La demande de tests de QI explose: qui sont les « hauts potentiels »? (enquête)
En une décennie, la demande de détection de «haut potentiel intellectuel» (HPI) de la part d’adultes a explosé. La science, grâce à l’imagerie cérébrale, permet désormais d’observer l’invisible: le cerveau d’un HPI en action. Décryptage.
Dès le premier épisode, la série, lancée en avril 2021, a pulvérisé les records d’audimat: plus de onze millions de téléspectateurs, en moyenne. Diffusée sur TF1, HPI (pour «haut potentiel intellectuel») raconte l’histoire de Morgane Alvaro, une mère célibataire de trois enfants au profil atypique, loufoque et borderline. Femme de ménage, elle est recrutée par la police judiciaire en raison de sa vivacité d’esprit, qui l’aide à résoudre des affaires complexes. Son quotient intellectuel est livré: 160. Un chiffre impressionnant que peu de surdoués atteignent. En fait, un QI de 130 aurait suffi à la déclarer HPI.
Ce cliché selon lequel le HPI serait vaniteux, méprisant, cassant, m’irrite.
Bruno Colmant
La série ne se démarque pas d’autres, Scorpion ou The Big Bang Theory, en véhiculant un chapelet de clichés et en brossant les portraits de personnages assez éloignés des surdoués ordinaires. Par exemple, HPI prend un lieu commun au pied de la lettre, celui qui veut que les personnes surdouées soient particulièrement pénibles à vivre. «Il est vrai que ce cliché selon lequel le HPI serait vaniteux, méprisant, cassant, m’irrite, déclare Bruno Colmant, tout juste 61 ans, docteur en économie appliquée, qui se consacre désormais à la consultance, à l’écriture aussi. Ce que j’aimerais, en revanche, c’est trouver de la bienveillance et non du rejet. J’ai envie de dire “Acceptez-moi, acceptez-nous”.»
L’homme est en effet doté d’un QI largement supérieur à 130 et, surtout, d’une curiosité insatiable, d’une hypersensibilité aux stimuli, d’un cerveau qui fonctionne comme un turbo. En témoigne son CV. Après avoir décroché un diplôme d’ingénieur commercial à la Solvay Brussels School, la carrière qu’il a embrassée n’a rien d’un parcours classique. Encore moins de laborieux. Master en sciences fiscales, master of Business Administration (aux Etats-Unis), directeur financier chez ING, directeur de cabinet chez Didier Reynders (MR) alors ministre des Finances, président de la Bourse de Bruxelles, professeur de finance au sein de plusieurs universités, conseiller auprès du groupe international d’assurance Ageas, associé dans la société de consultance Roland Berger, CEO de la banque Degroof Petercam, auteur d’une septantaine d’ouvrages… «Je ne l’ai jamais caché, mais je ne l’ai jamais revendiqué, c’est juste une partie de moi», souligne-t-il.
Bruno Colmant voit dans son haut potentiel intellectuel «une capacité d’abstraction, c’est-à-dire une aptitude à conceptualiser en permanence une situation, en la détachant du quotidien, en l’imaginant de manière presque spatiale».
Le HPI concerne, selon les experts, environ 2,2% de la population générale, soit, en Belgique, un peu plus de 230 000 individus, parmi lesquels la proportion de femmes et d’hommes est à peu près identique. Le Pr Jacques Grégoire, docteur en psychologie et responsable du centre de consultation spécialisée pour les personnes à haut potentiel à l’UCLouvain, soumet ceux qu’il reçoit à un test de QI, un «objet qui fascine autant qu’il est critiqué au sein de la société». L’outil permet une mesure générale de l’efficacité du fonctionnement mental cognitif d’une personne. En d’autres termes, «l’intelligence ne se voit pas. On ne voit que des actes intelligents. Le QI représente donc une mesure indirecte de ces tâches».
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Celui-ci donne une excellente information sur les compétences, sur la puissance mentale générique d’un sujet: sa rapidité, sa mémoire à court et à long terme, son attention, sa capacité de raisonnement, ses connaissances… Et quand les scores sont élevés, cela signifie qu’il possède des ressources supérieures, voire très supérieures, à la normale – la moyenne des individus se situant entre 90 et 110. En résumé, même si le test ne permet pas d’évaluer l’intelligence émotionnelle ou sociale, la motivation ou encore la créativité, la donnée du QI reste la moins subjective et la moins aléatoire. Voilà donc la question du QI évacuée. Explorons plutôt la machine cérébrale d’un HPI: qu’a-t-elle de particulier?
