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«Désolé que tu te sentes comme ça»: comment le comportement passif-agressif s’est emparé du monde

Le Vif

Comment décocher une petite remarque venimeuse et, dans le même temps, ne pas assumer ouvertement cette hostilité? Le psychanalyste anglais Josh Cohen (1) explique tous les ressorts du comportement passif-agressif au travers du cas de l’un de ses patients.

Aaron termine une conversation téléphonique de boulot pendant que son partenaire Jim l’attend pour dîner. «Ça ne prendra qu’une minute ou deux», murmure Aaron. «Pas de problème», répond Jim. Le temps passe, et Aaron déambule toujours dans l’appartement, appareil à l’oreille. Il se tourne vers Jim, montre le smartphone et lève les yeux au ciel en formant le mot «désolé» avec ses lèvres. Jim secoue la tête d’un air bienveillant.

Cinq minutes plus tard, Aaron est toujours en pleine conversation, mais semble ignorer Jim. Il parle avec animation, parsemant son discours de termes comme «levier», «engagement» et «scale up», sachant parfaitement que Jim, musicien, les déteste. Pendant ce temps, les pâtes carbonara préparées par Jim commencent à se figer.

Finalement, Aaron se tourne et voit Jim, le regard morose, fixant un point devant lui. D’une voix douce, il informe son partenaire que le dîner est prêt et qu’il doit raccrocher. Une demi-heure s’est écoulée. Aaron se rue à table et complimente Jim, de façon un peu forcée, sur le côté appétissant des pâtes. «Sers-toi», répond Jim, le visage ombrageux.

«Oh mon Dieu, réagit Aaron, tu es fâché!»

«Oui, étonnant, non?, répond Jim. Je n’ai plus faim.» Il quitte la table.

Aaron s’excuse, mais le seul son qu’il entend est un claquement de porte.

Curieusement, la passivité agressive peut être une stratégie tant pour les supérieurs que pour les subordonnés.

Le lieu de travail, un terrain propice

Le lendemain, Aaron me raconte l’incident assis dans le fauteuil de mon cabinet. Cela me semble être un parfait exemple d’attitude passive-agressive, un de ces comportements qui, comme le surmenage chronique ou les remarques narcissiques, ont envahi notre société.

La passivité agressive est la manière sournoise, indirecte et souvent traîtresse par laquelle on exprime les tensions interpersonnelles ou une certaine non-conformité («je ne joue pas le jeu»), tout en s’assurant qu’elle pourra immédiatement être niée. Elle peut rapidement dégénérer: la passivité agressive de Aaron provoque une réaction agacée chez Jim. Le phénomène se produit à la maison, mais il prospère véritablement sur le lieu de travail, où les expressions plus directes de frustration et de ressentiment sont perçues comme non professionnelles.

Les exemples ne manquent pas: l’employé amer qui, lorsqu’on lui demande un rapport en retard, murmure «cela a été oublié au milieu de toutes vos demandes» –sans surprise, la forme passive du verbe est le langage préféré de l’agressivité passive. Ou que dire du collègue généreux en «compliments» tels que «ta présentation était étonnamment bonne». Ou encore le patron qui, en fin de journée, se demande si son collaborateur pourrait rester un peu plus tard pour un call avec la Californie.

Dans ces cas de figure, un comportement hostile ou d’obstruction est à la fois exprimé et nié, de sorte que l’auteur peut vous assurer qu’il n’avait certainement pas l’intention de vous contrarier. L’autre en vient peut-être même à penser que c’est lui qui a un problème. Etrangement, la passivité agressive peut servir de stratégie pour les deux parties. Celle-ci offre une couverture idéale pour divers comportements. Par exemple, le retard ou l’oubli, souvent avec des conséquences délibérément destructrices, accompagnés d’excuses qui sonnent presque comme des reproches («Je pensais t’avoir dit que j’étais très occupé»). L’antipathie également, projetée sur l’autre sous couvert d’hypocrisie («Désolé si tu as des objections à ce que j’ai dit»). Il y a toujours une rancune constante, mais à peine perceptible, qui couve en arrière-plan.

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Ce qui peut sembler ludique ou serviable lorsqu’on le dit en personne peut paraître sarcastique ou hostile par écrans interposés.

Moins on se voit, pire c’est

La situation s’est encore aggravée avec l’intensification du télétravail. Les outils de communication comme les e-mails, Slack ou Teams renforcent notre impression d’une hostilité cachée chez les autres. Les messages rédigés rapidement ne font guère dans la nuance. Ce qui peut sembler ludique ou serviable lorsqu’on le dit en face-à-face peut paraître sarcastique ou hostile par écrans interposés. Il n’est donc pas étonnant que la passivité agressive explose lorsque nous voyons moins nos collègues.

