L’amour au temps des algorithmes: «Il faut comprendre ce que les applis ne feront jamais»
Que devient l’amour au temps des algorithmes? A cette question complexe, la numéricienne Aurélie Jean offre une réponse simple: l’amour se plie mais ne se soumet pas aux algorithmes.
Fascinée par les interactions humaines autant que par les codes qui façonnent notre quotidien, Aurélie Jean, experte en intelligence artificielle, établie aux Etats-Unis, publie Le Code a changé. Amour et sexualité au temps des algorithmes. Dans cet ouvrage à la croisée des sciences et du récit intime, elle dissèque avec lucidité l’impact des applications de rencontre sur nos vies sentimentales, leurs promesses de compatibilité et leurs pièges émotionnels. Entre poésie des rencontres et rationalité algorithmique, la chercheuse explore les biais et les paradoxes d’un monde où l’amour «se swipe» et où nos désirs sont marchandisés. En filigrane, une réflexion plus large sur notre dépendance aux outils numériques, les «bulles» sentimentales, analogues aux «bulles» d’opinion, qu’ils créent, et la manière dont ils redéfinissent nos interactions, parfois à notre insu. Fidèle à son style clair et incisif, Aurélie Jean invite à réfléchir aux implications des choix technologiques sur les relations humaines. Une réflexion qui, entre fascination et inquiétude, interroge notre capacité à rester maîtres de ce qui nous lie les uns aux autres.
Vous racontez avoir découvert le «marché de l’amour» après onze ans de vie de couple. Qu’est-ce qui vous a marquée le plus au début?
J’ai pénétré un monde où les gens faisaient connaissance, se désiraient et se draguaient –mais aussi rompaient– par texto sur des réseaux sociaux ou par l’intermédiaire des applications de rencontre. Je me souviens d’une soirée à SoHo (NDLR: dans le sud de Manhattan) au cours de laquelle je fais la connaissance d’un homme assez charmant qui me propose de nous revoir mais qui, dans la même phrase, me demande si j’ai un compte Instagram auquel il peut se connecter «afin de me découvrir»; ce sont ses mots.
Cette demande vous a paru incongrue?
Les outils numériques permettent de belles choses, mais les utiliser sans comprendre leurs mécanismes technologiques et algorithmiques, ainsi que leurs effets sur nos perceptions et nos comportements est, selon moi, une erreur. Bien compris et bien utilisés, ils peuvent devenir des facilitateurs, mais dans le cas contraire, ils peuvent endommager nos rapports sociaux, amicaux et sentimentaux ainsi que la relation à l’autre dans sa globalité.
Vous relevez le paradoxe majeur des applications de rencontre: alors qu’elles sont censées nous aider à trouver l’amour, elles semblent nous en éloigner toujours un peu plus…
Tinder, comme toutes les applications de rencontre, est un outil de mise en relation. Cela étant dit, et d’un point de vue pragmatique, force est de reconnaître que si ces applis étaient capables de nous faire rencontrer le grand amour en un seul clic, elles mettraient la clé sous la porte. Enfin, et c’est peut-être le plus important, les algorithmes de «matching» –qui font correspondre entre eux les profils ayant de fortes chances de se plaire– se basent sur des critères somme toute simples, qu’ils soient explicitement exprimés par l’utilisateur («je veux un homme entre 35 et 45 ans, grand, châtain, sportif…») ou implicites à partir de nos comportements sur l’application (avoir tendance à swiper à droite ou à gauche certains types de profils).
Parce qu’ils sont a priori et a fortiori biaisés. Ils s’appuient sur ce qu’on croit vouloir chez l’autre et sur nos comportements qui deviennent mécaniques et stigmatisants au bout d’un certain temps, comme le montrent beaucoup d’études.
«L’amour a ses raisons que les algorithmes ignorent», écrivez-vous.
C’est une référence à la citation du philosophe, et mathématicien, Pascal. L’amour a ce quelque chose d’«incapturable», d’indéfinissable, d’intemporel, qui empêche toute description mathématique complète et efficace. Toute relation, même terminée, a eu raison d’exister, car elle nous a permis de grandir, de mieux nous connaître. Il ne faudrait pas laisser aux algorithmes notre apprentissage amoureux. Car ils sont entraînés sur base de comportements amoureux qui n’évolueraient pas. De même, la notion de grand amour n’existe pas de manière absolue, parce que nous évoluons, gagnons en maturité et en sagesse… Un grand amour rencontré aujourd’hui ne l’aurait peut-être pas été cinq ans auparavant. L’amour parfait n’existe pas, et les algorithmes ne feront pas mieux.