Un serveur plus puissant chez les hauts potentiels
Un hyperactif cérébral, qui a appris à maîtriser sa mécanique avant d’en explorer toute la puissance: c’est ainsi que se décrit Bruno Colmant. Et lorsqu’il expose la façon dont fonctionne sa pensée, celle-ci emprunte une voie particulière. «J’identifie des microdétails, que ce soient sur un visage, dans une situation, dans une perception. Ces microdétails créent des résonances internes et me conduisent à partir du plus petit vers le plus grand. Je suis ainsi systématiquement interpellé par le microscopique pour, ensuite, parvenir à conceptualiser le macroscopique, explique Bruno Colmant. C’est une prédisposition troublante, parce qu’elle n’est pas du tout de nature déductive – on ne part pas du principe général vers le particulier. Elle est de nature inductive et conduit en permanence, comme un immense champ d’équations, à intégrer des microsignaux dans un agrégat. Tout cela est très mouvant, peu rassurant de la prospective, de la représentation d’une situation que l’on peut en tirer.»
Le HPI concerne environ 2,2% de la population, soit, en Belgique, un peu plus de 230 000 individus.
Pour autant, un score plus élevé ne fait pas du cerveau d’un HPI un mutant. La science parvient aujourd’hui à analyser quelques paramètres de cette hyperintelligence, sans toutefois pouvoir tout expliquer. Des études réalisées grâce au développement des IRM cérébrales (imageries par résonance magnétique) ont permis de localiser des activations particulières du cerveau. Leur cerveau n’est pas plus volumineux que la moyenne. Il ne fait pas d’étincelle. Il ne bout pas non plus. Chez le HPI, la vitesse de traitement des informations est ultrarapide à tous les niveaux. Tout «voyage» beaucoup plus vite et il y a davantage de réseaux et d’aires cérébrales sollicitées en même temps. Les capacités de mémorisation sont aussi plus importantes: le cerveau HPI retient plus d’informations à court, moyen et à long terme.
Les méta-analyses (synthèse de plusieurs études scientifiques) recensent également une importante interaction des circuits cérébraux, entre les zones frontales, celles des fonctions exécutives comme la planification, et les zones pariétales, plaques tournantes de la distribution des informations dans l’ensemble du cerveau. Enfin, les fibres nerveuses du cerveau d’un HPI, situées dans le corps calleux et qui relient les deux hémisphères cérébraux, sont entourées de davantage de myéline, la «matière blanche», une sorte de gaine isolante. Les régions très myélinisées forment la «substance blanche». Cette myéline, justement, accélère la propagation de l’influx nerveux d’un facteur 50 à 100. Elle renforce ainsi la connectivité – donc l’efficacité – des circuits cérébraux.
C’est pourquoi le cerveau du HPI est organisé de manière plus efficace, plus performante, plus rapide ; ses connexions sont meilleures et plus nombreuses. «Nous possédons tous ces facultés, mais développées à des degrés divers. En clair, et contrairement à un mythe très répandu, le HPI ne pense pas différemment», souligne Jacques Grégoire, qui, en tant qu’expert, participe régulièrement aux mises à jour des versions belges et françaises des tests de Wechsler, les plus usités en Belgique et dans le monde. «Schématiquement, son cerveau comparé à un cerveau normal, c’est un peu comme deux ordinateurs dotés des mêmes logiciels et donc des mêmes fonctions, mais avec un serveur beaucoup plus puissant, doté de plus de mémoire, d’attention, de capacités d’analyse. Chez lui, tout l’orchestre joue en même temps, pas uniquement le premier violon.»
La salle d’attente du Pr Jacques Grégoire, aujourd’hui, est constituée pour moitié d’adultes. En revanche, les demandes de détection chez l’enfant et l’adolescent demeurent stables.