Le modèle ultime de la passivité agressive est le personnage éponyme du récit Bartleby (1853) d’Herman Melville. Bartleby est ce jeune homme cadavérique, «pitoyablement respectable», qui accepte un emploi de clerc dans une étude notariale, dirigée par un notaire au tempérament jovial. Après une courte période où il accomplit son travail avec une rapidité et une efficacité presque exagérées, Bartleby répond soudainement à une demande de son patron de consulter un document par les désormais célèbres mots: «Je préférerais ne pas le faire.» A partir de là, il se désintéresse complètement son travail mais refuse de quitter le bureau, y résidant même jour et nuit. En se retirant obstinément dans le silence et l’inactivité, Bartleby parvient à perturber entièrement l’étude.

La réplique de Bartleby est l’exemple le plus évident de passivité agressive jamais imaginé. Il ne s’oppose pas explicitement. Un refus serait probablement mal accueilli par un supérieur, mais il est au moins compréhensible, car il implique une prise de position active. «Je préférerais ne pas le faire», en revanche, ne contient aucune prise de position. Cela n’exige rien, ne refuse rien et évite ainsi toute réaction possible dès le départ.

«Vous ne voulez pas?», répond le notaire, manifestement dans l’espoir de provoquer une expression explicite de résistance qui justifierait une sanction. «Je préférerais ne pas le faire», corrige Bartleby, comme s’il voulait lui faire comprendre qu’il ne faisait que décrire sa préférence, sans formuler d’intention.

Astuces bien connues

Dans les relations intimes, c’est un peu plus simple. Avec le temps, les couples, les familles et les amis proches développent une connaissance des codes et des stratégies de chacun, ce qui leur permet de les identifier. Un silence ou une pause, un sourire forcé ou un «merci» froid. Ces mots et gestes semblent peut-être anodins ou insignifiants pour un étranger, mais ils sont chargés de sens. Cependant, les couples de longue date savent que l’autre est conscient de ces choses, ce qui rend la tactique moins efficace.

Dans les réunions d’équipe, les conflits et rancunes s’expriment dans le langage de la politesse.

Au travail, la situation est différente. Le comportement agressif y est fermement désapprouvé. L’employé doit non seulement se montrer coopératif, mais aussi présumer des bonnes intentions de ses collègues. Il ne peut les accuser d’intentions cachées, même s’il soupçonne leur existence. Dans les réunions d’équipe, les conflits et les rancunes s’expriment dans le langage de la politesse. Tout universitaire sait, par exemple, que les réunions de département sont des foyers de passivité agressive.

Je donne des cours dans une université. Un collègue d’une autre institution m’a raconté une réunion au cours de laquelle une assistante a évoqué la lourde charge administrative. Ses cibles étaient deux ou trois professeurs particulièrement habiles à éviter cette tâche, qui se retrouvait alors confiée aux autres. «Je trouve très important, lâche-t-elle avec un sourire figé, que l’administration soit répartie équitablement dans le département, afin que nous ayons tous le temps de faire de la recherche.» Notez à nouveau la préférence pour la tournure passive.

«Eh bien, répondit avec un sourire beaucoup plus large l’un des professeurs concernés, je suis en tout cas très reconnaissant envers les collègues qui publient un peu moins mais accomplissent davantage de travail administratif.» Il disait cela, sachant pertinemment que les assistants ont moins de temps pour publier à cause de leurs tâches administratives. L’attaque injuste se présentait comme une chaleureuse expression de gratitude collégiale –et l’assistante, qui avait parfaitement compris, resta sans voix.

Une histoire psychiatrique confuse

La passivité agressive est l’un de ces termes de psychologie –comme «narcissique», «paranoïaque» et «bipolaire»– qui ont perdu de leur sens à force d’être utilisés. Son usage en psychiatrie moderne n’a guère aidé à clarifier son sens.

L’histoire psychiatrique de ce terme est confuse. Depuis 1952, année de publication de la première édition du Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders (DSM), la bible de la psychiatrie moderne, la notion de passivité agressive en tant que trouble de la personnalité distinct oscille entre acceptation et rejet.

