« La dispute, l’ennui et le silence sont les trois signes annonciateurs d’une rupture amoureuse »
Dans Désaimer. Manuel d’un retour à la vie, la philosophe française Fabienne Brugère dissèque le processus de la rupture amoureuse. Son propos, nourri des écrits de Platon, Freud ou encore Roland Barthes, invite à transcender le désamour pour, la prochaine fois, aimer mieux.
L’amour est universel, et son contraire, le désamour, l’est tout autant. Toutefois, Fabienne Brugère relève que l’on n’évoque le second qu’à voix basse, et dans un cercle restreint, avec pour conséquence que «ceux qui subissent une perte amoureuse se retrouvent souvent seuls avec leur peur, leur douleur, leur culpabilité et leur colère». Dans Désaimer. Manuel d’un retour à la vie, la philosophe française, autrice de plusieurs ouvrages sur le féminisme, l’éthique du soin et la philosophie de l’art, analyse de manière incisive le processus par lequel l’amour s’évanouit, avec force références à la philosophie, à la littérature et à la pop culture.
D’où vient votre intérêt pour ce thème particulier du désamour?
Pour commencer, j’ai été moi-même confrontée à une rupture. Et en tant que philosophe, j’ai toujours essayé de partir de mes propres expériences. Mais je n’ai pas trouvé grand chose, dans les textes philosophiques existants, qui puisse m’aider à comprendre ce qui m’arrivait lors de cette rupture. Les philosophes parlent abondamment de l’amour, qu’ils idéalisent largement. Mais ils évoquent peu son déclin et le moment où l’on doit, souvent de force, cesser d’aimer quelqu’un.
Nous aimons raconter des histoires d’amour, mais pourquoi tendons-nous à dissimuler le processus de désintégration de l’amour?
En partie parce que dans notre société, l’amour, et plus précisément une version très romantique et idéalisée de l’amour, est presque une obligation. L’idée mystérieuse de l’amour au premier regard, de l’amour éternel, de l’amour comme la chose la plus essentielle dans la vie… On entretient tant d’illusions sur l’amour. Et je pense que ces illusions sont encore plus prégnantes chez les femmes que chez les hommes. Malgré notre ultramodernité, le mariage à vie avec des enfants est encore considéré comme la réalisation ultime pour une femme. La société crée donc une sorte d’impératif amoureux. C’est pourquoi nous partageons surtout des histoires d’amour heureuses. Mais comment parler de la tristesse, du désarroi et de la solitude ressentis quand quelqu’un qu’on aimait est parti? Mon livre cherche à analyser ce mécanisme de désintégration de l’amour. Je veux montrer que cela prend du temps, qu’il y a différentes phases, et ce qui se passe en nous durant celles-ci. C’est, selon moi, typiquement une tâche pour un philosophe.
«Dans notre société, l’amour, et plus précisément une idéalisée de l’amour, est presque une obligation.»
Est-ce que ces clichés tenaces sur l’amour symbiotique et éternel nous désarment face à la perte de l’amour?
Exactement. Nous glorifions les relations amoureuses où «un plus un égale un». L’amour est tellement important que l’on devrait s’y perdre. Et l’idée est très ancienne. Tant le célèbre Banquet de Platon que le discours d’Aristophane sous-tendent que dans l’amour, chacun cherche sa moitié. Si l’on trouve cette moitié, on atteint l’unité. Plus proche de nous, le philosophe Alain Badiou estime que l’amour est en réalité un communisme à deux, où tout doit être partagé. Concrètement, cela signifie un compte bancaire commun, et dans un mariage, aucune séparation de biens. En somme, idéalement, l’amour doit déposséder de soi-même. Si une telle relation se termine ensuite, surtout si l’on ne s’y attendait pas, c’est l’Apocalypse. Soudain, vous êtes privé de quelqu’un qui est devenu une partie de vous. Il faut alors traverser la perte et la privation, avec les sentiments associés de solitude, de culpabilité, de colère et parfois même de haine, avant de pouvoir se reconstruire.
L’idée que l’amour peut simplement se dissiper à un moment donné est insupportable pour beaucoup de gens.
Nous devrions bien davantage intégrer dans nos relations l’idée de la finitude de l’amour. C’est une question d’adaptation à notre époque. Le taux élevé de divorces, la tendance croissante à l’individualisme, l’omniprésence des sites de rencontres, font que les relations se forment et se dissolvent beaucoup plus rapidement. Et c’est aussi, simplement, notre condition humaine. Nous ne sommes pas des dieux, mais des êtres finis. Donc, l’amour est potentiellement fini.