A vous entendre, les applications comme Tinder sont dans l’impossibilité de nous trouver l’amour…
Les applications de rencontre ont la capacité de mettre en relation des personnes entre lesquelles, en théorie, il ne devrait pas y avoir de rejet épidermique physique, émotionnel ou encore intellectuel (rires). J’encourage les gens à utiliser les technologies qu’ils souhaitent, mais je crois en leur jugement éclairé par une meilleure compréhension de ces outils, pour orienter leur choix et surtout comprendre ce que ces applications font pour eux –les mettre en relation avec des personnes nouvelles– et ce qu’elles ne font pas ou ne feront jamais –leur trouver le grand amour. Cela étant dit, et comme je le souligne dans le livre, nous connaissons tous des gens qui se sont rencontrés grâce à ces applications et se sont mariés, mais cela ne devrait pas devenir un biais de confirmation de notre part sur une efficacité apparente de ces outils.
«Si ces applis étaient capables de nous faire rencontrer le grand amour en un clic, elles mettraient la clé sous la porte.»
Malgré votre constat critique, vous tenez à rassurer les adeptes de l’amour «à l’ancienne»: les algorithmes ne tuent pas l’amour…
Je dirais même qu’ils aident à le comprendre. Par ces outils, on capture une multitude de phénomènes dans les rapports amoureux, sentimentaux et amicaux, que des sociologues ont étudiés dans le passé et ont tenté de démontrer par des enquêtes sur des échantillons limités. Cela étant dit, les algorithmes de recommandations et de «matching» –pour ne citer qu’eux – sont dimensionnés de telle manière qu’ils mènent à des dérives telles que les bulles sentimentales, la discrimination ou encore le narcissisme chez l’utilisateur. Les algorithmes ne sont toutefois pas coupables, ce sont leurs propriétaires qui décident de les produire ainsi pour soutenir un modèle économique de l’attention, très bien décrit par Bruno Patino dans ses livres.
Voyez-vous d’autres aspects vertueux dans les algorithmes des applications de rencontre?
La découverte de gens qu’on ne rencontrerait certainement jamais autrement. Nombreux sont les utilisateurs qui disent être moins timides sur ces applis, y assumer leur sexualité –en particulier les homosexuels dont le contexte familial est très conservateur– ou qu’elles les aident à sortir de leur bulle sociale –particulièrement celles et ceux qui habitent parfois dans des endroits reculés et ont donc moins d’opportunités de faire des rencontres. Encore une fois, même si ce n’est pas l’objectif des algorithmes des applications de rencontre, ils permettent de révéler des discriminations sociales, raciales ou encore physiques que l’on pensait disparues. En outre, ils permettent d’analyser à grande échelle sur un échantillon varié qui ne sait pas qu’il est observé –contrairement aux sondages– les phénomènes sociaux et culturels de la relation sentimentale, du flirt ou tout simplement d’un soir sans lendemain.
Vous souligniez tout à l’heure le danger des bulles algorithmiques. Quels regards portez-vous sur les projets d’Elon Musk, comme Neuralink ou X, qui centralisent encore davantage les données?
Ces bulles d’information, d’opinion et d’observation du monde sont des outils puissants d’orientation, et donc de manipulation, de l’opinion populaire, en particulier en pleine élection. X n’a jamais autant entretenu ces bulles qui affaiblissent la démocratie par une chute du libre arbitre individuel et collectif, par la manière dont les algorithmes de suggestion/recommandation fonctionnent et dont les propriétaires en ont décidé le dimensionnement.
Dans vos travaux, et en particulier ce livre, vous montrez que les algorithmes ont des effets directs sur nos interactions. Pensez-vous qu’Elon Musk, à travers ses entreprises et son influence, modifie aussi les normes sociales, voire sentimentales?
