L’amitié, plus épanouissante que le couple? « On n’a pas besoin d’un conjoint pour être quelqu’un: on existe déjà ! » (analyse)
Longtemps marginalisés par l’amour et dédaignés au profit de la famille, les liens amicaux incarnent soudain une sorte de refuge. Au point que certains, en particulier parmi les jeunes, décident d’accorder davantage de place à l’amitié.
«A plus, ma vie!» Au téléphone, Solène, 20 ans, vient de raccrocher avec son amie, sa «vie». Pour elle, la jeune fille se dit prête à tout: se lever à 3 heures du matin pour lui remonter le moral, traverser la Belgique pour aller la chercher, lui prêter sa trottinette, lui donner de l’argent ou même un rein. A la paire d’amies se sont greffées au fil du temps trois complices, formant ainsi un quintette inséparable depuis six ans. Mais «Sarah restera ma compagne de vie», assure Solène. Elles ne se voient pas vivre l’une sans l’autre. Elles se sont promis de rester fidèles à leur amitié, de ne «jamais se lâcher», de vivre tout près l’une de l’autre et de se choisir témoin de mariage et marraine. «On a réussi à surmonter l’après-collège. Je suis en fac d’éco et Sarah, en kiné, en haute école.»
Le simple fait de s’engager dans un modèle conjugal divise par cinq les fréquentations et le nombre de sorties.
Autour d’elles, cela fait toujours son effet, quand elles soutiennent avec aplomb que leur amitié est en «béton armé, qui résistera à tout». Leurs propos suscitent un regard attendri ou une moue dubitative. Des attitudes révélatrices, selon le sociologue et philosophe Geoffroy de Lagasnerie, auteur de 3. Une aspiration au dehors. Eloge de l’amitié (Flammarion, 2023), d’un état d’esprit consistant à renvoyer l’amitié à l’enfance et à la jeunesse étudiante. Ce lien est censé s’effacer peu à peu devant le couple, la famille biologique et le travail. Dans leurs enquêtes, les sociologues observent ainsi une chute brutale des amitiés après «le premier âge de la vie adulte», au moment de la «mise en couple». «Le simple fait de s’engager dans un modèle conjugal divise par cinq les fréquentations et le nombre de sorties», précise l’auteur.
Passé ce cap, celui qui s’investirait exagérément dans ses relations amicales serait un «adulescent», cet adulte qui refuse de prendre son envol, d’entrer dans la vraie vie. De même, une autre idée préconçue demeure, celle qui conduit à imaginer la colocation comme un rêve de jeunesse, une étape transitoire en attendant d’habiter seul ou en couple, ces derniers scénarios représentant alors la vie d’adulte. Dans l’imaginaire commun, peu conçoivent le partage d’un loyer à plusieurs comme un choix enviable.
Hors de cette parenthèse, en effet, l’amitié reste cantonnée à des moments, des espaces et des fonctions limités. Elle est surtout considérée comme une relation affective avant tout d’ordre privé, s’épanouissant en particulier dans la jeunesse et l’intimité. Moins contraignante, parce que moins institutionnalisée et codifiée que le couple et les liens familiaux, la relation amicale est, certes, considérée comme un élément important mais souvent secondaire, voire dévalorisé. Elle est aussi un lien moins rentable car elle ne sert à rien d’autre qu’à elle-même et n’est pas une relation sur laquelle on peut a priori capitaliser. Elle ne produit, par exemple, ni achats immobiliers, ni enfants – de futurs travailleurs et héritiers –, ni des mères et des épouses qui endossent les besoins domestiques. «Les amis n’échangent pas de l’avoir, mais de l’être», ponctue Geoffroy de Lagasnerie.
Une béquille identitaire
Nombreux sont ceux qui, pourtant, ne se contentent plus de cette position subalterne dans laquelle le monde social place leurs amitiés. En effet, après avoir été longtemps refoulés par l’amour, les liens d’affection connaissent ces derniers temps un rebond, autant sur le plan des pratiques que dans l’imaginaire contemporain. «C’est vrai qu’elle reprend aujourd’hui beaucoup de place. Ce n’est peut-être pas une valeur mais une relation forte que l’on soigne, note Anne Vincent-Buffault, chercheuse et historienne à l’université Paris Cité. Le XIXe siècle avait introduit le modèle bourgeois du couple d’amis. On est désormais dans quelque chose de beaucoup plus individuel. A chaque époque, l’amitié vient desserrer les liens obligés de la famille. Elle est toujours un espace de respiration. Et aujourd’hui, un recours important face aux désordres et aux aléas de la vie.» Dans un monde atomisé où les anciennes structures (couple, famille, vie professionnelle, partis, syndicats…) sont fragilisées, l’amitié se mue en un sorte de refuge.
