Le confort, ils n’en veulent plus !
De plus en plus d’actifs, jouissant d’une situation socioéconomique plutôt aisée, s’efforcent de sortir de leur zone de confort – au sens propre comme au figuré. Quitte à se retrouver face à des contradictions insolubles…
Quelque chose ne tourne pas rond dans la vie d’Antoine. Trentenaire à la silhouette parfaite, posture droite, démarche fière, muscles saillants ; cadre supérieur dans une multinationale au chiffre d’affaires insolent, salaire annuel qui tutoie les six chiffres, marié, père de «trois magnifiques enfants», Antoine n’aurait à première vue que des motifs de satisfaction. «Je sentais pourtant une sorte de malaise profond, confesse-t-il. Un truc n’allait pas dans ma vie. La majorité de mes désirs m’était trop accessible, à portée de main.» Pour retrouver la paix, ce néoamateur de sports extrêmes a amorcé depuis trois ans un «virage anthropologique». Objectif: rompre avec l’«Homo confort» qu’il était.
La société contemporaine érige en idéal absolu l’injonction au bien-être et la quête effrénée d’une existence moelleuse et sans effort.
Antoine n’est pas un cas unique. Les résistances à la «société de confort» font florès. La formule rencontre un succès exponentiel depuis la parution de l’ouvrage de l’anthropologue italien Stefano Boni, Homo confort. Le prix à payer d’une vie sans efforts ni contraintes (L’Echappée, 2022.) Contourner l’effort, déléguer les tâches pénibles et ingrates aux outils technologiques, tels sont, selon l’auteur, les symptômes de la société de confort. L’anthropologue culturel et politique déplore l’injonction au bien-être et la quête effrénée d’une existence moelleuse et sans effort que la société contemporaine érige en idéal absolu.
Si Stefano Boni a vulgarisé la notion, le diagnostic qu’il établit n’est pas inédit. «Que se passe-t-il aujourd’hui avec le confort?», s’insurgeait, dès 1994, Olivier Le Goff. Pour le sociologue français, auteur de L’Invention du confort. Naissance d’une forme de société (Presses universitaires de Lyon, 1994), toute l’organisation sociale et économique semble faite pour que le moindre de nos désirs soit prévenu, le moindre souci évité, le moindre besoin satisfait. Le confort est «devenu une préoccupation essentielle, une sorte de fièvre qui aurait gagné le moindre interstice de notre vie quotidienne, une quête de tous les instants devenue de plus en plus prenante», écrit-il.
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Dans les faits, les marqueurs du bien-être moderne se traduisent au quotidien par une série de microgestes provoquant des macroeffets. Quelques exemples: «Un doigt sur un commutateur et la ‘‘fée électricité” dévoile toute sa magie, un robinet que l’on tourne et l’eau arrive, abondante et chaude. Lave-vaisselle, lave-linge, four programmable sont autant de ‘‘servantes mécaniques’’ qui remplissent les tâches de notre domesticité, et qui semble aller de soi», illustre Olivier Le Goff. Pourtant, l’histoire de ces commodités, banales et évidentes de nos jours, est toute récente. Ce n’est qu’à partir des années 1950, dans un contexte de croissance économique post-Seconde Guerre mondiale, que la classe moyenne occidentale a réalisé l’idéal d’un mode de vie épuré de toute contrainte, de fatigue ou d’effort. Les prémices de la société de consommation correspondent à la démocratisation de l’accès au lave-vaisselle, au sèche-linge, au téléviseur, au chauffage et, désormais, à un ordinateur et un téléphone portable. Cet écosystème, propice au confort, acte une «rupture anthropologique», marquée par la naissance d’une forme d’humanité disposant de toutes sortes de moyens sophistiqués pour éviter de subir les contraintes et désagréments liés à la gestion laborieuse du monde organique.
Lave-vaisselle, lave-linge sont autant de « servantes mécaniques » qui remplissent les tâches de notre domesticité, et qui semble aller de soi.