Disons qu’il modifie notre perception du monde par ces fameuses bulles informationnelles, et donc notre perception des uns et des autres. A cela, il faut ajouter qu’Elon Musk, par son comportement raciste, sexiste, misogyne et excluant ceux qui ne sont pas comme lui, légitime de manière décomplexée ces attitudes auprès d’individus qui se sentent plus forts à le faire sur X, par exemple. A cause de Musk, le masculinisme, de facto toxique, n’a jamais été autant décomplexé.
Vous critiquez sévèrement la tendance des utilisateurs, et utilisatrices, de ces applications à exclure brutalement les partenaires…
En 2015, je découvre Tinder sous les doigts de mon amie Hannah, à Boston. Hannah, face à un profil intéressant, le fera disparaître en un instant à la vue d’un fauteuil roulant. Serait-elle sortie avec cet homme dans la vraie vie? Difficile à dire, mais une chose est certaine, elle ne l’aurait pas exclu de cette manière, aussi violente symboliquement. La chercheuse américaine Danah Boyd parle des sphères publiques «à infrastructure médiatique» (le monde des réseaux) et «à infrastructure physique» (le monde organique), en spécifiant que nos comportements diffèrent dans ces deux mondes. Nous serions sans filtre dans le monde virtuel, car nous ne nous observons pas comme nous le faisons dans le monde physique où nous tendons vers un comportement consensuel. Aussi, nos comportements dans le monde virtuel pourraient influencer ceux dans le monde physique. Notre violence symbolique à travers le simple fait de disparaître aussi facilement des radars (on parle de «ghosting») dans les deux mondes aujourd’hui, en est l’incarnation.
A force d’utiliser les applications de rencontre, «nous devenons des traders de l’amour et du sexe», écrivez-vous. C’est-à-dire?
Je reprends ici l’idée de la sociologue franco-israélienne Eva Illouz, que j’étire par une réflexion sur les algorithmes faisant fonctionner ces applications. En pratique, par une comparaison permanente et encouragée par les algorithmes de recommandation qui nous embarquent dans une sorte de jeu – rappelons que le design de l’application Tinder a été pensé pour évoquer un jeu de cartes qu’on trierait–, on a tendance à développer un comportement mécanisé qui nous fait entrer dans une sorte de marché où les individus auraient une valeur au regard de leur pouvoir d’attraction. Nous ferions alors défiler ces hommes et ces femmes comme des objets commerciaux sur un site de vente en ligne.
«A chaque fois qu’on met un outil social entre les mains des gens, ils l’utilisent aussi à des fins sentimentales.»
«LinkedIn est la meilleure application de rencontre», soutenez-vous. Pourquoi?
Je le dis avec ironie. Mais statistiquement, il y aurait plus de rencontres créées sur LinkedIn que sur une application dédiée. Certains pourraient être choqués du caractère élitiste d’un tel constat –les gens de mêmes catégories socioprofessionnelles se retrouvant alors ensemble– mais ce résultat va plus loin. Il confirme tout d’abord qu’à chaque fois qu’on met un outil social entre les mains des gens, ils l’utilisent aussi à des fins sentimentales; ce qui n’est pas étonnant puisque l’amour est certainement le plus vieux sujet de l’humanité. Aussi, et c’est ce que je défends dans le livre, LinkedIn donnerait aux utilisateurs des indications qu’aucune application de rencontre ne fournit, comme la sensibilité intellectuelle, émotionnelle et politique de chacun à travers les contenus partagés, construits et par les commentaires.
Vous notez une augmentation de l’utilisation des sextoys, notamment connectés.
Tout laisse à penser que nous serions de plus en plus à l’aise à parler de sextoys. L’arrivée de modèles dits connectés, qui pour certains collectent des données à caractère personnel sur notre plaisir grâce à des capteurs intégrés au jouet dans l’objectif, selon certains fabricants, de garantir l’orgasme en personnalisant les vibrations, est un phénomène intéressant Comme le décrit très bien la sociologue Carissa Véliz, ces outils deviennent des «absorbeurs de vie intime». Dès lors, la question de l’utilisation des données se pose. Lorsqu’on voit ce qu’il a déjà été possible de faire à partir des données comportementales siphonnées sur les réseaux sociaux dans l’affaire Cambridge-Analytica (NDLR: les données de 87 millions d’utilisateurs de Facebook ont été utilisées pour du profilage électoral), on est en droit de s’interroger.
