«La neutralité est un outil qui garantit l’égalité et la liberté»
Le philosophe et éthicien Thomas Gillet en appelle à une approche nuancée de la neutralité dont la société, prédit-il, aura toujours davantage besoin.
Philosophe et éthicien, Thomas Gillet forme les futurs enseignants à la philosophie, la citoyenneté et la neutralité à la Haute école de Bruxelles-Brabant (HE2B). Cette neutralité dont le (sacro-saint) respect dans la fonction publique divise citoyens et partis politiques, jusqu’en interne, dès qu’il est question de port de signes convictionnels. Le voile, surtout. Sur lequel l’ancien professeur de morale dans le secondaire «n’aime pas qu’on se focalise». Parce que «si on interdit le port du voile ou du foulard, en vertu de l’interdiction de signes convictionnels ou religieux, il faut s’assurer que tous sont interdits. Sinon, c’est une mesure discriminatoire». Il en appelle à une approche nuancée de la neutralité, dont la société, prédit-il, aura toujours davantage besoin. La polémique du début de l’année faisant suite à la diffusion d’une vidéo montrant un imam qui récitait une sourate au parlement bruxellois l’a encore rappelé.
Que faut-il entendre exactement par neutralité?
La définition que j’en propose, est: «La qualité de ce qui ne produit pas d’effet.» Une couleur ou un goût neutres ne produisent pas d’effet chez nous, parce qu’on n’y prête pas attention. Cette définition implique deux conséquences. La première: la neutralité absolue n’existe pas, puisque tout produit des effets –Jean Jaurès disait «il n’y a que le néant qui soit neutre»–, même infimes, et qu’elle est graduelle. On peut être plus ou moins neutre, produire plus ou moins d’effets. La deuxième: la neutralité est contextuelle puisque, en fonction des cas, une même couleur produira ou pas un effet, selon les conventions sociales. Lors de funérailles, la couleur vestimentaire sombre est neutre alors qu’à un carnaval, où les conventions font qu’il faut être habillé de manière très colorée, elle n’est plus neutre et suscitera des réactions. La mesure de la neutralité varie en fonction des contextes.
En Belgique, pourquoi parle-t-on de neutralité et pas de laïcité lorsqu’on évoque le port de signes convictionnels, religieux ou philosophiques, dans la fonction publique?
La Belgique a toujours hésité, depuis sa fondation, entre différents modèles de gestion de la diversité confessionnelle. Soit l’approche plutôt française et laïque, avec une séparation très nette entre l’Eglise et l’Etat, soit un modèle plus multiculturel, à l’anglo-saxonne. Ces deux approches peuvent être considérées comme étant neutres, dans la mesure où l’Etat n’y privilégie personne: il traite chaque fois tout le monde à égalité, soit parce qu’il traite tout le monde de manière différente, en tenant compte des particularités, soit parce qu’il traite tout le monde de la même façon. La question porte sur la façon dont on définit cette neutralité et sur ce qu’elle implique concrètement. Par rapport à l’Etat, la neutralité ou la laïcité, au sens large, sont des modèles d’organisation pensés pour garantir l’égalité de traitement entre tous les citoyens et un égal exercice de leurs libertés et droits fondamentaux: l’Etat ne se positionne pas en favorisant une conception philosophique plutôt qu’une autre. En Belgique, ça a toujours été très compliqué, parce que ce n’est pas un Etat laïque et que cet Etat reconnaît et subsidie des cultes. Il a donc beaucoup de mal à tenir réellement cette équidistance : dans l’ordre protocolaire, c’est encore le nonce apostolique, donc l’ambassadeur du pape, qui est premier, on organise des Te Deum, le chef de l’Etat, le roi, se marie à l’église, il existe des jours fériés catholiques, etc. En réalité, même si l’Etat belge ne se définit pas comme catholique, il ne s’est jamais clairement séparé de l’Eglise catholique, ne fût-ce que dans l’organisation de l’enseignement et le financement des cultes. La vision de la neutralité belge a consisté à reconnaître petit à petit les différentes tendances philosophiques ou religieuses exercées par les citoyens belges. Une manière de conserver la prédominance de l’Eglise catholique tout en s’ouvrant progressivement à la reconnaissance d’autres cultes.
La neutralité n’est d’ailleurs pas inscrite en tant que telle dans la Constitution belge.