Un paradoxe
Mais que reproche-t-on précisément à l’aspiration au confort, dont on connaît le caractère inhérent à la nature humaine au moins depuis Epicure? «Ce n’est pas un mal en soi. Il serait vain de le diaboliser, tempère Stefano Boni. Il constitue l’un des besoins essentiels de l’humanité parce qu’il produit un relâchement corporel indissociable de la sensation de plaisir.» Le paradoxe est que ce confort matériel, objectif, qu’offrent nos sociétés modernes provoque souvent un inconfort subjectif. «La quête du confort illimité a fait son temps et il est devenu impossible d’oblitérer ses effets collatéraux: mal-être existentiel, appauvrissement des sens, pollution meurtrière et perte progressive de nos compétences.»
Outre le délitement des liens sociaux, la dépossession de savoir-faire ancestraux, l’individualisme toxique, l’érosion de l’identité, la perte d’autonomie et de dextérité, l’anthropologue italien insiste sur l’altération de nos capacités sensorielles et cognitives, provoquée par le recours systématique aux outils technologiques, et l’appauvrissement des sens. De nos jours, le toucher, le goût, l’odorat, l’ouïe et la vue ne dialoguent plus avec le «milieu naturel, les autres humains et notre propre corps, mais avec des machines et des objets industriels», regrette-t-il. Ce qui se traduit par un déficit d’expériences sensorielles. Cela se manifeste, par exemple, par le fait que nous interagissons davantage avec des produits finis impérativement fonctionnels et agréables au toucher: «Vêtements, chaises, coussins, boîtes, stylos, clés, sachets… tous sont fabriqués à partir de matériaux n’ayant qu’un rapport lointain avec la nature et le monde organique. Nous ne touchons quasiment plus que des surfaces artificielles.»
On aurait tort de penser que sociologues et anthropologues dramatisent lorsqu’il adoptent la formule de «tournant anthropologique». Car baigner dans un écosystème absolument confortable, loin de s’en tenir à quelques négligeables modifications de nos habitudes, modifie structurellement notre rapport au temps et à l’espace. Au temps, d’abord. Comme le fait remarquer le professeur de marketing à l’ESCP Europe Benoît Heilbrunn, «la société du bien-être est structurée par l’accès à un bénéfice immédiat, annulant toute idée de visée, et donc de projet. Il s’agit de jouir maintenant d’une expérience qui n’est adossée ni à une compétence ni à un effort.» Tandis que le bonheur se déploie à l’échelle d’une vie, c’est-à-dire dans une projection temporelle, le confort ou le bien-être nient l’idée de durée. Ils s’expriment dans l’instantanéité.
A l’espace, ensuite. L’auteur de L’Obsession du bien-être (Lafont, 2019) déplore une divinisation du consommateur qui «correspond à l’affaissement de toute idée de transcendance et de verticalité. Elle est caractéristique à la fois de la spiritualisation de la culture (chacun est un dieu) et de la crise de la narration. Plus d’effort, plus d’attente et une prise de bénéfice immédiate sont les fondements même de l’idée de bien-être», tranche-t-il.
Des petites ruses
Nous retrouvons Antoine. Attablé devant un petit déjeuner sobre mais tonique, il nous présente Karim, «un compagnon de lutte dans la résistance au confort», lance-t-il, amusé. Karim, consultant, gagne confortablement sa vie. Mais le rythme douillet de son existence, «hors des longues et épuisantes heures devant mon écran d’ordinateur», tient-il à nuancer, ne le satisfait pas. «J’avais un sentiment de malaise. Le déclic m’est venu quand, sur le conseil d’un pote, j’ai vu une vidéo sur YouTube au sujet du philosophe et sociologue critique Ivan Illich. Ensuite je me suis intéressé à d’autres auteurs critiques de l’hypertechnologisation de la société, dont Serge Latouche et Georges Bernanos, qui m’ont ouvert les yeux sur les effets néfastes du bien-être absolu.»
