Franklin Dehousse
La nécessité d’un débat européen sur l’intelligence artificielle
Nous vivons une phase d’accélération technologique extraordinaire, comme le montre le succès phénoménal de ChatGPT, ses dérivés et ses concurrents, en quelques mois. La compétition entre les géants de la high tech devient encore plus féroce. Certains vantent les bénéfices de l’intelligence artificielle. D’autres soulignent ses risques. Tous ont raison d’une certaine façon.
Comme l’Internet auparavant, ces applications détruiront des emplois, et en créeront d’autres. Abolir des frontières, et en créer d’autres. Faciliter l’information, mais aussi la désinformation. Toutefois, un trait spécifique apparaît. A la différence de progrès précédents, celui-ci anéantira de nombreuses fonctions de travail mental, et non physique. Nettoyeurs et infirmières ont peu de soucis à se faire. Pour les comptables, juristes, conseillers financiers, journalistes, ingénieurs et managers, c’est une tout autre histoire.
Pareilles considérations plaident pour un débat approfondi. Ici apparaissent les multiples avantages de l’Union européenne. Dès 2018, la Commission Juncker a présenté un rapport sur l’intelligence artificielle. Sur cette base, un premier plan d’action fut adopté. En 2020, un livre blanc de réflexion a été présenté par la Commission von der Leyen. En 2021, une proposition formelle de règlement a suivi. Avec un peu de chance, Parlement et Conseil accoucheront avant les prochaines élections. C’est loin de constituer la seule initiative législative européenne dans ce domaine. Il existe ainsi déjà des règles applicables aux données personnelles (le célèbre RGPD), à la gouvernance des données, aux marchés et aux services numériques. Les Etats-Unis ne témoignent pas d’un tel dynamisme. La puissance des lobbies et de la richesse, notamment dans la high tech, y empêche toute régulation sérieuse.
Certes, l’Europe a ses faiblesses. La Commission accorde beaucoup plus d’importance aux enjeux économiques que sociaux, quoi que disent les traités. Dans de tels dossiers, la plupart des parlementaires sont soit dépassés, soit achetés discrètement (voir le Qatargate et autres épisodes). La Cour de justice bloque régulièrement le droit des citoyens d’obtenir les documents des institutions, ou les bénéficiaires réels des sociétés (ce qui facilite la permanence de la corruption, comme le soulignent de nombreux juges nationaux).
Néanmoins, l’action européenne renforce l’action publique. Quels que soient les défauts de l’Union, elle vaut certainement mieux que 27 Etats membres attaquant les problèmes seuls, de façon dispersée et parfois contradictoire. Cette action permet aussi l’échange d’informations et le renforcement des analyses techniques (comme le montrent, ici, les annexes des dossiers de la Commission et du Parlement). Même sur le plan de la bonne gestion, les Etats membres sont souvent plus catastrophiques que l’Europe (voir en Belgique, à titre d’illustrations, les scandales honteux de l’azote en Flandre, du parlement de Wallonie et de l’Autorité des données personnelles au fédéral). Il incombe aux citoyens de se mobiliser pour renforcer ce système.
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