Les doudous incarnent la permanence du monde. Ils sont là quand on s’endort, ils sont là, inchangés, au réveil. © GETTY IMAGES

«Je m’endors avec eux au creux de mon ventre»: ces doudous qui rassurent aussi les adultes

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

L’essentiel

• Environ 40% des adultes ont conservé un doudou et une bonne partie d’entre eux s’endorment toujours avec.

• Le doudou est un objet transitionnel qui aide l’enfant à faire le lien entre un sentiment de sécurité et le monde extérieur.
• Pour les adultes, il symbolise la permanence et le réconfort.
• Le toucher est le sens qui a le plus grand pouvoir de rassurance, c’est pourquoi la texture douce du doudou joue un rôle important.
• Les doudous ont aussi une odeur apaisante qui leur est propre et certains ne les lavent jamais pour la conserver.

Quelque 40% des adultes ont conservé un doudou et une bonne partie d’entre eux s’endorment toujours en les serrant dans leurs bras. Une façon de se rassurer, dans un monde changeant. De ne pas tourner le dos à son enfance. Et de vieillir au côté d’un témoin fidèle de son existence, complice et immuable malgré les années.

Il gît sur le ventre, le dos complètement ouvert. De son dernier œil, attaché au reste du corps par habitude, il regarde le monde. Et le dos de ce monsieur, cheveux gris, légèrement voûté, qu’il fréquente depuis si longtemps. Avant de s’en aller, assez vite pour ne pas pleurer et assez lentement pour retarder l’au revoir, Pierre (1) l’a déposé sur la table, en prenant soin de ne rien en perdre. Il vient de confier à Carine, pelucho-doctoresse aux doigts d’or, ce qu’il a de plus précieux au monde: son doudou. Cet ours démantibulé, usé jusqu’à la corde, est tout ce qui lui reste de sa vie africaine d’enfant, et de ce pays qu’il a dû fuir à la hâte: il n’en a gardé que des souvenirs, toujours vivaces 60 ans plus tard, et un ourson de peluche. Comme d’autres, Pierre n’a pas pris le risque d’envoyer ce doudou par la poste. Il a préféré l’apporter lui-même dans ce village des Hautes-Pyrénées où Carine Bonzi, ex-Namuroise, officie depuis trois ans. Surtout pour rendre forme et vigueur à des doudous d’adultes.

Entre ses coupons de tissu, ses matériaux de rembourrage et ces billes appelées à devenir des yeux, elle soigne, recoud, répare, rembourre, réassemble ces doux personnages, simili humains ou animaux, dont les propriétaires ont tant de mal à se séparer. Même pour quelques nuits. «J’en ai reconstitué un à l’identique, sur la base de photos, raconte Carine. Une maman lassée avait arraché l’original des bras de sa fille de 8 ans, qui en était restée meurtrie. Le doudou parle à l’enfant que l’on a été, et parfois à l’enfant blessé. Il n’y a pas de comment ni de pourquoi: c’est comme ça. Viscéral.»

Perché sur son étagère, Bruno l’ours, le confident de Carine depuis 69 ans, suit chacun de ses gestes. Tous deux le savent: le lien entre un doudou et son propriétaire ne s’explique pas.

«Le doudou parle à l’enfant que l’on a été et parfois, à l’enfant blessé.»

Poulky, Soleil gentil, Monbiquet, Tintin, Petit Lion… Ils sont nombreux ces doudous, à poursuivre leur vie auprès de marmots devenus adultes sans les renier. Il se dit qu’environ deux tiers des enfants en ont un, mais aucun chiffre précis et incontestable n’indique la part d’entre eux qui ne s’en sont jamais séparés, malgré les années et en dépit de la vie de couple. Tout au plus dispose-t-on de certains indices. Selon plusieurs études américaines, 30% à 40% d’adultes aux Etats-Unis dormiraient encore de temps à autre avec leur doudou. En 2012, une chaîne britannique d’hôtels avait récupéré 75.000 ours en peluche oubliés dans ses chambres, dont une grande partie n’appartenant pas à des enfants. Après enquête, il s’est confirmé que 35% des adultes britanniques s’endormaient avec un doudou et que 51% avaient conservé l’ours de leur enfance. Peut-être est-il un brin plus simple aujourd’hui de ne pas s’en cacher, à l’heure où nombre d’adultes affichent plus volontiers leur part d’enfance que par le passé?