«Après le deuil, les hommes peuvent apprendre à s’aimer un peu moins, et les femmes un peu plus.»
L’amour qui s’effiloche et disparaît un jour, on le subit souvent involontairement. Car dans une relation amoureuse, il n’est pas rare que l’un des partenaires y croie encore.
La personne qui est abandonnée est évidemment la figure la plus tragique d’une rupture et donc, pour moi, la plus intéressante à explorer. Cette personne se trouve dans une situation d’urgence. Du jour au lendemain, l’être aimé disparaît de sa vie. Elle se sent déracinée. Comment gérer cela? Comment se ressaisir? Ce sont des questions philosophiques fondamentales. Même pour celui qui n’aime plus, ce n’est pas toujours facile. Mais celui qui part a généralement déjà terminé le processus de deuil en lien avec la perte de l’amour –là réside la différence. Il y a souvent une grande asymétrie dans les relations. La personne qui part a déjà parcouru un long chemin vers la fin de l’amour, à travers des mensonges, des infidélités ou simplement en rêvant d’une autre vie.
Parfois, nous avons conscience que nous ne devrions plus aimer l’autre, parce que ce n’est pas ou plus réciproque, mais le cœur ne suit pas…
Le philosophe des Lumières David Hume disait que la raison est l’esclave, et doit uniquement être l’esclave, des passions. Les gens sont mus par les émotions et les désirs, auxquels la raison est subordonnée. Ce qui signifie, selon lui, qu’il faut apprendre à connaître ses passions, afin de mieux pouvoir en tenir compte lorsque quelque chose nous arrive. Cela signifie aussi qu’il est vain de lutter contre ses passions. Si l’on est confronté à un grand chagrin d’amour, il faut l’accepter. Et accepter de ne pas avoir l’air au top, de ne pas vouloir sortir de son lit, de manquer d’énergie…
La fin d’une relation peut survenir comme un coup de tonnerre dans un ciel serein pour celui qui la subit. Pourtant, vous décrivez minutieusement, dans des chapitres distincts, les signes avant-coureurs d’une rupture amoureuse: disputes, ennui et silence. Pourquoi ce trio-là?
Lorsqu’on analyse a posteriori un amour qui a pris fin, on voit souvent qu’il y avait bel et bien des signaux d’alerte. J’ai tenté de les identifier et de les décrire à travers des scènes envisageables dans la vie de couple. Je suis arrivée à trois signes incontestables, commençant par la dispute, et surtout les disputes répétées. Une dispute est le moment où l’on nie l’autre en tant que personne. On ne veut plus écouter, mais imposer sa propre vérité. Ensuite, il y a l’ennui. Bien sûr, il faut parfois s’ennuyer. Mais si la vie à deux devient constamment ennuyeuse, c’est qu’il n’y a plus d’intimité. La relation n’a plus rien d’extraordinaire. L’autre n’est plus l’élu. Le silence, enfin, survient lorsque l’on n’a presque plus rien à se dire. Il n’y a plus d’attention envers l’autre, dont on se détourne même parfois complètement. Le silence est le moment précis où l’histoire d’amour cesse d’exister.
Mais malgré les disputes, l’ennui et le silence, beaucoup de couples restent ensemble.
Un couple ou un mariage est bien sûr aussi un système socioéconomique. Il est tout à fait possible de rester avec quelqu’un que l’on n’aime plus. Mais c’est peut-être aussi la raison pour laquelle, un jour, on part soudainement. Mon sujet de recherche n’est pas tant la rupture elle-même que la perte de l’amour. Comment l’amour s’effrite peu à peu. J’essaie d’examiner les phases de cette dégradation.
En outre, et souvent à la suite des signes avant-coureurs dans ce processus de dislocation, il y a des comportements risqués ou des «liaisons dangereuses» qui, comme vous l’écrivez, sont presque inévitablement fatals à la relation.
Le problème se pose lorsque tout s’accumule: non seulement les disputes, l’ennui et le silence, mais aussi la profonde déception suscitée par l’autre. Cela entraîne une distance croissante, ou même le désir de ne plus faire l’amour ensemble. S’ajoutent à cela des comportements témoignant d’un éloignement et d’un détachement: infidélité, mensonges etc. Je n’ai rien contre l’infidélité en soi, mais celui qui garde l’infidélité secrète nie à nouveau l’autre en tant que personne. Dans ce sens, ce sont des comportements et des attitudes qui anéantissent l’amour. Avec le temps, cela devient irréparable. Et alors, il n’est parfois carrément plus possible de vivre sous le même toit: trop de tensions, de désillusions et parfois aussi de violence verbale ou physique.