Hauts potentiels: des mythes démontés
Parmi les raisons de cet engouement, la récente série HPI, mais aussi une littérature abondante sur le sujet, au cours de cette décennie, dont les livres de Christel Petitcollin et de Monique de Kermadec, Je pense trop (Guy Trédaniel, 2010), L’Adulte surdoué (Albin Michel, 2011), et, particulièrement, celui de Jeanne Siaud-Facchin, Trop intelligents pour être heureux (Odile Jacob, 2008). Ce dernier, qu’on appelle long-seller, figure toujours dans les dix livres les plus vendus chaque mois chez Odile Jacob. Le HPI y est associé à «une sensibilité, une émotivité, une réceptivité affective». Une définition qui a permis à beaucoup de gens de s’y retrouver. Mais une définition contestée par Jacques Grégoire et son confrère Nicolas Gauvrit, mathématicien, psychologue et chercheur en sciences cognitives à l’Ecole pratique des hautes études de Paris, qui a rédigé, l’an dernier, l’ouvrage Psychologie du haut potentiel: comprendre, identifier, accompagner (1).
La thèse développée par ces auteurs est que le HPI est un facteur de difficulté sociale et émotionnelle. Ce que les études ne montrent pas forcément, selon Jacques Grégoire et Nicolas Gauvrit. Ainsi en est-il d’une série de mythes sur le HPI: inadapté, hypersensible, anxieux, dyslexique… Ou encore en échec scolaire: ce préjugé, singulièrement, a la dent dure. Or, depuis l’invention des tests d’intelligence, les nombreuses études et les cliniciens démontrent l’inverse: «Plus les enfants ont des QI élevés, mieux ils réussissent scolairement, plus ils atteignent un niveau de diplôme élevé, plus ils obtiennent des revenus élevés, plus leur employeur est satisfait, meilleure est leur santé et plus leur espérance de vie est longue», écrivent Nicolas Gauvrit et Franck Ramus, auteurs de l’article «La légende noire des surdoués», paru en 2017 dans La Recherche. En gros, même s’il existe des HPI en échec scolaire, la théorie selon laquelle ils le sont généralement ne repose sur aucun fondement rationnel.
L’intelligence ne se voit pas. On ne voit que des actes intelligents. Le QI représente une mesure indirecte de ces tâches.
Autre mythe qui résiste: leur hypersensibilité. «Il s’agit d’un raccourci. Rien ne vient étayer le concept et nécessite encore des explorations», répond Jacques Grégoire. Pour l’heure, plusieurs études et méta-analyses suggèrent, dans leurs conclusions, que les sujets jeunes ne sont pas plus anxieux que les autres en moyenne. Ils semblent ne pas être plus dépressifs ou stressés non plus, même si les preuves, ici, sont moins établies. Quant aux troubles d’apprentissage, de l’attention, autistiques, ils ne sont pas plus fréquents chez eux que dans le reste de la population.
D’où ces fantasmes peuvent-ils tirer leurs origines et parfois infuser au sein même des experts? Pour Jacques Grégoire, sans doute d’un «biais de recrutement», des conclusions hâtives étant trop souvent tirées d’échantillons non représentatifs de la population générale. Qui les psychologues voient-ils se présenter? Des adultes et des enfants à problèmes ou éprouvant de simples difficultés. Un test de QI est alors fréquemment réalisé, afin d’évaluer la situation du sujet et d’établir éventuellement un diagnostic. Parmi les individus testés, certains se révèlent à haut potentiel intellectuel. Mais de là à associer HPI et problèmes…
«En Belgique, où les tests de QI ne sont pas administrés de manière systématique à toute la population, et où leur usage est réservé aux psychologues diplômés, la plupart d’entre nous ne passera jamais un test de QI et ne connaîtra donc jamais son score, y compris s’il est supérieur à 130.» Résultat: la plupart des HPI n’ont jamais passé de test de QI et sont des HPI qui s’ignorent. Ce sont les HPI «ordinaires», ceux qui généralement réussissent, qui ont grandi dans environnement stable, adapté, et qui sont ignorés des psys.