Moins nocif qu’un somnifère

«Un tiers des enfants grandissent sans doudou et s’en portent très bien, tandis qu’une partie des adultes dorment toujours en leur compagnie et ce n’est pas un problème non plus», cadre d’emblée Christophe Janssen, professeur de psychologie clinique à l’UCLouvain. Le doudou constitue pour l’enfant ce qu’on appelle un objet transitionnel: il lui permet de faire le lien entre un sentiment de sécurité essentiel, assuré par une figure d’attachement stable –un parent, le plus souvent– et le monde extérieur auquel il sera inévitablement confronté. S’il aide ainsi l’enfant à dépasser l’angoisse de la séparation, il ne remplit toutefois plus cette fonction auprès des adultes. «Tintin et Merloque, mes deux doudous, me rappellent mon enfance, une période simple et facile de ma vie, illustre Mélanie, 37 ans. C’est comme une présence, un fil rouge. Ils sont là depuis toujours et, à ce titre, ils sont les témoins silencieux et non jugeants de mon existence.»

«Mes deux doudous sont là depuis toujours. Ils sont les témoins silencieux et non jugeants de mon existence.»

Qu’ils le veuillent ou non, les lapins, éléphanteaux et morceaux de tissus mâchouillés incarnent la permanence du monde. Ils sont là quand on s’endort, ils sont là, inchangés, au réveil. Ils rassurent, consolent, apaisent. A l’heure où tout est incertain, peu fiable et changeant, leur présence vaut de l’or. «Avoir un doudou en tant qu’adulte n’est donc pas un problème, mais la solution à un problème, pose Christophe Janssen. Il aide à s’endormir, à une époque où de plus en plus de gens ont des soucis de sommeil. Et il est nettement moins mauvais qu’un somnifère.» Au moment de la pandémie de Covid, les ventes de peluches avaient d’ailleurs explosé, rapportait-on sur les ondes de France Inter. Et en 2023, selon les chiffres du secteur recensés dans douze pays, dont la Belgique, les ventes de jouets ont certes reculé de 7%, mais celles des peluches, elles, ont, progressé de 3%.

Doux, doux

Rien de tel, pour s’assurer de la permanence du monde, que le sens du toucher. Cyril a pris l’habitude de gratter les coutures de son lion pour s’apaiser, tandis qu’Olivia glisse ce qu’il reste du vêtement de son doudou dans une de ses narines. Un troisième ne lâche pas la patte de son simili chien tout en se frottant le lobe de l’oreille. Les autres sens que sont la vue et l’ouïe n’ont pas le même pouvoir de rassurance que le toucher. D’ailleurs, quand, petit, on éprouve du chagrin, c’est dans les bras des adultes quon se blottit pour trouver l’apaisement. «Lorsque les enfants qui viennent faire réparer leur doudou chez moi choisissent pour lui de nouveaux habits, ce n’est pas la couleur qui prime mais bien la texture de la matière», abonde Carine Bonzi. Plus la matière est douce et plus on projette sur elle des qualités de tendresse.

Une étude réalisée par des chercheurs l’université Paul Valéry, à Montpellier, et publiée en janvier 2023 dans le Journal of Positive Psychology s’est d’ailleurs penchée sur les caractéristiques qu’un ours doit idéalement présenter pour disposer du plus grand pouvoir de réconfort. Pourquoi les ours et pas les peluches en général? Parce qu’ils sont depuis des décennies les peluches les plus vendues au monde. Cubby, un ours interactif lancé en 1998, s’est vendu à plus de 40 millions d’exemplaires en trois ans, c’est dire.

Selon ces chercheurs, donc, l’ours idéal doit avoir la taille ad hoc pour être facilement pris dans les bras et cajolé et doit être doux au toucher. «Je m’endors avec mes doudous au creux de mon ventre, témoigne Mélanie. Je les sens contre moi. Quand ils sont là, je sais que tout va bien. J’y suis tellement habituée que sans eux, il y a un vide

Depuis quelques mois, des peluches qui présentent des ouvertures sur les côtés de manière à pouvoir y glisser les mains sont en vente. «Je vois des adultes en acheter pour eux, raconte Olivier Adriaensen, gérant des magasins Oli Wood Toys. Le côté moelleux les réconforte.»

Une autre recherche, menée par la Vrije Universiteit d’Amsterdam et publiée dans la revue médicale Psychology Science en 2013, allait dans le même sens. «Nos recherches ont montré que même le contact avec un objet inanimé, comme un ours en peluche, pouvait réduire les peurs existentielles, affirmait à l’époque Sander Koole, le directeur de cette étude. Le contact interpersonnel est un mécanisme tellement puissant que même des objets qui simulent le contact d’une autre personne aident à inculquer aux gens un sentiment de signification existentielle.»

