sobriété ? Y a-t-il une différence ?
C’est un peu comme les poupées gigognes. La décroissance est davantage une proposition politique générale et la sobriété une méthode pour ajuster notre mode de vie aux limites planétaires et comprendre l’intérêt de décroître.
Parle-t-on plus facilement de sobriété aujourd’hui, y compris au niveau politique ?
L’usage sémantique n’est plus tabou. L’usage politique reste très discutable. En France, le président Macron a tout de même déclaré que notre mode de vie n’était pas négociable et qu’il ne voulait pas du modèle amish. Par ailleurs, on a vu pendant la campagne présidentielle, la place qu’ont pris le thème de l’écologie et celui du pouvoir d’achat dans les programmes et les débats, alors qu’on est dans une situation de déséquilibre écologique avancé et d’emballement climatique scientifiquement objectivé. Le risque de la sobriété en politique, c’est que celle-ci revient à optimiser les dispositifs techniques et les comportement sociaux, comme le, propose le rapport du GIEC, soit non pas faire moins mais faire mieux.
Et n’est-il pas possible de faire mieux plutôt que de faire moins ?
Je demande souvent à mes étudiants qui me trouvent parfois pessimiste de trouver un indicateur écologique qui s’est amélioré sur une période d’une dizaine d’années, ce qui permet d’exclure un épiphénomène comme la diminution très temporaire des gaz à effets de serre due au confinement sanitaire durant la pandémie. Il n’y en a aucun. Parce qu’il y a toujours un effet rebond. Exemples : on trie de plus en plus les déchets mais le tonnage global de déchets ne cesse d’augmenter, on fabrique des moteurs thermiques moins énergivores mais la production de voitures reste en hausse de même que le nombre total de kilomètres parcourus sans compter les infrastructures qui se multiplient comme les routes, les parkings, etc.
Le problème est que la sobriété, pour fonctionner, doit être systémique. Donc, logiquement, cela doit venir d’en haut
Bruno Villalba
D’où peut venir le changement ? De l’Etat ? Des entreprises ? Des citoyens ?
C’est compliqué. Un indice révélateur : dans ses rapports les plus récents, le GIEC, qui, à côté des scientifiques, est aussi constitué de représentants des gouvernements, tient un discours alarmiste mais avance des préconisations plutôt faibles. Le mot sobriété n’est pas utilisé. Le GIEC s’interroge plutôt sur la modification des comportements individuels, ce qui renvoie à la seule responsabilité individuelle. Le problème est que la sobriété, pour fonctionner, doit être systémique. Donc, logiquement, cela doit venir d’en haut. Il est bon de rappeler qu’une démocratie est un système politique qui ne donne pas seulement des droits mais organise aussi la façon dont une société s’impose des normes communes. On accepte sans rechigner des normes communes contraignantes comme le code de la route, au nom de la santé. Pourquoi n’accepterait-on pas des restrictions collectives, négociées démocratiquement, au nom de l’intérêt commun sur le plan écologique et aussi de la santé ? On dirait que la question écologique n’a pas assez de pertinence en elle-même pour justifier une telle politique.
N’assiste-t-on pas à une prise de conscience des entreprises en matière de sobriété, surtout énergétique ?
Oui, mais il ne faut pas être dupe non plus. C’est une prise de conscience budgétaire, surtout. Les entreprises ont compris qu’elles doivent réduire leur empreinte en terme de facture énergétique. La Responsabilité sociale des entreprises (RSE), selon laquelle celles qui y souscrivent prendraient en compte les enjeux environnementaux, sociaux et éthiques, n’a pas entraîné une inversion de la production. Or il y a une contradiction fondamentale entre le système économique productiviste et l’enjeu écologique. N’est-il pas temps d’interroger la finalité productive de l’entreprise ? Un exemple : l’industrie du luxe, un secteur économiquement très performant, qui n’a aucune utilité sociale fondamentale, si ce n’est, comme l’observait déjà en son temps Jean-Jacques Rousseau, de rendre les inégalités plus visibles. Même chose pour la mode. Les entreprises qui fabriquent des vêtements se seraient converties à la responsabilité économique. OK, mais, d’un autre côté, H&M qui, il y a dix ans, changeait ses collections tous les six mois le fait presque tous les mois, aujourd’hui…
Inverser la logique d’abondance : mission impossible ?
