Revisité à l’infini, le bomber était porté matelassé et satiné par Ryan Gosling dans Drive, affirmant un peu plus sa fascinante personnalité. © Ronald Grant Archive / TopFoto

Série (1/8)| Comment le bomber a retourné sa veste

Ludivine Ponciau
Ludivine Ponciau Journaliste au Vif

Des défilés néonazis à ceux de Gucci, du cuir marron aux paillettes jet-set, l’indémodable bomber continue d’incarner plusieurs sous-cultures.

«T’es un sale putain de fasciste raciste. Assume qui tu es», «Dehors les fachos», «C’est la haine, la haine. Vous n’avez pas honte, avec tous les morts.» Indifférents aux invectives de passants outrés qui les observent progresser dans Paris en ordre serré, les militants du Comité du 9 mai (CM9) donnent de la voix: «Europe, jeunesse, révolution.» En ce 11 mai 2024, le groupuscule affilié à une branche de l’ultradroite française réputée violente défile en toute liberté, entouré d’un cordon de policiers aux mâchoires crispées.

Si le noir reste la couleur de ralliement, les autres signes d’appartenance aux différentes factions suprémacistes représentées sont moins tranchés. Tee-shirts sombres moulant les biceps tatoués, pour certains, mais chemise blanche et survêt’ pour d’autres: individuellement, l’apparence du militant ne diffère guère de celle du passant qui l’insulte.

Les codent se barrent

Le facho contemporain a rangé le bomber au vestiaire, lui préférant le classique « black yellow yellow », un polo que la marque Fred Perry a cessé de produire en raison de cette embarrassante connotation. Aux pieds, les New Balance ont remplacé les Doc Martens. Sur le caillou, l’undercut façon Peaky Blinders a déboulonné la boule à zéro.

«Cela va devenir de plus en plus difficile d’être un fasciste, ou un suprématiste, sur le plan vestimentaire, s’en amusait dans une chronique le journaliste de France Culture Guillaume Erner. La créature fascistoïde a connu différentes époques vestimentaires depuis les chemises brunes. Il y a quelques années, elle se singularisait par des boots Doc Martens et des blousons bombers, et bien entendu le cheveu ras. Un style vestimentaire qui est devenu franchement étonnant lorsqu’une icône gay, Jimmy Somerville –chanteur des Bronski Beat et des Communards– , interprète de Smalltown Boy, chanson consacrée aux persécutions dont a été victime un jeune gay dans une petite ville, s’est lui aussi mis à porter un bomber et des Doc Martens.»

Le bomber n’est donc plus de droite. Du moins, d’extrême droite. Une étiquette de moins, une vie de plus pour ce blouson qui a déjà habillé quelques idées et symbolisé quelques courants. L’histoire du bomber débute dans les années 1930. Fabriqué par Alpha Industries pour le compte de l’armée américaine, le blouson en cuir marron sert dans un premier temps à protéger les militaires, principalement les aviateurs de l’U.S. Air Force, des intempéries une fois dans le ciel. L’arrivée des avions à réaction oblige l’armée américaine à repenser le modèle pour le rendre moins volumineux, plus résistant à l’humidité et au froid. Plus légère, plus confortable, la nouvelle version, le MA-1, est fabriquée en nylon et possède une doublure réversible orange afin de repérer plus rapidement les pilotes en détresse. Le col en mouton fait place au col en laine ou en coton, et le marron au kaki, pour un meilleur camouflage.

Du Béru à Taylor Swift

Ce n’est qu’à la fin des années 1950 qu’Alpha Industries décide de commercialiser le bomber à plus grande échelle. Très vite, il devient un marqueur de plusieurs sous-cultures. Les «Mods» (pour «Modernistes») sont les premiers à se l’approprier. Originaires des banlieues anglaises, ces jeunes issus de la classe moyenne rêvent d’une vie insouciante et festive, de costards et de Vespa. C’est aussi à cette époque que naît le mouvement skinhead, fruit de la rencontre entre la frange plus prolétaire des modernistes , les «hard Mods», et les «rude boys», les gangstas de l’époque. Fans de reggae, de ska et surtout non violents, non racistes et apolitiques à leurs débuts, les skinheads vont se radicaliser au fil du temps et des sonorités punks. Leur look aussi: le jeans, les boots et le bomber deviennent les principaux marqueurs d’une appartenance à la communauté. Une image de soûlard et de hooligan dont ni le punk à crête ni le skinhead ne parviendront tout à fait à se défaire.

«Le répertoire vestimentaire des punks était l’équivalent stylistique du jargon obscène.»