La science le confirme, donc. «Le doudou entretient un bon moral, embraie la psychologue clinicienne Lorie Bellanger, interrogée sur France Inter. C’est un parfait allié pour entretenir la santé mentale. Il a un effet particulier sur l’allègement des crises d’angoisse.»

Les doudous ont aussi une odeur qui leur est propre. Au point que certains ne les lavent jamais. «Certains clients respirent une dernière fois leur doudou juste avant de me les confier», témoigne Carine Bonzi.

«C’est un parfait allié pour entretenir la santé mentale. Il a un impact sur l’allègement des crises d’angoisse.»

© Carine Bonzi

Le sortir du tiroir

Les doudous ne sont pas contrariants non plus. Ils peuvent se perdre mais ils ne meurent jamais. Leur fidélité est à toute épreuve. Sont-ce ces particularités qui en font des «êtres» irremplaçables ? «Mon doudou préféré a beau être déchiré sur un côté, ne plus avoir de nez et ne plus disposer que d’un œil, je ne voudrais pas qu’on le répare, assure Mélanie. Sinon, ce ne serait plus vraiment lui. Et ce serait comme s’il n’était plus tout à fait à moi.»

«Ce qui est intéressant avec le doudou, c’est qu’il s’agit à la fois d’un simple objet que l’on peut acheter dans un magasin et d’un personnage investi et créé par la personne qui lui attribue un prénom, parfois des traits de caractère, voire qui dialogue avec lui. On lui crée ainsi une forme de vitalité propre», analyse Christophe Janssen. Le perdre constitue un drame absolu, comme en témoignent les nombreux avis de recherche lancés par des parents alarmés sur les réseaux sociaux.

«Mon ours Bruno est le premier homme de ma vie. Je ne pourrais pas m’en séparer.»

Pour autant, il est rare qu’un adulte parle ouvertement de cet hippocampe mauve glissé sous sa couette ou de ce petit canard ébouriffé caché dans une boîte à chaussures, au fond de son placard. Comme des tas d’autres choses, le doudou relève de l’intime. Alors que faire quand un ou une partenaire s’invite au fond du lit? Certains assument d’emblée: ce sera avec mon doudou ou pas du tout. D’autres le rangent temporairement, le temps de tester la solidité de la relation et l’ouverture d’esprit de son partenaire. Par peur d’être jugés, à tort, infantiles ou immatures. C’est un peu plus le cas des hommes que des femmes, semble-t-il. Les derniers, enfin, se disent qu’il est temps de passer à autre chose: sans se séparer de leur doudou, ce qui serait inconcevable, ils le déposent sur une étagère ou un coin de canapé. Ou dans une boîte. En soulever le couvercle, quelques mois plus tard, pour le présenter à son nouveau partenaire, confine, sinon à une déclaration d’amour, au moins à une déclaration d’absolue confiance.

«Mon ours Bruno est le premier homme de ma vie. Je ne pourrais pas m’en séparer, affirme Carine Bonzi. Il me manquerait une partie de moi s’il disparaissait. Au fil du temps, il est devenu à la fois un double et un frère. Il m’a toujours accompagnée, il sait tout de moi. C’est une relation idéale mais ne nous mentons pas, c’est une relation de soi à soi… Je me ferai enterrer avec lui.»

Surtout des animaux

Quelque 70% des doudous sont conçus pour ressembler à des animaux, selon l’étude «Objet transitionnel et objet-lien» réalisée par une équipe de chercheurs psychologues cliniciens de l’UCLouvain auprès de 1.236 enfants en crèche, en 2011 (1). Seuls 10% sont d’entre eux sont des objets usuels, un morceau de tissu, par exemple. De peur de perdre ce compagnon unique pour leur enfant, un peu plus de la moitié des personnes interrogées dans le cadre de ce travail affirment en détenir un deuxième exemplaire, au cas où. C’est notoirement plus fréquent lorsque le doudou porte un prénom et plus encore lorsque ce prénom a été choisi par les deux parents.

Dans 28,9% des cas, les doudous ont été offerts à l’enfant par l’un de ses deux parents. Mais si c’est le fait de 18,4% des mamans, ce n’est le cas que pour 1,3% des pères. «Nous pouvons conclure de ces résultats que les doudous restent largement une préoccupation maternelle et plus encore, un lien au monde maternel», soulignent les auteurs. On observe d’ailleurs une tendance similaire du côté des doudous offerts par les grands-parents: 1,3% venaient des grands-parents paternels, contre 9,2% du côté des grands-parents maternels.

Un peu plus de la moitié (53,8%) des parents interrogés se disent attachés au doudou de leur enfant.

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