Christopher Lane, un historien de la discipline, a montré que les auteurs de la première édition du DSM ont repris les critères du type de personnalité passif-agressif à partir d’un rapport de 1945 du colonel William Menninger. Ce psychiatre de l’armée se plaignait que les soldats américains évitaient de plus en plus leurs tâches en utilisant «des moyens passifs tels que la bouderie, l’entêtement, la procrastination, l’inefficacité et l’obstruction passive» lorsqu’ils faisaient face à un «stress militaire moyen». Pensez aux soldats et pilotes désemparés dans le roman Catch-22 de Joseph Heller, dont l’aversion compréhensible pour les opérations militaires dangereuses était perçue comme un symptôme de maladie mentale.

La liste de traits de Menninger fut extraite de son contexte et reprise mot pour mot dans le DSM. Ces observations furent rapidement appliquées dans des contextes variés, allant du conseil matrimonial à la délinquance juvénile. Lorsqu’on généralise des caractéristiques comportementales, elles ne sont plus perçues comme des réactions à un contexte spécifique –par exemple, la peur de mourir au combat– mais plutôt comme des «dysfonctionnements biologiques et neurologiques», produits de personnalités inadaptées, comme l’avance Christopher Lane.

Le problème de la pathologisation de traits humains comme l’entêtement, l’inefficacité et la procrastination –auxquels s’ajoutaient, dans la troisième édition du DSM, la tergiversation et l’oubli– est qu’ils s’appliquent, dans une certaine mesure, à chacun d’entre nous (ces traits, ainsi que l’ensemble du diagnostic, furent ensuite supprimés). Et pourtant, nous sommes aujourd’hui très enclins à accuser les autres de troubles mentaux. Avec l’essor des réseaux sociaux, cette tendance ne fait qu’empirer.

«Je me rends compte maintenant que j’aimais avoir ce pouvoir sur lui. Seigneur, c’est vraiment terrible.»

Des vérités difficiles

Peut-être est-il plus judicieux de voir le comportement passif-agressif autrement. Davantage comme une dynamique relationnelle, un flux entre amis, collègues, dans le couple ou la famille, plutôt que comme un trait propre à des personnalités spécifiques. Vu sous cet angle, il faut bien admettre qu’il existe en chacun de nous.

Aaron et moi avions à peine eu le temps de réfléchir à ce qui s’était passé ce soir-là qu’il se livra à une volée d’autojustifications. Lui: «Que veut-il de moi? Il sait combien ce contrat est important. Apparemment, je devrais interrompre une conversation cruciale parce qu’il a faim?»

Il se tut. Son ton, jusqu’alors hésitant et défensif, devint soudainement acerbe: «Je ne l’entends pas se plaindre de l’argent que je rapporte avec un contrat pareil. Nous ne pourrions pas nous permettre cet appartement si nous jouions tous les deux du saxophone dans des petits clubs de jazz.»

Je lui fis remarquer combien il semblait rancunier. Etait-ce donc cela, la véritable raison de cet incident?

«Oh, allons!, protesta Aaron. Ce n’est pas juste, ce n’est pas ce que je voulais dire. Vous parlez comme Jim, là.» Aaron n’avait pas tout à fait tort. L’art de la psychothérapie consiste à confronter le patient à des vérités difficiles. Bien qu’intentionnellement empathique et non jugeant, la combinaison de la contradiction réfléchie et du ton mesuré peut facilement susciter une réaction passivement agressive.

Aaron marqua une pause et poursuivit: «Jim dit toujours que je le méprise parce que je gagne beaucoup plus que lui…»

«Et alors?»

Une pause lourde de sens s’installa avant que Aaron n’inspire profondément. «Ecoutez, dit-il. Hier soir, il y a eu un moment, un bref instant… Mon intention était vraiment de finir cet appel en quelques minutes. Mais j’ai aperçu son regard, un regard de… de brave garçon qui attend patiemment papa, et j’ai pensé –je n’en suis vraiment pas fier– juste une seconde: voilà, toi tu restes assis là à te tourner les pouces pendant que moi, je fais les choses importantes.»

«Donc, vous étiez assez en colère pour vouloir lui rappeler qui avait le contrôle», lui fis-je remarquer.

Il sembla vraiment troublé cette fois. «Je ne sais pas d’où ça vient chez moi. Maintenant, je réalise que j’appréciais ce pouvoir sur lui. Mon Dieu, c’est vraiment terrible.»

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Colère interdite

Pourquoi l’aveu de Aaron concernant une colère latente et une rancune sous-jacente dans sa relation le gênait-il autant? Sa mère lui avait raconté plus d’une fois, avec une certaine satisfaction, comment elle parvenait à contrôler ses crises de colère enfantines en quittant la pièce quand elles débutaient.