Cette forte identité collective s’applique particulièrement aux sous-cultures, analyse Frédéric Godart dans Sociologie de la mode. Par sous-culture, il faut entendre «un ensemble de pratiques et de représentations qui distinguent un groupe d’individus d’un autre et qui se compose de différentes facettes telles que des vêtements reconnaissables et des goûts musicaux spécifiques, mais aussi des idées politiques plus ou moins structurées et une façon de parler particulière.» Pour un autre sociologue, l’Anglais Dick Hebdige, auteur de Sous-cultures. Le sens du style , la sous-culture punk se caractérise par une indéniable cohérence. «Il y a un rapport d’homologie évident entre les vêtements trash, la crête, le pogo, les amphétamines, les crachats, les vomissements, le format des fanzines, les poses insurrectionnelles et la musique frénétique et « sans âme ». Le répertoire vestimentaire des punks était l’équivalent stylistique du jargon obscène et, de ce fait, ils parlaient comme ils s’habillaient.»

Bien que connoté, le bomber est adopté par d’autres sphères nettement plus conventionnelles. Déjà bien popularisé par une poignée d’icônes du cinéma hollywoodien, comme Marilyn Monroe ou Steve McQueen, le MA-1 crève l’écran au dos de Tom Cruise dans le renversant Top Gun (1986) et s’impose comme symbole d’une forme d’impertinence juvénile et virile.

Les eighties et les nineties marquent un nouveau tournant. En Europe, en France notamment, le mouvement skin prend une autre dimension politique. Sans être délaissé par la droite, le bomber est adopté par une certaine gauche contestataire. Plusieurs groupes phares de la scène rock et punk rock, comme Bérurier noir, clairement étiquetés antifascistes et antiracistes, se l’approprient. Peu à peu, le blouson kaki doublé orange disparaît également des stades de foot, ce qui contribuera à atténuer sa sulfureuse réputation, conquiert la rue et d’autres sous-cultures.

Rap, hip-hop, grunge, il est de toutes les tendances musicales et esthétiques et perd peu à peu son statut d’étendard. Dépouillé de sa valeur sémantique, il devient un vêtement comme un autre et commence à intéresser les maisons de haute couture ainsi que les marques emblématiques du streetwear, dont l’américaine Scott qui jusque-là avait surtout capitalisé sur le perfecto.

Le Belge Raf Simons fut d’ailleurs l’un des premiers créateurs à présenter, en 2001, une collection automne-hiver entièrement dédiée à l’univers militaire. L’une des pièces de sa collection «Riot, Riot, Riot», s’est vendue fin 2018 à 47.000 dollars –une paille!– après avoir été vue sur Rihanna et Kanye West.

Il ne révèle plus à quelle communauté s’identifie celui qui le porte mais ce qu’il pense incarner à titre individuel.

Devenu un intemporel au même titre que le perfecto, la veste en jean ou la petite robe noire, le bomber est revisité à l’infini. Il ne révèle plus à quelle communauté s’identifie celui ou celle qui le porte mais ce qu’il pense incarner à titre individuel. On le découvre matelassé et satiné comme celui de Ryan Gosling dans Drive, en version Tanguy et Laverdure comme celui que portait Emmanuel Macron en visite à Honfleur, va-t-en-guerre comme celui qu’avait enfilé Donald Trump pour vanter la puissance de feu des Etats-Unis sur une base aérienne japonaise ou vintage à sequins comme celui porté par la reine de l’industrie musicale, Taylor Swift. A défaut de convictions politiques, l’artiste milliardaire démocrate et l’ex-président républicain (milliardaire lui aussi) partagent en tout cas la même affection de la petite veste en nylon.

Porté par Tom Cruise dans Top Gun, le blouson d’Alpha Industries s’est imposé comme symbole d’une forme d’impertinence juvénile. © Getty Images


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Coiffé comme…

La crête

Dressée ou non, régulière ou en spikes, noire ou colorée: la crête reste la coiffure emblématique du mouvement punk et anarchiste dont les membres exprimaient par cette coiffure fixée au crachat leur rejet des hippies et de leur longue tignasse.
Pour les tribus indiennes qui l’avaient adoptée bien avant eux, la crête représentait, selon les interprétations, un troupeau de bisons sur l’horizon au coucher du soleil ou une sorte de couronne censée protéger la tête, «habitacle de l’âme», et symboliser la force et l’énergie de celui qui la porte.
Symbole de virilité, la crête a aussi inspiré le cinéma: en version minimaliste pour Mister T. dans Rocky 3: L’Œil du tigre, terrifiante pour Wez, le punk bras droit du chef de bande Lord Humungus dans Mad Max 2, ou punk à chien pour Not, le personnage campé par Benoît Poelvoorde dans Le Grand Soir. Adeptes des coiffures excentriques, des stars du foot ont également adopté le style coq de basse-cour: Djibril Cissé, David Beckham, Mario Balotelli, Neymar et bien d’autres.

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