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C’est ce qu’explore Amélie, quadragénaire, enseignante et divorcée depuis peu. «On n’énonce jamais de promesses solennelles et d’obligations avec ses amis. Pourtant, j’ai été très étonnée par leur engagement. Quand on reçoit une telle attention et une telle aide, d’une si grande ampleur, cela vous amène à vous interroger», raconte-t-elle. Depuis, Amélie a révisé ses priorités et développé l’amitié comme un «mode de vie», c’est-à-dire «non pas les voir de temps en temps mais les placer au centre de ses préoccupations et de son existence». En sus des voyages et des dîners très souvent passés ensemble, «nous fêtons à présent les anniversaires et les moments traditionnels associés à la famille, comme Noël. Nous parlons d’organiser nos vieux jours ensemble, même si, pour l’heure, cela reste théorique.» A travers cette expérience, Amélie affirme s’être «déconstruite»: «On n’a pas besoin d’un conjoint pour être quelqu’un: on existe déjà!» Pour elle, l’ami, c’est celui qui vous attire dehors, vers les autres, la rencontre… «Cela produit une multiplication des liens, alors que la famille enferme encore trop souvent.»
Mes amitiés sont les liens les plus stables et les plus profonds, mais surtout les plus sains.
Les quadras le constatent: les amis ont réussi l’épreuve du temps à laquelle le couple survit difficilement – le taux de divorce s’élève à 53%. «Les amis serviront toujours de béquille identitaire, de socle suffisamment enveloppant pour solidifier son identité, écrit Claire Bidart, sociologue au CNRS et autrice de L’Amitié, un lien social (La Découverte, 1997). Nous pensons que nous souffrirons moins en valorisant nos amis.» L’amitié interroge d’ailleurs tous les âges, en particulier les presque trentenaires. Une partie de ces derniers ne veut plus se contenter de cette place secondaire que le monde social lui réserve. Comme Louise, 25 ans, diplômée en relations internationales, après un master en sciences politiques, qui vient d’acquérir avec une amie, Nora, 24 ans, un appartement deux chambres, dans le nord-ouest de Bruxelles. A ses yeux, ses amitiés «sont les liens les plus stables et les plus profonds qu’on ait, mais surtout les plus sains pour partager un quotidien sans risquer de se replier».
Pas une compensation au célibat
Cette volonté est un discours qui émerge au sein des jeunes générations. Un désir né dans le sillage du mouvement MeToo, venu interroger la pertinence du modèle du couple et la prééminence de l’amour romantique dans la société. Repenser l’amitié comme un lien central est alors une manière de démystifier cet imaginaire faisant de l’amour la seule voie de construction possible, mais aussi de donner de l’espace à une relation que Louise estime moins «aliénante». «Faire de l’amitié un mode de vie ne signifie pas ne pas avoir d’amoureux ou de partenaires sexuels. On prend soin l’une de l’autre mais on ne se rend aucun compte et, par ailleurs, on ne renonce à rien.»
Les deux jeunes femmes, hétérosexuelles, se sont connues durant leurs études en sciences po. Très vite, elles ont parlé de sujets intimes, de sexualité, de féminisme. «Ce choix n’est pas une compensation au célibat. C’est un point fixe face à cette pression que nous subissons toutes de devoir se caser, affirme la jeune fille. L’amitié est basée sur l’égalité. Ce qui n’est pas le cas du couple, souvent source d’inégalités comme les tâches domestiques, le salaire, le temps de loisirs…».
Alice Raybaud, journaliste au Monde et autrice de Nos puissantes amitiés. Des liens politiques, des lieux de résistance (La Découverte, 2024, 320 p.), voit dans le fait de choyer davantage ses amitiés une arme politique, dont peut ressortir une dimension libératrice. Citant notamment Tal Madesta, militant féministe trans, ou Charlotte Bienaimé, productrice de «Un podcast à soi», sur Arte Radio, elle explique que «remettre l’amitié au centre est très politique: elle fragilise le modèle hégémonique de la famille nucléaire, là où se déploie nombre de violences et de mécaniques de domination». Les amitiés seraient donc des «lieux de résistance», bien qu’encore peu étudiées par la pensée féministe francophone. Alors, aujourd’hui, se pacser avec sa meilleure amie, habiter ou élever ses enfants à plusieurs, etc., c’est tout simplement pirater le système.