Face au désamour, vous apportez malgré tout de l’espoir. Le sous-titre de votre essai est : Manuel pour un retour à la vie. Vous trouvez des outils pour surmonter le processus douloureux de la rupture auprès des poètes, des penseurs et des amis.
Ovide, à côté de L’Art d’aimer, a également écrit le poème didactique moins connu Remèdes à l’amour. C’est fascinant, car il propose vraiment des conseils pratiques. Selon lui, on peut guérir d’une rupture amoureuse en combattant la paresse (rires). Quand une relation se termine, recommande-t-il, «restez actif et travaillez dur». Cela peut certainement aider certaines personnes, mais je ne suis pas tout à fait d’accord avec lui sur le fait qu’il faille viser la guérison après une rupture amoureuse. Cela donne l’impression que, avec le bon traitement, l’état antérieur, celui d’avant la rupture, peut et doit être restauré.
Ce n’est pas nécessaire?
Non. Ce que je veux montrer, et c’est un message positif, c’est que la désintégration de l’amour n’est pas un échec. C’est simplement une épreuve de la vie qui nous change en tant qu’humain, et qui finalement nous apprend à mieux vivre. J’ai trouvé du soutien à cette idée chez le philosophe stoïcien Epictète. Il affirme que dans la vie, il y a des choses sur lesquelles nous avons un contrôle et d’autres qui se produisent indépendamment de nous, sur lesquelles nous n’avons aucun pouvoir. Nous devons apprendre à distinguer ces deux aspects, et à gérer de manière calme et réfléchie les choses sur lesquelles nous n’avons pas de prise. Cela me semble très intéressant. Car avec cet appel à réfléchir consciemment à des choses qui nous arrivent inéluctablement –comme la fin de l’amour– les stoïciens posent en fait la nécessité de prendre soin de soi. Concrètement, cela peut par exemple consister à bannir certaines images mentales. Si l’on continue à se visualiser avec la personne qui nous a quittée, situation à laquelle on ne peut rien changer, on se rend la vie très difficile. Il faut apprendre à remplacer ces images par d’autres, de nouvelles images de soi.
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Vous avez également trouvé de l’inspiration chez Freud?
Oui, dans son étude «Deuil et mélancolie». Freud y parle de ceux qui sont confrontés à la mort d’un être aimé. Mais il applique également la distinction entre le deuil et la mélancolie à un phénomène des siècles passés et certes daté, celui de la fiancée abandonnée. Selon Freud, elle doit traverser un processus de deuil. Concrètement, cela signifie qu’elle doit cesser de désirer l’objet de son amour, sous peine de sombrer dans la mélancolie et de ne plus être en mesure de retrouver l’estime de soi. Face à l’amour non réciproque, il faut d’abord être capable de retrouver l’estime de soi –cette idée de Freud est, je pense, essentielle.
Il s’agit, comme vous l’expliquez, de la différence entre la perte d’un être cher, que l’on accepte après un processus de deuil, et le manque, conséquence du refus de laisser partir l’autre.
Exactement. On ne peut pas rester dans un état de manque constant, dit Freud. Je trouve cela très puissant comme conseil. Mais cela suppose, bien sûr, tout comme chez les stoïciens, de faire un travail sur soi.
Peut-on faire ce travail seul?
C’est une autre dimension du retour à la vie après une rupture: chercher et utiliser le soutien social au sens large. Subir une perte amoureuse, c’est traverser un désert; au bout d’un moment, des oasis apparaissent çà et là, mais au début, il n’y a que le désert. C’est pourquoi les relations sociales sont si importantes durant ce voyage. Anciennes ou nouvelles relations, avec des amis, de la famille, des collègues, des voisins, etc., qui vous aident à vous orienter dans votre nouvelle vie, ou qui vous soutiennent. Cela peut être de petites attentions. Une amie qui appelle régulièrement. Un collègue qui demande chaque matin comment ça va et allège votre charge de travail parce qu’il est au courant de la situation.
Tout le monde ne dispose pas d’un tel réseau.
