Gérer sa descendance mais parfois également un parent hypersollicitant est propre à la «génération sandwich». © GETTY

La vie en suspens des aidants proches

Ils sont encore autonomes et en bonne santé, mais ne peuvent s’empêcher de solliciter constamment leurs enfants adultes pour des tâches d’importance relative. Comment trouver son équilibre entre disponibilité et culpabilité, affection et rancœur?

Bien souvent, c’est pour lui imprimer un document ou effectuer un achat en ligne. Il arrive aussi qu’elle demande à Amélie (1) de vérifier un contrat d’énergie ou de la conduire à tel ou tel endroit ou rendez-vous. «Ma maman est dans l’hypersollicitation constante, déplore la jeune quinquagénaire brabançonne. Ça s’est renforcé après le décès de mon beau-père, plutôt de manière insidieuse: ses demandes sont rarement directes, plutôt sous-entendues, mais leur exécution est franchement attendue. Et toujours quand elle l’a décidé, pas lorsque j’ai le temps.» La maman d’Amélie a encore toute sa tête et ses jambes, soit le nécessaire pour réaliser ses tâches du quotidien, «mais elle trouve toujours une excuse adaptée pour se décharger de ce dont elle n’a pas envie». Comme lorsqu’elle ne peut plus imprimer parce qu’elle a revendu son ordinateur et son imprimante… dont elle n’avait plus besoin, ou qu’elle doit être convoyée parce qu’elle s’est débarrassée de sa voiture par crainte de prendre la route, ou «parce qu’elle préfère avoir mon avis, parce que je « m’y connais » mieux qu’elle, où qu’elle n’a pas le choix», énumère Amélie.

Si elle lui rend visite le week-end, à une poignée de kilomètres de son domicile, celle-ci n’est jamais assez longue, le coup de vent comme l’après-midi entière. «Sa dernière marotte, ce sont les vacances. La veille de mon départ, elle m’appelle pour me dire au revoir, puis se met à pleurer. Parce qu’elle ne pourra plus jamais partir… Alors qu’elle le pourrait très bien seule ou avec une amie! Mais non, elle attend qu’on lui propose de venir avec nous. Je l’ai déjà fait, le temps d’un long week-end: ce n’était pas des vacances. Je lui donne un doigt, elle me prend le bras.»

En plus de son propre rôle de mère, Amélie doit donc gérer une maman hypersollicitante. Ces dernières années, l’action conjuguée des phénomènes d’augmentation de l’espérance de vie et de disparition progressive du statut de femme au foyer a en effet donné naissance à la «génération sandwich», qui regroupe ces adultes d’un certain âge amenés à prendre en charge à la fois leur ascendance et leur descendance. S’il n’est pas certain que l’on s’occupe plus de nos aînés qu’auparavant –la tradition d’accueillir chez soi ses parents âgés est perturbée par l’accès au travail, l’avènement des maisons de repos, etc.–, l’adulte moyen est plus sollicité vers le haut et le bas. «Il y a pas mal de familles qui ont toujours fonctionné dans la bienveillance et où les enfants veulent donc rendre la pareille à leurs parents, décrypte Laura Danloy, psychologue et coordinatrice de l’asbl Aidants Proches Bruxelles. Et puis il existe aussi des histoires dramatiques avec des passifs de maltraitance, même si les enfants ne se sentent pas capables d’abandonner leurs aïeux parce que ce serait mal vu socialement.» Accéder aux demandes des aînés a quelque chose de très culturel, un mélange d’influence entre l’éducation judéo-chrétienne qui valorise la bienveillance et le don de soi, et certaines cultures pour lesquelles le respect des anciens est sacré. «Il y en a pour qui il est inimaginable d’évoquer l’idée de maison de repos, poursuit Laura Danloy. Chez nos voisins néerlandophones, ce sont en revanche les personnes âgées elles-mêmes qui refusent de devenir un poids pour leurs descendants.»