Tandis que le bonheur se déploie à l’échelle d’une vie, c’est-à-dire dans une projection temporelle, le confort nie l’idée de durée.
Cadres supérieurs, professionnels de la santé, hauts fonctionnaires, intellectuels, les récalcitrants au confort, toujours plus nombreux, rusent parfois en passant par de petits rituels quotidiens. «J’essaie de contourner la médiation technologique et d’aller chercher la difficulté là où elle se trouve aussi souvent que possible, raconte Laetitia, jeune infirmière libérale. Cela peut passer par de petits gestes au quotidien: dans la station de métro, je prends l’escalier plutôt que l’escalator ; quand je me rends au domicile de mes patients, je n’utilise jamais l’ascenseur.»
«Je rédige mes plaidoiries debout. Je réduis au strict nécessaire mon temps assis devant un écran», renchérit Claude, avocat d’affaires. Un jour sur deux, il troque sa toge contre des gants de boxe. «Quand tu prends un crochet, crois-moi, ça fait l’effet d’un séisme dans ta tête. Je vois ces coups comme une sorte de rappels au réel, à sa brutalité, à ce qu’il y a de plus primitif en nous, et donc de plus humain, loin de notre vie qui court derrière le bien-être, la sécurité, la douceur. Je ne dis pas que ces aspects ne sont pas souhaitables. Mais il faut savoir sortir de sa zone de confort.» Courtisé par les plus grandes entreprises, Claude sélectionne ses clients au compte-gouttes. L’essentiel pour lui est de libérer du temps pour «randonner, aller dans la nature». Depuis trois ans, il s’est aussi épris des sports extrêmes et s’est jeté à corps perdu dans la pratique de l’alpinisme et la plongée sous-marine. «Je pense également à essayer le saut en parachute et le rafting, ajoute-t-il. Je sens que je me dépasse. Certes, cela n’enlève rien à mon cadre de vie, plutôt confortable, mais au moins, le temps d’une parenthèse, je m’expose au risque et me réapproprie mon corps, j’éprouve de la difficulté, je mets mes cinq sens en branle.»
Une «NIKISATION»
Pour autant, Claude s’arrache-t-il réellement à la société de confort? Rien n’est moins sûr. Aussi «radicales» qu’elles soient, ses activités montrent leurs limites. «Nous vivons dans une société de joggeurs du matin immobilisés tout le reste de la journée», ironisait, dès 1992, le sociologue Jacques Ellul. Derrière cette boutade, une critique sérieuse: ces petits gestes seraient bien en mal de faire vaciller des logiques structurelles. Car souvent, de telles activités sont supervisées par des professionnels qui écartent les dangers les plus extrêmes, programment les journées et garantissent la sécurité. Dès lors, explique Stefano Boni, «la marchandisation de ces retours à la nature ou à l’organique présente des caractéristiques communes». Dont trois principales. D’abord, bien que ces activités «procèdent d’une démarche esthétique ou thérapeutique, d’une quête identitaire, ou d’une envie de dépaysement», elles se définissent par des espaces et des durées déterminés pour l’occasion. Ainsi, l’effort physique et l’attrait de l’inconnu se retrouvent «réimplantés dans des salles de sport, des parcs, des stades, des sentiers, etc., et délimités par des bornes temporelles précises». Ensuite, les efforts à fournir sont souvent supportables. «Le corps est soutenu par des dispositifs technologiques plus ou moins visibles, qui permettent de se fatiguer puis de récupérer dans les meilleures conditions.» Troisièmement, ces activités «sont rigoureusement encadrées afin de minimiser les risques d’accident. Les individus disposent d’un équipement adéquat et peuvent être assistés par des coachs, voire suivis par du personnel médical.»