Autre tendance, le recours aux poupées algorithmisées et ce qu’on appelle l’effet Eliza, à savoir l’empathie ou l’amour pour un robot. Que dit-elle sur notre époque?
L’effet Eliza décrit le phénomène d’émotion spontanée qu’on peut enclencher envers une machine, un algorithme, une IA, une application, qui possède des caractéristiques anthropomorphiques. On pense à l’apparence physique à travers un robot humanoïde, par exemple, mais cela peut aussi être lié aux éléments de langage utilisés dans une IA générative textuelle du type ChatGPT. Eliza est le nom du premier chatbot conçu en 1967 par le Pr. Joseph Weizenbaum et son équipe au MIT pour échanger avec des patients en psychothérapie. Alors qu’ils savaient qu’ils échangeaient avec un logiciel, ces patients se sont mis à développer de l’empathie pour Eliza qui semblait, par l’usage de mots comme «je vous comprends», compatir. Ce phénomène représente une menace car il crée de la confusion chez les humains que nous sommes envers les capacités réelles de ces intelligences artificielles.
Vous mettez d’ailleurs en garde contre les intrusions des technologies dans notre vie privée.
Nous utilisons de plus en plus et sur des pans de plus en plus larges de nos vies personnelles des technologies algorithmisées pour communiquer, se montrer, se plaire, se désirer, se tromper voire avoir des rapports sexuels. Or, les données collectées, parfois quasi en temps réel, sont de l’or pour les propriétaires de ces technologies qui peuvent les utiliser à des fins commerciales –avec accord souvent caché dans les conditions générales d’utilisation et heureusement pour nous en conformité avec la loi comme le Règlement général sur la protection des données (RGPD).
Plusieurs études récentes rapportent que les jeunes ont de moins en moins de rapports et de partenaires sexuels, malgré la libération sexuelle et la prolifération des applications de rencontre. Comment expliquez-vous ce paradoxe?
Difficile à dire, il s’agit certainement d’un mélange de plusieurs facteurs: l’augmentation de l’usage des écrans, l’enfermement dans des technologies algorithmiques qui orientent nos comportements, l’anxiété croissante, en particulier chez les plus jeunes, à propos du réchauffement climatique, le travail ou encore le futur de manière générale. Une chose est certaine, et comme l’indique la sociologue américaine Danah Boyd, la sphère médiatique (le monde des applications) a un effet sur la sphère physique (notre monde organique), ce qui peut aussi expliquer beaucoup de choses.
Vous appelez les politiques à développer une culture de l’algorithme. En quoi consiste-t-elle et quelle forme peut-elle prendre concrètement?
Historiquement, les dirigeants politiques et les politiques en général ont peu de culture scientifique de par leur formation. Ils ont tendance à être des gestionnaires, par conséquence avec une vision limitée quand il s’agit des sujets en lien avec l’innovation. Il y a eu des exceptions, comme de Gaulle ou Pompidou qui ont lancé de grands programmes associés au développement de l’énergie nucléaire, au Concorde ou encore au TGV, et dont, pour certains, l’économie bénéficie encore aujourd’hui. Je regrette l’absence de scientifiques et d’ingénieurs au sein des instances gouvernantes de l’Etat. Alors qu’aux Etats-Unis, Biden avait fait entrer dès son premier jour à la Maison-Blanche un professeur du MIT. En France, certains pensent que les ingénieurs et les scientifiques ne sont pas capables ou sont déconnectés du terrain politique. C’est ne pas comprendre ces talents. Encore un préjugé qui a la vie dure.
Bio express
1982
Naissance, à Clamart (région parisienne).
2009
Soutien sa thèse en sciences et génie des matériaux à l’Ecole des mines de Paris.
2019
Sortie de son premier best-seller: De l’autre côté de la Machine. Voyage d’une scientifique au pays des algorithmes (L’Observatoire).
Chevalière à l’ordre national du Mérite.
2023
Création d’Infra, start-up spécialisée dans la détection précoce du cancer du sein par des solutions algorithmiques avancées.
2024
Sortie de Les Algorithmes (Que sais-je?).
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