Effectivement, mais la notion de neutralité est intégrée dans l’article 24, concernant l’enseignement. Il stipule que « la communauté organise un enseignement qui est neutre » et que «la neutralité implique notamment le respect des conceptions philosophiques, idéologiques ou religieuses des parents et des élèves». On peut en déduire que, si l’école organisée par l’Etat est neutre, c’est parce que l’Etat se considère neutre. Pour autant, l’enseignement libre n’est pas financé comme l’officiel et n’obéit pas aux mêmes impératifs. Ensuite, l’article 24 prévoit qu’il est donné jusqu’à la fin de l’obligation scolaire une éducation morale ou religieuse aux élèves. Mais comment fait-on ça en restant neutre? On est face à un paradoxe: dans une approche laïque, il n’y aurait pas d’éducation morale et religieuse à l’école; dans l’approche belge, il est offert à tous les élèves le choix entre les cours de religions reconnues et le cours de morale, sachant qu’il y a d’autres religions ou tendances, mais non reconnues. Le christianisme est reconnu à l’école dans différents courants, entre lesquels les élèves peuvent choisir selon leurs convictions: catholique, orthodoxe, protestant. Mais si vous prenez l’islam et le judaïsme, on a l’impression que ce sont des convictions religieuses monolithiques: un élève musulman ou juif peut se retrouver à devoir suivre un cours de religion qui ne correspond pas à sa tendance. Peut-on dès lors réellement parler d’égalité entre élèves? Et est-ce faisable d’organiser tant de cours, sachant qu’a priori il suffit qu’un seul élève en demande l’organisation pour qu’il faille le proposer? Si c’est sur cette version de l’égalité et de la neutralité que la Belgique tend à s’organiser, ça pose un tas de questions, tant sur le plan pratique et financier que sur celui des critères à remplir pour qu’une religion soit reconnue pour pouvoir être enseignée. Le processus de reconnaissance des cultes de la Belgique a d’ailleurs été critiqué par la Cour européenne des droits de l’homme.
Ce qui revient à confirmer que la neutralité absolue n’existe pas…
Tout à fait. Et à constater qu’on est dans la version de la neutralité consistant à dire: «Si je veux vous traiter à égalité, je dois vous traiter de manière différenciée puisque vous êtes tous différents. Donc j’adapte la règle aux différences des gens.» Ce qui, d’un point de vue pratique, est compliqué, et d’un point de vue principiel pose la question: «A partir de quand une différence ouvre un nouveau droit?»
«Neutralité et laïcité ne renvoient pas à la même chose, ces concepts ne sont pas synonymes.»
Une des autres difficultés, récurrente, est l’application de la neutralité en matière de port de signes convictionnels dans la fonction publique. Pourquoi?
Parce qu’elle se heurte à l’application la plus extensive de la liberté qui existe dans notre espace public, où chacun est libre de porter les signes de ses convictions tant qu’il se conforme à la loi, aux mœurs et à la morale publique. La neutralité dans la fonction publique implique qu’il y a des fonctions qui nécessitent une restriction de cette liberté. J’explique souvent à mes étudiants qu’ils sont libres d’être colériques et impatients dans leur vie de tous les jours mais que, dans le cadre de leur fonction d’enseignant, on leur demandera de neutraliser cette caractéristique de leur identité. Parce qu’on estimera que les effets produits par celle-ci nuisent à leur objectif, qui est l’apprentissage, l’autonomisation des élèves, la maîtrise des compétences. La neutralité, dans ce cadre-là, est une forme d’altruisme: quand je neutralise certains aspects de mon identité, je le fais pour garantir une plus grande autonomie des élèves, ne pas être dans une position où mon apparence ou mes propos les amèneraient à considérer qu’il y a une bonne et une mauvaise façon de penser et, comme on est dans un rapport d’autorité et d’asymétrie, que ça limitera potentiellement leur exercice de l’autonomie. Cette neutralisation, on s’y contraint en réalité tout le temps: au boulot, on neutralise certains aspects de notre personnalité parce qu’on vit avec d’autres; pour garantir une certaine liberté aux autres, on restreint la nôtre. Et c’est encore plus vrai, évidemment, dans les fonctions où on incarne l’Etat, l’autorité de celui-ci ou une autorité décisionnelle. Si les médecins et les équipes médicales ne font pas preuve d’une certaine neutralisation de leurs opinions ou de leurs convictions, ils peuvent empêcher le patient d’exercer une réelle autonomie sur ses soins, donc sur son consentement libre et éclairé. Pareil pour un juge, dont l’impartialité garantit dans le corps social que tout le monde soit traité de la même façon. La question du port des signes convictionnels dans la fonction publique pose problème parce qu’il y a une mécompréhension de ce qu’on demande. On ne dit pas aux gens «votre identité est un problème et vous devez la refouler, vous n’avez pas le droit de l’exprimer». On dit: «Dans le cadre de vos fonctions, il est certains aspects de votre identité qu’on vous demande de neutraliser le temps de votre travail au service des autres.»