Que devient la colère et l’agressivité lorsqu’on les interdit, lorsque aucune échappatoire ne nous est permise? La psychanalyse voit l’agressivité comme une pulsion, une force intérieure exerçant une pression constante sur notre esprit et notre corps pour s’exprimer. Dans une définition limitée, cela pourrait signifier crier, menacer ou même donner un coup. Mais il serait préférable de définir l’agressivité comme toute forme d’affirmation de soi, que ce soit par la parole ou par l’action. Par exemple, nous ne pouvons revendiquer notre droit à la parole face à un parent, un enseignant ou un supérieur sans mobiliser une certaine énergie agressive.

Le problème pour Aaron était qu’il avait longtemps redouté les manifestations explicites d’agressivité –aussi bien chez lui que chez les autres. Les confrontations directes avec ses frères et sœurs plus âgés, ou avec des harceleurs à l’école, le faisaient bégayer et trembler.

Mais craindre l’expression directe de soi ne supprime pas pour autant la pulsion agressive. La psychanalyse affirme qu’une pulsion est très différente d’un instinct biologique. Ce dernier est inné et largement immuable. Dans le règne animal, par exemple, les prédateurs dominent habituellement l’animal le plus faible. Si la lionne ne parvient pas à attraper l’antilope, elle n’essaie pas de la convaincre qu’il est dans son intérêt d’être dévorée.

La pulsion, en revanche, est bien plus rusée et flexible. Si elle ne trouve pas de satisfaction par la voie la plus directe, elle emprunte un détour pour s’exprimer tout en passant inaperçue. Aaron ne parvenait pas à exprimer à Jim qu’il ressentait de la rancune, il avait même peur de l’admettre pour lui-même. Mais son esprit trouva une manière de contourner son intention consciente et d’exprimer sa colère envers Jim.

Il serait préférable de définir l’agressivité comme toute forme d’affirmation de soi, que ce soit par la parole ou par l’action.

Faire de la vulnérabilité une arme

L’homme est-il instinctivement porté vers la violence? Les philosophes n’ont jamais réussi à s’accorder sur cette question. La réponse psychanalytique est que rien ne nous effraie plus que de nous sentir impuissants – et cette peur nous hante bien plus souvent que nous l’imaginons. L’agressivité agit comme un baume contre le sentiment d’impuissance, une façon de nous rassurer que nous maîtrisons le monde qui nous entoure, plutôt que d’en être les victimes impuissantes. Aaron redoutait les confrontations directes à cause d’une croyance inconsciente et profondément ancrée qu’elles provoqueraient un rejet. Même la pique autosatisfaite du professeur envers l’assistante était motivée par la peur que sa position dans la hiérarchie ne soit menacée.

Le grand avantage de l’agressivité passive est qu’elle nous permet non seulement d’exprimer notre agressivité tout en la niant, mais aussi de faire de notre vulnérabilité une arme. Au lieu de dévoiler nos sentiments d’insécurité, la passivité devient un moyen subtil de nous affirmer. Peut-être devrions-nous parler de passivité agressive.

Si nous considérions moins la passivité agressive comme une pathologie chez autrui et davantage comme une expression courante de la peur de dépendre des autres, nous pourrions y réagir de manière plus humaine. Pouvez-vous affirmer n’avoir jamais emballé une critique sous forme de compliment, ou «oublié» de répondre à la demande d’un collègue envers qui vous ressentez une colère secrète? Nous faisons cela non par goût du pouvoir ou de la manipulation, mais parce que nous ressentons une peur enfantine face à notre propre agressivité et aux terribles conséquences qu’elle pourrait engendrer.

Et si nous développions une forme de confrontation qui nous permettrait d’exprimer des sentiments forts et difficiles sans tomber dans l’agression? Comment faire? La psychothérapie est un bon exemple de cet équilibre subtil: elle crée un espace où la curiosité pour les sentiments de l’autre est au cœur, sans qu’il soit question de déterminer qui a raison. Ce fut un soulagement pour Aaron de prendre conscience de la colère et de la rancune qu’il avait si longtemps niées. Et dès qu’il en prit conscience, la question de savoir si sa colère était justifiée perdit son importance. Dès lors qu’elle n’était plus cachée, elle perdit sa force.

Pourrait-on réussir cela aussi sur le lieu de travail et dans le monde au sens large? Nos mécanismes de défense profondément enracinés, et surtout la peur que les désaccords ouverts ne conduisent au rejet, se dressent souvent comme des obstacles. Dans un monde hiérarchisé de supérieurs, de cadres intermédiaires et de subordonnés, une telle ouverture est peut-être un rêve naïf.

© The Economist

(1) Josh Cohen est psychanalyste et professeur de théorie littéraire moderne à Goldsmiths, université de Londres.

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