Pour sa part, Benoît Heilbrunn assimile ce genre d’activité à une «nikisation des pratiques sportives», en référence à la célèbre marque américaine d’équipement sportif. Pour le professeur de marketing, «cette marque a compris avant d’autres que, pour la plupart des individus, l’important n’était pas de faire du sport mais d’avoir l’impression de faire du sport». La Nike Air serait ainsi un produit typique de l’idéologie du confort. «Leurs chaussures sont conçues pour offrir une bonne capacité d’amortissement, alors que la plupart des chaussures de sport (en particulier celles d’athlétisme) revendiquent une qualité d’extension, pour mieux pouvoir rebondir sur la piste. Cette ‘‘nikisation’’ des esprits renvoie à un processus qui affecte l’imaginaire occidental depuis le XIXe siècle», conclut-il.
Le temps d’une parenthèse, je m’expose au risque, j’éprouve de la difficulté, je mets mes cinq sens en branle.
Au moins essayer
Par-delà le sport et les activités extrêmes, l’émancipation de la société de confort et la recherche d’une satisfaction physique et psychique peuvent emprunter des voies différentes. Pour ceux qui en ont le loisir (et les moyens), vivre des moments ritualisés peut être perçu comme une parenthèse enchantée rompant avec la fadeur de l’expérience sensorielle quotidienne. On escompte de ces moments une satisfaction vécue comme une régénérescence salvatrice. Cela peut prendre la forme de l’ascèse, de la reconnexion à soi…
A mille lieues des montagnes arides où se rend Claude pour l’alpinisme et l’escalade, Claudia se réfugie régulièrement, en fin de journée, dans cette salle de yoga nichée dans un quartier «bobo-compatible». «C’est mon moment privilégié. J’y cherche une divine harmonie en me recentrant sur moi, loin du vacarme de la ville. Il y a un côté spirituel, c’est un peu l’équivalent de l’église pour les chrétiens.»
Tel que pratiqué en Occident aujourd’hui, le yoga serait pourtant loin de répondre aux aspirations spirituelles de Claudia. La pratique indienne ancestrale, vidée de sa substance, ne serait plus qu’«un exercice totalement privé de son contenu spirituel et de sa justification philosophique, soutient Benoît Heilbrunn. Or, le yoga est d’abord un système philosophique autant qu’une gymnastique reposant sur une série de postures. La finalité de cet enseignement est d’atteindre une union mystique du soi avec l’Etre suprême, mais telle n’est pas la façon dont on l’envisage à notre époque en Occident, où il s’agit plutôt d’une forme d’ “aerobic smooth” ou d’exercices d’étirement permettant de gagner en souplesse, en fitness, et en fin de compte d’améliorer sa santé.»
Journaliste indépendante et enseignante du Yoga, Marie Kock corrobore ce constat. De sa pratique et de sa désillusion, elle a tiré l’ouvrage Yoga, une histoire-monde (La Découverte, 2019). Le yoga serait un «mélange de philosophie indienne, de postures parfois spectaculaires et de promesses de sérénité et de vie meilleure inspirées des techniques de développement personnel. Cet assemblage standard est présenté partout comme le yoga traditionnel, comme la survivance d’un art et d’une sagesse millénaires. Pourtant, le yoga que nous pratiquons aujourd’hui est un yoga moderne, vieux d’une centaine d’années à peine, pensé pour répondre aux besoins de l’Occident et y être exporté.»
On pourrait aisément soulever d’autres contradictions dans lesquelles s’empêtrent les «résistants» à la société de confort. En revanche, difficile de leur retirer le mérite d’essayer, de ruser, de persévérer, de braver les habitudes et les fausses évidences. Quitte à se tromper. Comme la transition écologique, à laquelle elle est intimement enchevêtrée, la remise en question de la société de confort, de ses excès et effets néfastes, ne devrait pas reposer sur les seuls individus, mais relever aussi de politiques publiques aptes, avec l’arsenal adéquat, à métamorphoser les Homo confort que nous sommes devenus.
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