«Une mauvaise chimie»
Pour des adultes HPI non détectés, «cette différence rare, pas un trouble», selon le professeur de psychologie, peut conduire à s’interroger, puis à consulter. Les motifs sont essentiellement l’ennui et le sentiment de décalage avec les autres sans l’avoir jamais compris. «Le problème, pour un HPI, réside dans la difficulté d’être en phase avec les autres. Il est soit en avance, car il se projette dans l’avenir, il va plus vite, soit il est en retard, car il s’est attardé sur un point essentiel à ses yeux, témoigne Bruno Colmant. Toute la difficulté est de trouver un juste positionnement par rapport au temps.»
Rien ne lui avait vraiment mis la puce à l’oreille. Le sexagénaire d’aujourd’hui a grandi dans un environnement protégé, une petite ville de province, loin alors de Bruxelles et de ses mouvements sociaux. A l’école, son HPI se traduit par une certaine inadaptation qu’à l’époque, on tente de comprendre. En vain. A l’université, le jeune étudiant «étouffe» son potentiel et manque de confiance en lui. «Une mauvaise chimie», résume Bruno Colmant. A presque 40 ans, mal dans sa peau, il se soumet à un test de QI.
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Justement, faut-il ou non passer un test de QI à l’âge adulte? Dans le cas des enfants en butte à des difficultés scolaires ou relationnelles, cette étape peut être nécessaire pour poser un diagnostic. Pour l’adulte, c’est plus discutable. «Nous refusons toujours si c’est la seule demande. Ce ne serait pas déontologique. On n’est pas là pour faire un étiquetage. En revanche, on recevra quelqu’un qui pense qu’un éventuel QI élevé pourrait expliquer certaines difficultés rencontrées au cours de sa vie», tranche Jacques Grégoire. Qui ajoute d’emblée: «Si un HPI peut participer aux problèmes éprouvés, ce n’est jamais l’unique explication de la souffrance, qui est souvent à chercher ailleurs. Et notamment dans les difficultés de gestion émotionnelle, qui ne sont pas des caractéristiques propres aux HPI.»
Beaucoup d’adultes ont eu besoin de cette validation pour retrouver l’estime de soi, être rassurés sur les capacités. Ils se trouvaient nuls, pas à la hauteur, parfois au bord de la dépression. Les voilà confortés. Cependant, au centre spécialisé de l’UCLouvain, la hausse d’une demande de détection de la part d’adultes interroge les professionnels. Ils estiment que «c’est mal poser la question». Cette augmentation des consultations au sein de la population adulte soulève plutôt le débat sur les besoins spécifiques des HPI, à l’école, dans les familles et dans la société, en général.
« Je considère que j’ai un devoir par rapport à ce don dont j’ai hérité, qui m’oblige à me rendre utile aux autres »
Bruno Colmant
Pour Bruno Colmant, le test a été l’occasion d’un redémarrage, d’un reset. «Ça nous ouvre à nous-mêmes et on accepte mieux notre singularité.» Puis, il s’est demandé ce qu’il allait en faire – il évoque l’injonction d’une compétence, d’une capacité, d’un «cadeau» qu’il serait bien vu d’utiliser au maximum. «Je considère que j’ai un devoir par rapport à ce don dont j’ai hérité, qui m’oblige à me rendre utile aux autres. Avec, en toute occasion, une obsession personnelle: éviter toute dimension narcissique.» Son choix s’est porté vers la prospective économique, sa passion, qu’il transmet «de manière intuitive, par des écrits et des cours, à des lecteurs et à des étudiants et qu’il souhaite offrir à la critique».
«La plupart des HPI ne sont pas des gens heureux. Ils sont fatigués d’eux-mêmes, fatigués d’avoir cette matrice, cette espèce de jeu d’équations permanent. C’est une réelle activité et ils ne dorment que d’un œil.» Sa boulimie de savoir, visiblement jamais rassasiée, qu’il justifie par une «grande curiosité», l’amène à consacrer deux heures quotidiennes à apprendre, lire, étudier. Une caractéristique des HPI, car leurs singularités demeurent ; les anciens enfants précoces qu’ils ont été n’ont pas disparu à l’âge adulte.
Retrouvez notre podcast « Dans la tête d’un “superintelligent”: “Acceptez-moi. Acceptez-nous” » sur toutes les plateformes d’écoute et sur levif.be/podcasts.
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