Parce que le port d’un signe convictionnel alimente le soupçon de non-impartialité?
Oui, mais parfois, c’est plus qu’un soupçon. Dans le cadre de l’enseignement, le décret neutralité de 2003 stipule qu’un enseignant s’abstient de témoigner en faveur de ses convictions philosophiques, politiques ou religieuses et de prendre position sur des sujets qui divisent l’opinion publique. Trouveriez-vous logique qu’un professeur explique à sa classe pour quel parti voter? On voit bien qu’il y a potentiellement une forme d’influence, une partialité, qui peut poser problème par rapport à l’exercice de l’autonomie et dans la gestion de groupe. Si l’enseignant affiche clairement qu’il est davantage proche des convictions d’une partie de la classe que d’une autre, il peut nourrir le sentiment qu’il ne traitera pas les élèves de la même façon, que ce soit vrai ou pas importe peu, finalement. C’est comme si, dans un match de football, l’arbitre portait le maillot d’une des deux équipes qui s’affrontent sur le terrain: il aura beau arbitrer de manière impeccable, il persistera toujours un soupçon de partialité, dans le public et dans l’équipe dont il ne porte pas le maillot. Si on introduit du dialogue interconvictionnel dans le cours de philosophie et citoyenneté (CPC), il pourrait alors être considéré en fonction de ses modalités comme du témoignage et donc entrer en contradiction avec le décret neutralité. Comme les questions religieuses abordées sous l’angle de l’expérience religieuse et du partage de foi peuvent entrer en contradiction avec la liberté de certains parents de ne pas vouloir que leurs enfants soient confrontés à une forme d’éducation religieuse à l’école. C’était une des raisons de la création du cours de CPC, après la décision de justice considérant non neutres les cours de religions et de morale. Réintroduire des contenus de ces cours dans celui de CPC ferait de ce cours «neutre» un cours «non neutre».
Certains opposent la neutralité exclusive, à savoir l’interdiction de tout signe, la neutralité du service et de l’apparence, l’uniformisation entre agents, à la neutralité inclusive, soit l’absence de restrictions au port de signes et à l’apparence, la neutralité du seul service, la banalisation de la diversité. Laquelle prônez-vous?
Personnellement, je considère que l’apparence est un acte, important, parce que c’est la manière dont on choisit de se présenter au monde. Dans l’apparence, deux grandes catégories existent: les éléments qu’on ne choisit pas, comme la taille, la couleur de peau, les yeux… qu’on évacue évidemment de l’équation puisqu’on n’y peut rien, qu’on ne peut pas les changer et qui ne rendent pas éventuellement suspect de faire du prosélytisme pour que les gens deviennent comme nous; et puis, il y a les éléments qu’on choisit, comme l’apparence vestimentaire. On a beau dire que cette apparence n’est pas importante et que tout le monde s’en fiche: si on s’en fichait réellement, tout le monde accepterait de porter un uniforme! Si, le jour de votre mariage, votre meilleur ami arrive en peignoir, l’important n’est plus sa présence à l’événement mais son apparence, à travers laquelle il a posé un geste, un acte, en l’occurrence contraire à la convention qui veut que tout le monde soit bien habillé ce jour-là. L’apparence produit donc des effets qui sont le fruit de nos choix et de l’exercice de nos libertés. Or, excepté la liberté de conscience et de penser, toutes nos libertés sont conditionnées par le fait qu’on vit en société et donc qu’on peut, potentiellement et sur certains points, les limiter. Dès lors, je pense que l’important est de mesurer les effets. Donc de considérer que c’est précisément pour les personnes qui ont une autorité, qui sont dans une relation d’asymétrie ou sont des fonctionnaires en contact avec le public que la question se pose. Selon moi, la réponse est que la neutralisation de leurs convictions exprimées par l’apparence, les vêtements notamment, se justifie. Et si toutes le sont, ce n’est pas de la discrimination.
Un fonctionnaire qui arbore, au guichet, un tee-shirt en soutien à la cause LGBTQIA+, par exemple, enfreint-il la neutralité qu’il est censé incarner?