Héritage entre amis
Il n’y a rien de plus facile que de perdre un ami. C’est le constat que dresse le sociologue et philosophe Geoffroy de Lagasnerie, auteur de 3. Une aspiration au dehors. Eloge de l’amitié (Flammarion, 2023). D’autant que l’amitié ne bénéficie d’aucun soutien institutionnel. Et ce, à l’inverse du vaste attirail de dispositifs sociaux et de rituels encadrant l’ordre familial, qui permet aux liens de perdurer après la disparation des sentiments qui en sont à l’origine. Les textes évoluent, pourtant. Ainsi, depuis le 1er janvier, en Région bruxelloise, une ordonnance prévoit un taux réduit de 3% sur la première tranche de 15 000 euros pour certaines personnes physiques que le défunt désigne dans son testament, à savoir les frères, sœurs, oncles, tantes, neveux, nièces ou des personnes non apparentées au défunt, y compris des amis, donc. Pas de révolution, mais potentiellement le début d’une reconnaissance de ces liens qui n’apparaissent pas sur les états civils, qui ne connaissent aucun rite public.
De la sphère publique à la sphère privée
L’amitié n’a pas toujours été cantonnée à la sphère privée. Très valorisée dans l’Antiquité, il s’agit alors avant tout d’un lien «politique», au sens d’Aristote, c’est-à-dire d’un lien social, d’un ciment qui tient ensemble la cité. La «philia» des Grecs et l’«amicitia» des Romains se vivent dans l’espace public, loin d’être reléguées au face-à-face intime. Dans ces sociétés exposées à de nombreux périls, ce sentiment est bien plus visible, valorisé et davantage formalisé, basé sur un système d’obligations, de charges, de devoirs nombreux et réciproques, unissant les parents, les amis, les amants, les citoyens… Parmi les devoirs figurent la loyauté, la défense des intérêts de l’autre, la fréquentation régulière, les repas communs. Les amis sont souvent couchés sur les testaments, à la fois comme héritiers et à titre honorifique. Quant aux ruptures amicales, elles font l’objet de rituels. Plus tard, au Moyen Age, démonstratif et tactile, le lien amical demeure tout autant une valeur politique centrale. Compte tenu du développement de la féodalité, le fondement de la société chrétienne repose désormais sur des relations intrapersonnelles, d’homme à homme. L’amitié passe par le verbe – elle se déclare – mais aussi par le geste. Les aristocrates s’en donnent des preuves telles que l’hospitalité et le partage de la table, qui se manifeste par le banquet. Il s’embrassent, se serrent dans les bras, partagent le même lit… Dans une société guerrière et profondément inégalitaire, cette relation d’affection sert également à pacifier les relations hiérarchiques entre les seigneurs et les vassaux, à susciter la fidélité, pour réduire les risques de conflits par des rituels rétablissant une forme d’égalité symbolique. Mobilisée essentiellement par ceux qui détiennent le pouvoir, l’amitié implique d’abord des hommes adultes et de classes aisées. Vers la fin du Moyen Age, avec le renforcement du pouvoir royal et son cortège d’institutions (l’armée, la police, le système politique, l’organisation de l’enseignement…), le sens de l’amitié change. La distance politique entre les rois et l’aristocratie s’accroît et le lien d’égalité symbolique fondé sur l’amitié se distend. Progressivement, ce type de relation subit les conséquences de la séparation entre les sphères privée et publique: elle tend à ne plus exister que dans un cadre intime. Peu à peu limitée aux espaces domestiques et familiers, l’amitié devient au cours du XVIIIe siècle un sentiment désintéressé et réciproque. Au siècle suivant, les anarchistes, les pionnières du féminisme ou encore les saint-simoniens, qui espèrent en faire une force de contestation et d’émancipation, expérimentent d’intenses relations amicales. Mais leur essai demeure rare et atypique. Dès la fin du XIXe siècle, l’amitié entre hommes devient, en outre et pour longtemps, suspecte. Pour eux, fini les démonstrations, les embrassades et les épanchements. C’est enfin l’avènement de l’idéal mariage d’amour. Celui-ci, à travers la famille et l’organisation du patrimoine, prend le pas sur la relation amicale ; elle n’est plus sur le devant de la scène.
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