Le dating burnout, ou quand les applis de rencontre poussent à bout: « Tinder, c’est comme un régime qui ne fonctionne pas »
Les applications de rencontre ont conquis de nombreux célibataires. Mais dans ce grand supermarché de prétendants, certains se retrouvent noyés entre stress et anxiété.
Elles ont longtemps été considérées comme un repaire de désespérés. Une ruche bourdonnant de «vieilles filles» ou d’éternels éconduits. Puis la honte a peu à peu laissé place à la banalisation et les applications de rencontre se sont imposées comme l’allié incontournable des célibataires. Rebondir après une rupture difficile? Trouver chaussure à son pied dans un patelin où on ne connaît personne? Pimenter une morne soirée d’hiver? Like, swipe, match. En espérant que la magie opère. Ou que le désastre ne se répète pas. Car si pour beaucoup, Tinder, Bumble ou Happn sont de précieux «facilitateurs» de rencontres, pour d’autres, ces réseaux sont devenus de véritables sources d’anxiété et de fatigue émotionnelle.
Ces claques qu’on se prend virtuellement, on doit ensuite les gérer dans la vraie vie.
«Au début, c’est toujours très sympa, concède Stéphanie, 40 ans, qui arpente la galaxie Tinder depuis bientôt huit ans. Quand j’ai un match, ça booste mon ego car je vois que les personnes qui me plaisent, je leur plais aussi. Après une rupture, ça remonte toujours le moral de retourner sur les applis. Ça fait le même effet qu’une bonne glace au chocolat.» Mais la dopamine secrétée par les swipes et les matchs à gogo peut très vite être supplantée par de profondes désillusions. «Dans cet univers virtuel, où les utilisateurs n’ont pas toujours les mêmes codes ou agissent parfois sous couvert d’anonymat, les réponses sont très aléatoires, analyse Martine Clerckx, sociologue et cofondatrice de l’institut stratégique sociétal Wide. On peut vite être confronté à des choses qui nous font du mal, alors qu’on s’attendait à ne recevoir que du positif. C’est ce qu’on appelle le “principe de récompense variable”. Cette incertitude et cet ascenseur émotionnel créent du stress, de l’angoisse et peuvent conduire à un sentiment de burnout.»
«Tu fais quoi, dans la vie?»
Ce dating burnout s’explique également par la récurrence du «schéma tinderien». Après le match, viennent la sempiternelle phrase d’accroche et l’inéluctable échange de banalités. «Les quatre premières questions sont toujours les mêmes, se désespère Stéphanie. Je me suis déjà dit que j’allais créer un Chat GPT qui pourrait répondre à ma place, tellement les conversations sont lassantes.» «Puis quand on décide d’enfin se rencontrer autour d’un verre, on a parfois l’impression de passer un entretien d’embauche, abonde Emile (1), utilisateur désabusé. En deux ans, j’ai eu des dates avec environ vingt femmes différentes, auxquelles j’ai toujours raconté sensiblement la même chose. Vraiment usant. Au bout d’un moment, on n’est plus capable de fournir cet effort.»
Surtout qu’entretenir des conversations et multiplier les rendez-vous peut s’avérer très chronophage. «Je perds énormément de temps sur les applis, témoigne Charlotte (1), 29 ans, qui navigue entre différents sites de rencontre depuis environ cinq ans. Si l’on compte le temps passé à swiper et à discuter, je peux y passer jusqu’à 15 heures par semaine.» Ces longues heures consacrées à des prétendants virtuels privent l’utilisateur de moments avec ses proches, et peuvent, paradoxalement, conduire à l’isolement social, alerte Martine Clerckx.
Faire le tri parmi un catalogue infini de partenaires potentiels, principe fondamental des applis, peut également entraîner une certaine fatigue émotionnelle. «Ce grand supermarché de personnes qui correspondent à nos critères peut s’avérer très toxique, met en garde la sociologue. L’utilisateur peut développer une sorte de frénétisme qui le pousse à continuellement vouloir trouver mieux.» Cette surabondance de choix a également un aspect déshumanisant. «Je me dis toujours que quand il n’y en a plus, il y en a encore, illustre Charlotte. Si un homme ne me répond pas, je continue à swiper et je passe au suivant. Avec le recul, je me rends compte à quel point cette conception de l’amour est malsaine.»
Sélection vs élection
«Le grand problème des applications de rencontre, c’est qu’elles placent les utilisateurs dans une idéologie de sélection, qui s’oppose au principe fondamental de l’amour, à savoir la logique d’élection, résume Robert Neuburger, thérapeute du couple (2). En amour, on choisit une personne en particulier car elle nous a séduit pour des raisons X ou Y: c’est “l’élu”. Or, les applis entraînent beaucoup d’hésitations et de doutes. Pour choisir le meilleur, on se dit qu’il faut tester, comparer. Cela fonctionne peut-être pour le choix d’un restaurant, mais pas en matière humaine.»
L’essor des applications de rencontre a également renforcé la multiplication de comportements déviants, tels que le ghosting (qui consiste à laisser son interlocuteur sans nouvelles du jour au lendemain) ou le cyberharcèlement, qui peuvent entraîner des conséquences délétères sur la santé mentale. «J’ai une histoire familiale très complexe, qui a généré chez moi une grande peur de l’abandon, débute Emile. Ce sentiment a été démultiplié par ma dernière rupture. Donc à chaque fois que je me fais “ghoster”, je le prends en pleine figure. Cela réveille en moi des ressentis psychologiques très difficiles.»
