Carte blanche

L’autovictimisation: une indulgence de plus en plus acceptée?

Contrairement à la vraie victime, la fausse victime ne tolère pas les critiques dirigées contre elle, mais elle aime critiquer les autres. Une carte blanche de Margareta Hanes, docteur en philosophie politique de Vrije Universiteit Brussel. 

Quand on entend le mot victime, on pense souvent à une personne impuissante qui souffre, à une personne qui subit une injustice. La cause? Quelqu’un ou quelque chose d’extérieur à elle, soit un oppresseur, soit des circonstances défavorables. La victime doit être aidée. La guerre fait des victimes. L’esclavage faisait des victimes. L’ignorance produit aussi des victimes. Bien souvent, la victime ne choisit pas consciemment ce statut, mais est plutôt poussée à des événements défavorables contre sa volonté. Ou alors elle est manipulée. Sa vie devient moins autonome, comme si quelqu’un de l’extérieur prenait le contrôle de sa vie et la dirigeait indépendamment des souhaits, des préférences de celui qui est devenu victime. La victime devient invisible, sans importance dans sa propre vie.

C’est là la vraie victime, celle qui mérite attention et aide.

Pourtant, nous rencontrons de plus en plus souvent des personnes qui souhaitent être considérées comme des victimes aux yeux des autres, même si le statut de victime ne s’applique pas à elles. Ils se livrent à l’autovictimisation. La fausse victime exagère ce qui lui arrive. Si le patron lui demande une tâche supplémentaire, cela signifie que le patron la maltraite professionnellement. La fausse victime cherche avant tout son propre confort. Tout effort, toute obligation ou responsabilité est quelque chose de plus, qui dérange, et, par conséquent, est un motif de pleurnicherie.

Contrairement à la vraie victime, la fausse victime ne tolère pas les critiques dirigées contre elle, mais elle aime critiquer les autres. Le but premier de la première personne est de s’échapper de la situation dans laquelle elle se trouve, tandis que le but de la seconde est de critiquer toute personne ou tout ce qui trouble son confort ou les droits qu’elle estime lui être dus.

Dans le premier cas, le regard est dirigé vers soi afin de demander de l’aide, dans le second cas, le doigt est dirigé vers l’autre, pour détourner l’attention de ses propres défauts et mettre en lumière le comportement immoral de l’autre. Et d’exiger ce qu’elle estime lui être dû. Les Arméniens du Haut-Karabakh, contraints de quitter leurs foyers et de tout laisser derrière eux, sont de véritables victimes. L’attention du public a tendance à ignorer les victimes qui n’ont pas une voix suffisamment forte pour se faire entendre. Celui qui ne crie pas n’est pas entendu. Celui qui murmure n’est pas considéré comme suffisamment important pour être amené sur la scène publique, devant tout le monde. La fausse victime a l’impression qu’être victime est un privilège qui n’appartient qu’à elle, car elle a tendance à ignorer les problèmes des autres ou à les minimiser. La vraie victime, au contraire, n’ignore pas les autres victimes qui ne font pas partie de son groupe.

L’apitoiement sur soi est une caractéristique générale que l’on retrouve dans la culture de victimisation. Combien d’entre nous n’ont pas de connaissances ou même d’amis qui, à chaque obstacle, exagèrent le fardeau qui pèse sur leurs épaules? Ou qui, à chaque critique qui leur est adressée, tente de mobiliser les autres ou les réseaux sociaux en sa faveur, afin de prouver à lui-même et aux autres que sa plainte, son mécontentement est justifié?

L’apitoiement sur soi va de pair avec une mentalité d’ayant-droit. Pas nécessairement qu’il leur semble qu’ils méritent tout, mais plutôt qu’ils méritent tout ce qu’ils veulent. Ils ont généralement une vision décontextualisée de diverses situations. Pour les lecteurs sensibles, par exemple, un livre n’est pas écrit dans un contexte ou une période spécifique, mais est écrit au moment et à l’époque où ils le lisent. Ils pointent du doigt tout ce qui les dérange et encouragent ainsi la culture de la victimisation.

L’un des problèmes, cependant, est que, de cette manière, l’histoire devient quelque peu redondante, car son rôle d’extérioriser la mémoire, de montrer comment la mémoire évolue au fil du temps, de révéler le passé, n’est plus pertinent. Le passé devient un présent continu, c’est-à-dire que tout ce qui s’est passé dans le passé doit être passé à travers le filtre du présent et modifié selon les critères actuels.

La vraie et la fausse victime peuvent toutes deux se trouver dans un état d’impuissance et, grâce à la sympathie et à la pitié qu’elles attirent des autres, elles peuvent surmonter cet état et généralement obtenir le pouvoir, qu’il soit moral, politique, personnel ou professionnel. Mais contrairement à la vraie victime, qui se débarrasse de son rôle de victime une fois que justice a été rendue, la fausse victime souhaite conserver son statut de victime à l’avenir. Car tant qu’elle est considérée comme une victime, l’oppresseur est présent, et « l’injustice » qui lui est faite entretient sa mentalité d’ayant-droit.

Quel est l’inconvénient d’une culture de victimisation? Le risque existe que nous ne sachions plus exactement qui est réellement la victime et que nous ignorions ainsi diverses injustices. Ou que nous les considérons comme un fait accompli, simplement parce que notre attention est occupée par les revendications de ceux qui vocifèrent plus fort.

Margareta Hanes (Docteur en philosophie politique de Vrije Universiteit Brussel)

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