A mon sens, non. Tout fonctionnaire jure fidélité à la Constitution et aux lois du peuple belge. Vouloir rappeler par un signe convictionnel ces principes me paraît moins problématique en matière de neutralité, parce qu’il ne s’agit pas de militantisme partisan mais de militantisme pour le respect des libertés, des droits fondamentaux des personnes, soit, en substance, de la Constitution. Quand vous luttez contre des discriminations, quand vous portez un message qui prône plus d’égalité, de respect des droits humains ou de lutte contre l’extrême droite, dans ce qu’elle représente d’antidémocratique, vous n’êtes pas, selon moi, dans un militantisme partisan. Je ne comparerais pas un signe arc-en-ciel ou pour l’égalité hommes-femmes avec un signe religieux, un signe politique partisan ou un symbole tombant sous la loi d’incitation à la haine, à la discrimination ou à la violence.
On s’est focalisé, ces dernières années, dans la fonction publique, sur le port des signes religieux vestimentaires comme le voile. Avec l’évolution des comportements, les débats pourraient-ils s’élargir aux tatouages apparents et convictionnels?
Aucun système n’est parfait et là, typiquement, on arrive à ses limites. Des étudiants me posent la question parce qu’ils ont une croix tatouée sur un doigt ou sur leur avant-bras. Je leur réponds qu’ils devront la cacher quand ils donneront cours. Mais si elle est sur le visage? Je dirais que si cet aspect de leur personnalité est si important, au point de se le faire tatouer sur la face, alors mieux vaut sans doute qu’ils aillent donner cours dans une école religieuse, il y en a. Mais c’est très compliqué. Cette question s’est déjà posée par rapport à la barbe: à partir de quand devient-elle un marqueur religieux?
«Pour garantir une certaine liberté aux autres, on restreint la nôtre.»
Le port de signes convictionnels par des élus contrevient-il au principe de neutralité de l’autorité publique?
On est, là, dans une situation paradoxale: c’est une personne qui a été élue, donc aussi en raison de ses convictions, dans une démocratie représentative, mais qui a une tutelle ou une autorité sur une administration, donc qui occupe une fonction d’autorité. La nuance qu’on peut apporter est que, dans les autres cas, on applique toujours la neutralité aux questions convictionnelles, soit les convictions politiques, philosophiques et religieuses. Mais un ministre ou un échevin a, en général, des convictions politiques affichées, claires et connues. A mon sens, la question de la neutralité se pose donc moins, puisque les ministres et les échevins sont élus en raison d’une tendance philosophique, politique et potentiellement religieuse – comme les élus de partis ouvertement chrétiens. C’est différent dans une optique davantage laïque, et non plus neutre: la laïcité s’exprime surtout dans la séparation de l’Eglise et de l’Etat, donc des religions et de l’Etat. On pourrait considérer que les représentants de l’Etat, quels qu’ils soient, ne devraient pas afficher leurs convictions religieuses et qu’il ne faut aucun parti de conviction religieuse. Là, on fait une distinction entre ce qui relève des convictions religieuses et ce qui relève des convictions politiques. Alors que chez nous, de manière indifférenciée, on considère que ce sont tous les signes convictionnels qui ne peuvent être portés quand on les interdit ou qui peuvent l’être quand on les autorise. Par conséquent, à partir du moment où on autorise une forme d’apparence convictionnelle –dans le cas de l’élu, l’apparence politique–, découle logiquement l’autorisation de l’apparence religieuse. C’est pour ça que, lorsqu’on dit qu’il faudrait inscrire la neutralité ou la laïcité dans la Constitution, on doit garder à l’esprit que ces deux concepts ne renvoient pas exactement à la même chose. Ce ne sont pas des synonymes.
Y a-t-il un modèle à suivre, à l’étranger?
Il n’y a pas de solution miracle. En revanche, il faut clarifier les choses, mais ça prend du temps parce qu’on touche à des sujets très complexes, ramener de la nuance, voir comment des principes s’appliqueront, bien les expliquer, comprendre la neutralité comme un outil qui garantit l’égalité et la liberté, donc un outil démocratique, et (se) convaincre que, en matière d’organisation sociale, plus il y a de diversité, plus il y a besoin de neutralité.
Bio express
1988
Naissance, à Ixelles.
2012
Diplômé en éthique appliquée (ULB).
2013
Agrégé en philosophie (ULB) et professeur de morale non confessionnelle (Inraci).
2015
Administrateur du Centre d’action laïque.
2016
Maître-assistant en philosophie (HE2B).
2018
Publie Dis, c’est quoi la citoyenneté ? (Renaissance du Livre).
2019
Collaborateur scientifique au Centre interdisciplinaire d’étude des religions et de la laïcité (ULB).
2024
Publie Identité·s. Les démocraties à la croisée des chemins (Liberté, j’écris ton nom).
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