Parfois perdus dans une société déjà exigeante, les aînés doivent aussi jongler avec des appareils qu’ils ne maîtrisent pas. © GETTY

L’anxiété cachée et la dette

Docteure en psychologie clinique, Stéphanie Haxhe est régulièrement amenée à côtoyer des couples, fratries ou familles, notamment autour de cette question de l’hypersollicitation des doyens. Elle distingue deux principales raisons qui peuvent amener à cette dépendance. La première, majoritaire, est liée à une forme d’anxiété cachée. Celle de vieillir, de ne plus y arriver, d’encaisser une perte d’autonomie progressive… «Les personnes âgées doivent qui plus est jongler avec une quantité folle d’appareils qu’ils ne maîtrisent absolument pas», assure la thérapeute de famille. «La société pousse les familles dans leurs retranchements en les plaçant dans une urgence permanente: il suffit de louper trois fois son code bancaire pour être complètement démuni. Les aînés sont à la ramasse par rapport à ces questions d’ultraconnexion, ils s’en remettent donc à ceux qui les maîtrisent.» Ce qui est parfois perçu par les proches comme de l’entêtement peut donc cacher d’autres sentiments comme la peur, la solitude, la perte de sens de la vie… L’autre explication justifiant une hypersollicitation ramène à une forme de dette que les enfants auraient envers leurs parents.

«Il faut qu’elle saisisse qu’on ne peut pas arrêter de vivre et de travailler rien que pour elle.»

Ce n’est pas le terme exact utilisé par la maman de Juliette (1), mais cela ne l’empêche pas de considérer comme parfaitement normal d’avoir ses enfants à disposition à tout moment. «Elle nous ferait tout lâcher pour répondre à n’importe quelle de ses demandes, s’attriste cette citoyenne du sud du pays. Si on refuse, elle se met en colère, en vient parfois à nous insulter, à menacer de fuir de sa maison ou de se suicider.» Juliette se souvient que les membres de sa famille ont toujours été très proches et ont vécu de nombreux beaux moments ensemble. «Mais depuis le décès de mon papa en mai dernier, avec mes deux frères on se prend tout en pleine figure. On veut bien essayer de se mettre à sa place, mais il faut qu’elle saisisse que nous sommes aussi en deuil, et que l’on ne peut pas arrêter de vivre et de travailler rien que pour elle.» Depuis quelques semaines, la quadra et ses frères ont décidé de ne plus craquer. Ils espèrent amener leur mère qui frôle la septantaine à comprendre qu’elle doit se faire accompagner via une thérapie personnelle ou familiale, ou accepter le passage en maison de repos.

Le dialogue avant tout

A l’époque où ses parents ont divorcé, Amélie avait 8 ans. Elle est allée vivre chez ses grands-parents. Où elle a subitement beaucoup moins vu sa maman, qui n’assistait ni à ses spectacles d’école ni à ses compétitions sportives, qui ne venait pas non plus à sa rescousse en cas de besoin… «Aujourd’hui, c’est à son tour d’avoir besoin de soutien, et elle réussit très bien à obtenir ce qu’elle veut, soupire la Brabançonne, qui a beaucoup de mal à éconduire sa génitrice, culpabilisée par la peur de passer pour la méchante. Parfois, je voudrais la remettre à sa place, claquer la porte, je m’autorise tout au plus à montrer de l’agacement ou à devenir temporairement mutique. Je finis toujours par me dire qu’elle n’a plus que moi, et que ça ne sert à rien de me mettre dans un stress ou de mauvaise humeur.» Amélie n’aborde jamais leur relation avec sa mère. Elle a bien essayé il y a quelques années, mais sa daronne n’a pas compris ce qu’elle lui reprochait. C’est parti en crise de pleurs, la quinqua n’a donc plus pris le risque de créer un nouveau conflit et a réservé cette thématique à ses séances de thérapie personnelle. Sa psy lui a alors dit de mettre des barrières, de prendre soin d’elle avant sa maman. Pas simple…

«Les comportements de certains aînés ressemblent à du chantage affectif.»