Etre rejeté sans explication peut également entraîner une vaste remise en question. «On retourne les messages dans tous les sens, on se demande ce qu’on a mal fait, quelle photo on n’aurait pas dû mettre, alors que cette introspection n’a généralement pas lieu d’être, témoigne Stéphanie. Sans parler des messages très crus, des remarques sexuelles ou des dick pics (3) que l’on reçoit fréquemment. Ces claques qu’on se prend virtuellement, on doit ensuite les gérer seul, livré à soi-même dans la vraie vie.»
Ces mauvaises expériences, combinées à l’accumulation de rendez-vous ratés, entraînent une lassitude et une perte de confiance pouvant conduire au rejet total des sites de rencontre. «Souvent, après un énième date foireux et une nouvelle déception, j’ai l’impression d’atteindre un seuil de saturation, confie Charlotte. Je supprime alors toutes les applis car je sens que j’y ai investi trop d’énergie et que j’ai besoin de me recentrer sur moi-même.» Mais cette pause dans la jungle des rencontres n’est généralement que de courte durée. Après plusieurs semaines sans échanges ni flirts virtuels, le sentiment de vide amoureux refait surface. «Je finis toujours par m’y remettre. A bientôt 30 ans, j’ai l’impression que c’est ma seule option pour pouvoir rencontrer des gens.» Un constat partagé par Stéphanie, qui dit entretenir une relation «amour-haine» avec les applications. «Je les repousse, puis je les reprends continuellement. En fait, Tinder, c’est un peu comme un régime qui ne fonctionne pas. On n’est pas convaincu des résultats, mais on est persuadé qu’on en a besoin.»
Cet ascenseur émotionnel crée du stress et de l’angoisse.
Pour Chris Paulis, docteur en anthropologie à l’ULiège, la relation de nombreux utilisateurs avec les applications de rencontre peut se résumer en un cycle perpétuel, composé de six phases: l’espoir, la déception, la colère, la pause, le vide, le besoin. «Après une période de désillusion, beaucoup ont peur de rater quelque chose et se réinscrivent en se disant “cette fois-ci, c’est la bonne”», observe l’anthropologue. L’entourage peut également jouer un rôle prépondérant dans cette obstination. A l’ère de l’amour virtuel, les exemples de «love stories» grâce aux applications ou de «mariages Tinder» exercent un pouvoir de persuasion indéniable. «Je me dis que si ça a fonctionné pour d’autres, pourquoi pas pour moi? Ça m’aide à garder espoir», assure Charlotte.
Les applications de rencontre s’adaptent
Selon une étude menée par Bumble, plus d’un Français sur deux (56%) estime que le dating est une expérience «plus stressante qu’amusante». Une angoisse d’autant plus réelle pour trois millenials sur cinq (65%). Pour lutter contre ce phénomène, les applis se sont adaptées. «Nous avons récemment développé la fonctionnalité “incognito”, qui permet de ne voir que les gens qui vous ont liké. Cela réduit la surabondance de choix, et donc la fatigue émotionnelle», détaille Benjamin Puygrenier, porte-parole de Tinder France. La fonction «snooze», elle, permet de limiter le temps passé sur Bumble et de se «recentrer sur soi-même». Les deux plateformes ont également développé différents outils pour assurer la sécurité dans les échanges et préserver la santé mentale des utilisateurs. Mais les applications de rencontre refusent d’être tenues pour uniques responsables du dating burn out. «Cette fatigue émotionnelle s’explique majoritairement par la manière dont les gens “datent”, et nous n’avons aucun contrôle là-dessus, insiste le porte-parole de Tinder France. Ce sentiment se développe par la conjonction de plusieurs paramètres, tels que l’état psychologique initial des utilisateurs, leurs attentes… La vie amoureuse peut être très épuisante de manière générale.»
Pour Martine Clerckx, tant les plateformes que l’attitude des utilisateurs sont à pointer du doigt. «C’est la même chose qu’avec l’alimentation. Avec toutes les sucreries disponibles dans les supermarchés, l’obésité flambe malgré les nombreuses injonctions à manger sainement. Est-ce la faute des marques ou des consommateurs? Un peu des deux», tranche la sociologue. Et d’insister: tant que l’utilisation reste saine, les applications de rencontre auront toujours du positif à offrir. «Quoi qu’on en dise, elles restent aujourd’hui le moyen le plus simple de faire des rencontres et d’être “sur le marché”, abonde Stéphanie. Donc je ne pense pas que j’éliminerai définitivement Tinder. Mais je ne suis pas à l’abri d’un nouvel anticyclone qui me pousserait à me désinscrire.»
(1) Prénom d’emprunt.
(2) Robert Neuburger, Exister, Le plus intime et fragile des sentiments, Payot (2023).
(3) Dick pics: photographies de pénis envoyées par internet.
NB: Dans le podcast « Tinder, de l’amour à la haine », la témoin fait état de dick pics reçues via l’intermédiaire de Tinder. « Notre plateforme, depuis ses débuts, n’autorise pas le partage de photos ou de vidéos, rappelle toutefois Benjamin Puygrenier, porte-parole de Tinder France. Ce qui signifie qu’il est impossible pour les gens de partager des images sexuellement explicites dans un chat.«
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