C’est parfois surprenant. Pendant la crise du coronavirus, des réseaux de soutien inattendus ont vu le jour. Mais on constate indéniablement de grandes inégalités. Je pense qu’il ne devrait pas seulement y avoir un soutien social informel mais aussi une politique sociale et collective, axée sur la perte amoureuse. Une rupture est perçue comme une affaire purement privée. Or, ce n’est pas le cas. C’est une expérience qui impose de se remettre sur pied. Dans une société qui valorise la performance, c’est précisément une phase de vie où quelqu’un ne peut pas performer. C’est donc là qu’un soutien institutionnalisé serait nécessaire. Pensez par exemple aux femmes qui se retrouvent soudain seules, tant émotionnellement que financièrement, avec des enfants à charge. Elles méritent un soutien sociétal, car elles font seules ce que les autres font généralement à deux.
A la fin de la traversée du désert, pour la personne qui a éprouvé un chagrin d’amour, il ne s’agit pas de restaurer l’ancien moi, mais plutôt d’accueillir quelque chose de nouveau, que vous appelez émancipation. Vous parlez même de la promesse d’une révolution personnelle…
L’émancipation est une affaire non seulement sociale, mais aussi individuelle. A mon avis, il ne peut jamais y avoir de transformation collective sans transformation personnelle. Ce que je veux montrer, c’est que l’expérience de la perte de l’amour peut également être un moyen de transformer l’amour lui-même. Cela signifie deux choses. Premièrement, celui qui a vécu une telle expérience acquiert un héritage. Cet héritage, c’est une connaissance de l’amour. Sa conception de l’amour a été confrontée à la réalité. Inévitablement, lorsqu’il rencontrera quelqu’un d’autre, il aimera d’une manière plus lucide et – espérons-le – beaucoup moins influencée par les normes sociétales. Plus fondamentalement, son vécu l’aidera à changer l’amour lui-même, en particulier les stéréotypes courants à ce sujet. Dans leurs relations, les hommes et les femmes, hétérosexuels surtout, peuvent être empêtrés dans des stéréotypes de genre, ce qui les empêche d’aimer correctement. S’il y a un bénéfice à tirer de l’extinction d’un amour, c’est certainement celui de remettre en question ces normes liées au genre –des normes qui, en général, font que les femmes sont encouragées à aimer les autres et les hommes à s’aimer eux-mêmes. Après le deuil d’une rupture amoureuse, les hommes peuvent apprendre à s’aimer un peu moins, et les femmes un peu plus (rires).
L’identité sexuelle elle-même peut emprunter de nouvelles voies après une rupture amoureuse?
En effet, de telles expériences transformatrices créent parfois les conditions pour plus de fluidité et ouvrent la porte à l’idée que le désir amoureux et sexuel n’est pas nécessairement lié au sexe. Peut-être qu’après un amour hétérosexuel, quelqu’un optera pour un amour homosexuel, ou vice versa. L’essentiel est que vivre la fin d’un amour est susceptible de conduire à une transformation radicale. Je qualifie cela de révolutionnaire. Car cette transformation personnelle peut remettre en question les relations de genre, et donc ébranler les fondements de notre société patriarcale. Une des grandes lacunes du féminisme, bien que cela commence lentement à changer, est le manque d’intérêt pour ce qui se passe dans la sphère intime. Alors que je crois que celle-ci est éminemment politique, et que nous devons donc aussi être féministes dans cette sphère intime.
«Nous devrions bien davantage intégrer dans nos relations l’idée de la finitude de l’amour.»
Féministe sous la couette?
Absolument, bien que je doive ajouter qu’en affirmant cela, nous n’avons encore rien dit en tant que féministes. Les féministes doivent être capables de décrire comment être féministe dans la sphère intime. C’est difficile, parce que, comme je l’ai dit, nous en parlons souvent uniquement quand tout va bien. Dès que les rapports de pouvoir entrent en jeu, dès que l’amour se brise, nous préférons nous taire. Mais c’est précisément ces dynamiques relationnelles que nous devons aussi analyser d’un point de vue féministe, c’est alors que cela devient intéressant.
Bio express
1964 Naissance, à Nevers (France)
1987 Entre à l’Ecole normale supérieure de Fontenay -Saint-Cloud
2008 Publie Le Sexe de la sollicitude (Seuil)
2011 Publie L’éthique du «care» (Presses Universitaires de France)
2014 Enseigne la philosophie de l’art à l’université Paris-VIII
2017 Coécrit, avec Guillaume Leblanc, La Fin de l’hospitalité (Flammarion)
2019 Est élue présidente de l’université Paris Lumières
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