Le haut potentiel émotionnel, variante branchée du HPI, un concept plus marketing que scientifique
De plus en plus de personnes se déclarent «haut potentiel émotionnel». Un concept voisin du «haut potentiel intellectuel» qui existe davantage sur les réseaux sociaux que dans la recherche en psychologie.
«Longtemps, je me suis sentie à part et seule», écrit Bibou. Dans un texte publié sur le forum Doctissimo, elle livre une confession qui sonne comme une libération. «J’ai enfin mis des mots sur ma souffrance. J’ai 36 ans et j’ai été diagnostiquée HPE.» Trois initiales qui, pour elle, veulent dire beaucoup. Elle aurait découvert qu’elle est un «haut potentiel émotionnel», une variante des HPI, ces personnes au quotient intellectuel supérieur à 130. Il est ici moins question de logique que d’émotions. En tant que HPE, la trentenaire assure tout ressentir plus fort que les autres.
Le concept fait sourciller nombre de psychiatres et de psychologues cliniciens. Pourtant, il rencontre de plus en plus d’adeptes, à mesure que son corolaire – l’intelligence émotionnelle – gagne en reconnaissance. Articles, livres, formations… Trente ans après sa création outre-Atlantique, le potentiel émotionnel est en train de s’imposer comme un atout dans le monde professionnel. Nombre de séminaires proposent désormais aux managers de «comprendre les émotions» et d’apprendre à «en faire un atout pour accroître ses compétences». Une mine d’or pour les coachs désireux d’investir le sujet. Facturées parfois à prix d’or, des formations promettent de manier un concept qu’elles présentent comme devenu essentiel dans le monde du travail. Mais la notion peine à s’appuyer sur des fondements scientifiques.
Des best-sellers à la pelle
Théorisé par Peter Salovey et John Mayer, le concept est popularisé en 1995 par Daniel Goleman, docteur en psychologie et journaliste scientifique, dans un livre devenu best-seller: L’Intelligence émotionnelle au travail. Calqué sur le quotient intellectuel (QI), le «quotient émotionnel» (QE) en est d’ailleurs sa mesure, désignant la capacité à identifier, accéder et contrôler ses émotions, celles des autres et d’un groupe. Il repose sur quatre piliers: la confiance en soi, la gestion de soi, l’empathie et les compétences relationnelles, bref un «savoir-être» qui fait de l’écoute et du dialogue les clés du succès et de la vie en société. Très vite, la théorie séduit les médias, faisant notamment la couverture de Time. Sa force? Avoir forgé une notion similaire à celle du QI pour toucher les cadres et les ingénieurs. «Ce langage de technicien a permis de rationnaliser des techniques non académiques en leur donnant un aspect presque scientifique», note Scarlett Salman, sociologue à l’université Gustave Eiffel et autrice d’Aux bons soins du capitalisme. Le coaching en entreprise (Les Presses de Science Po, 2021).
En Belgique, le livre est traduit et régulièrement réédité, entraînant dans son sillage une foule d’autres sur le sujet. Sur Amazon, on en dénombre plus de 1.000. Sur le site de la Fnac, plus de 100 œuvres se bousculent, de Managez grâce à votre intelligence émotionnelle à La Bible de l’intelligence émotionnelle. Signe de l’engouement, la plupart des ouvrages ont été publiés entre 2017 et 2023. Fini le temps où l’on prêchait que seul le QI prédit les performances scolaires et professionnelles. A études et environnement égal, la capacité d’un individu à être agréable avec ses collègues lui garantit une progression plus rapide que la moyenne. Une lapalissade? Pour les tenants de l’intelligence émotionnelle, cette observation est moins importante que ce qu’elle implique: savoir gérer ses émotions – et celle des autres – s’acquiert, au moins en partie.
«Si l’évaluation peut être ludique, elle n’est pas toujours sans conséquences.»
Nathalie Boisselier
Psychologue
Un business fructueux
Un apprentissage dont il est possible de faire commerce, surtout en y accolant un terme aussi populaire que celui «d’intelligence émotionnelle». Les organismes de formation ne s’y sont pas trompés. NCOI Learning propose, par exemple, seize heures réparties sur deux jours afin de «comprendre et de gérer les émotions pour accroître son potentiel». Coût: 1.599 euros, hors taxes. Sur le même format, l’Institute for Business Development a développé un cycle de cours pour un tarif à peine moindre: 1.395 euros, hors taxes. «Avant le Covid-19, les émotions peinaient à s’exprimer en entreprise. C’est moins vrai maintenant, peut-on lire sur leur site. La pandémie a rebattu les cartes et pourrait propulser l’intelligence émotionnelle comme l’une des compétences cognitives les plus plébiscitées à l’avenir.» Largement poussées par la prise de conscience engendrée par la crise sanitaire, de plus en plus d’entreprise se tourneraient vers ces stages immersifs.
A quelques variations près, ces formations se déroulent sur le même principe: un «autodiagnostic» réalisé par les participants, des cours sur «les fondements de l’intelligence émotionnelle», des études de cas et des mises en situation pour «gérer des situations difficiles et des personnes au caractère difficile». Le concept s’apparente pas mal aux cours de gestion de conflits qu’on dispensait dans les années 1990. Rien de neuf, donc, si ce n’est qu’il tente toujours de répondre au même problème, celui du manque de communication dans les entreprises.
La pertinence de ces évaluations est remise en cause. Car, à l’inverse du QI, qui repose sur des éléments objectifs logiques, les questionnaires portent ici sur une autoévaluation, ce qui entraîne de gros biais. Parmi eux, l’effet Barnum qui, en psychologie sociale, désigne la capacité de chacun à accepter une description s’appliquant à sa personnalité si elle est suffisamment vague et valorisante. Dès lors, il est souvent très facile d’exploser les scores lors des tests réalisés en ligne. L’individu choisit toujours la réponse la plus gratifiante.
Sans même passer par ces centres de stages, les tests – souvent gratuits – proposant de mesurer le QE de chacun se sont multipliés en ligne ces dernières années, décuplant le nombre de personnes susceptibles de se déclarer «haut potentiel émotionnel». «Si l’évaluation peut être ludique, elle n’est pas toujours sans conséquences et peut masquer de vrais problèmes psychiques. Ce type de test n’est pas un diagnostic médical», déclare Nathalie Boisselier, psychologue.
Du côté des organismes de formation, ce n’est pas l’ambition affichée. Ici, pas question de résoudre des difficultés de santé mentale. L’objectif est d’abord d’assurer une meilleure communication au travail et, in fine, une efficacité accrue du salarié. Avec un risque: laisser penser que les problèmes au sein d’une entreprise ne tiennent qu’aux émotions et aux réactions des individus. Autrement dit, que la résolution de chaque obstacle tient à une réponse individuelle, et non à un problème plus large de l’entreprise.
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