«Les craintes à l’égard des parents sont permanentes, reconnaît la docteure Stéphanie Haxhe. La peur de faire du tort à l’autre ou d’être blessé fait obstacle à la communication et c’est vrai que les comportements de certains aînés ressemblent à du chantage affectif.» La psychologue recommande donc d’entamer les échanges en essayant de se mettre à la place de l’autre. «Il faut opérationnaliser les choses. C’est une vraie source de réflexion de dire que l’on comprend qu’une visite d’un après-midi par semaine peut sembler court pour la personne âgée. De même, demander à quoi celle-ci verrait qu’on lui consacre assez de temps au vu de notre vie à nous permet de nouveau de la faire travailler.» De manière plus générale, Stéphanie Haxhe pense utile pour les grands enfants de remettre les éléments dans le contexte du vieillissement, comme on peut le faire avec un adolescent dont les perturbations rendent la période de vie particulière. «Pour les aînés, je préconise de cerner où ils en sont sur le plan physique et cognitif pour savoir ce que leurs enfants peuvent trouver acceptable et ce qui peut éventuellement être discuté. Il faut le faire pour amener le parent à participer à une adaptation mutuelle.» Et quand le dialogue semble impossible, la psychologue suggère aux enfants de s’interroger sur ce qu’ils doivent faire pour se sentir en paix avec eux-mêmes. «Certains ont envoyé leurs parents bouler, puis après leur décès, la culpabilité a flambé de plus belle et ils l’ont regretté…»

(1) Les prénoms ont été modifiés.

Aider les aidants

C’est une histoire abracadabrante. Juillet 2020, à la sortie du premier confinement, Colette voit son papa se faire embarquer par les pompiers vers l’hôpital après une énième chute. Le lendemain, en route pour lui rendre visite mais toujours perturbée, sa maman tombe à vélo. Elle se fracture le crâne, fait plusieurs AVC et est envoyée trois semaines durant en soins intensifs. «Au vu de tout ce qui s’est passé par la suite, j’aurais préféré qu’elle s’en aille à ce moment-là», soupire Colette, 59 ans, éducatrice de profession. Entre une mère en total déséquilibre psychologique, mental et physique installée en maison de repos et un père pratiquement alité à son domicile, la Bruxelloise doit alors jongler entre la livraison des repas, l’appel à une technicienne de surface et à une infirmière à domicile, la gestion de la location des biens immobiliers de ses parents, tout en endossant le rôle inédit de représentante légale de sa maman. «Tout est arrivé en même temps, souffle-t-elle. Je me suis retrouvée complètement à plat et j’ai dû trouver l’équilibre moi-même parce qu’hormis le soutien de ma famille proche et d’une psychologue, je n’ai pas eu droit à grand-chose comme accompagnement.» Colette est une aidante proche, soit une personne qui prend soin d’un parent malade, âgé ou porteur d’un handicap. La grande majorité de ces gens sont adultes, ont souvent entre 40 et 65 ans, et s’occupent de leurs parents âgés et à l’autonomie limitée en faisant leurs courses, en les conduisant à droite et à gauche, en gérant leur comptabilité, etc. L’institut national de santé publique Sciensano estime que ce statut concerne 12% de la population de Belgique, soit plus d’un million de personnes.

Des études prouvent l’existence de risques plus élevés de dépression et de problèmes cardiaques pour ces accompagnants et les médecins remarquent également une tendance à l’épuisement qui les empêche de s’investir comme ils l’entendent dans leur vie privée ou professionnelle. Plutôt méconnues, des initiatives de soutien existent pourtant, comme les asbl Aidants Proches, qui propose un service d’écoute et d’accompagnement, et Casa Clara, qui offre un espace de repos imaginé comme un havre de paix doté d’un jacuzzi, d’un sauna et d’une grande salle de relaxation où sont prodigués divers soins. Certaines maisons de repos accueillent aussi en journée des personnes âgées vivant encore chez elles. «On se bat également pour améliorer le statut officiel d’aidant proche», place Laura Danloy, de l’asbl Aidants Proches. Il existe actuellement deux types de reconnaissance: une symbolique, qui permet aux individus d’être valorisés dans leur rôle; et une autre avec ouverture de droits sociaux, et possibilité pour certains employés d’obtenir un congé de trois mois à temps plein ou de six mois à temps partiel. «Nous voulons assurer que leurs droits actuels soient maintenus, et contribuer à faciliter leur vie, par exemple en leur offrant une carte semblable à celle des personnes porteuses d’un handicap, pour diminuer les problèmes de mobilité.» Quelques mois après le décès de son papa, Colette a cédé à son frère sa casquette de représentante légale de leur maman. Elle continue de la voir, mais plus épisodiquement, sans culpabiliser pour autant. «Ce que j’ai vécu avec mes parents influence tous les domaines de ma vie, il est temps que je me retrouve.»

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