Le problème est que l’abondance est ancrée dans l’idéal démocratique. Ce n’est pas un hasard si les cornes d’abondance sur les façades de bâtiments à Paris ou à Bruxelles, qu’elles débordent de blé ou de fruits exotiques, datent de la révolution. En réalité, l’Etat s’est associé avec le marché pour développer, grâce à la révolution industrielle, un système productif qui rend possible le modèle individuel de réalisation de soi. Donner la possibilité et le droit de se réaliser, c’est le sens même de la démocratie. Cela s’est mis en place au 19e siècle de manière inégalitaire, d’abord pour la bourgeoisie avant de se répandre progressivement.
Surtout après 1945 ?
Oui. Après la Seconde Guerre, les Trente Glorieuses sont l’aboutissement de ce processus, une période paroxystique que le grand spécialiste australien du changement climatique Will Steffen a baptisé « la grande accélération » et qui a vu tous les indicateurs économiques croître de façon exponentielle. Cela a été rendu possible par la conjonction de moyens techniques qui se sont profondément transformés, de moyens humains de production, avec le taylorisme, le fordisme, le toyotisme, et la capacité individuelle d’accéder à la consommation de masse. En réalité, c’est un modèle génial qui, pour chaque souhait – qu’on ait faim, soif, envie de voyager ou de changer de vêtement – offre une multiplicité de choix. Inverser cela relève de l’impossible.
A-t-on le choix ?
Non, mais, comme le dit le philosophe Günther Anders, « nous savons, mais nous ne croyons pas que nous savons ». Nous avons encore la croyance idéologique que nous allons pouvoir différer le problème climatique. On le voit avec l’énergie. Ce n’est pas la demande énergétique qui est considérée comme le problème, mais l’offre. Plutôt que de se demander pourquoi on a tant besoin d’énergie, on s’interroge sur la manière de disposer de davantage d’énergie. Comme le disait déjà le penseur de l’écologie politique Ivan Illitch au début des années 1970, il n’y a pas de crise de l’énergie mais une crise du besoin énergétique. La question essentielle est « Pourquoi a-t-on besoin de tant d’énergie ? ». Pour éclairer les autoroutes en Belgique ? Pour illuminer les magasins la nuit ? Pour laisser nos appareils électroniques en veille ? Le mythe de l’abondance énergétique est toujours présent.
Une démocratie qui ne vante plus l’abondance mais une sobriété négociée, cela signifie moins de consommation, moins de chauffage, moins de diversité alimentaire, moins de voyages…
Bruno Villalba
La sobriété n’est possible qu’avec la justice sociale ?
Oui, elle suppose qu’il y ait un minimum pour chacun. Mais qu’est-ce que le minimum ? Lors d’un travail sur la sobriété au sein de populations précaires à Lille, un homme m’a demandé : « Assez, c’est combien ? » Toute la question est là. Comment définir la norme ? Qui peut la définir ? La sobriété serait nécessairement différenciée car tout le monde ne part pas du même statut écologique. Tout ça s’annonce très difficile à négocier démocratiquement. Mais plus on diffère ce débat, plus la situation sera compliquée et plus on risque de devoir prendre des décisions autoritaires. Mais je pense surtout que tant qu’on ne regardera pas la sobriété autrement que comme une régression, il n’y aura pas de débat. Pas simple, car qui a envie d’un mode de vie sobre ? Une démocratie qui ne vante plus l’abondance mais une sobriété négociée, cela signifie moins de consommation, moins de chauffage, moins de diversité alimentaire, moins de voyages… « Moins de biens, plus de liens », disent les décroissantistes. Sans doute. Mais la phase de transition risque d’être vue d’office comme une régression.
Ne risque-t-on pas de bouger quand il sera trop tard ?
Oui. Cela se fera sans doute quand les situations d’irréversibilité vont se concrétiser davantage, lorsqu’il y aura une convergence de crises dues au réchauffement, à la baisse de la biodiversité, à l’acidification des océans et à la pression démographique. Mais pourquoi attendre ? C’est la bonne question. La sobriété interroge notre responsabilité. On me dit souvent qu’il ne faut pas culpabiliser les gens. Moi, je dis : pourquoi pas ? La culpabilité a bien fonctionné pendant près de 2 000 ans sous la chrétienté. Il n’est bien sûr pas question de faire de la sobriété une religion ni un ordre quelconque auquel on se conformerait. Cela dit, dans la culpabilité, il y a un renvoi à sa propre responsabilité, qui permet de ne pas se dédouaner, avec la question sous-jacente : « Pourquoi tu ne le fais pas, toi ? » Evidemment, l’individu n’est pas seul responsable de la question écologique. Au risque de me répéter, cela doit se négocier démocratiquement. Il faut un débat politique sur le sujet.
(1) ’’Sobriété énergétique, contraintes matérielles, équité sociale, perspectives institutionnelles ’’, ouvrage collectif (éd. Quae)
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