Elsa Godart: «La culture du vide donne l’illusion d’une vie facile» (entretien)
Autrice de plusieurs ouvrages sur l’éthique du numérique, Elsa Godart rappelle que la réflexion sur le virtuel ne doit jamais se faire hors des enjeux de société globaux. La philosophe et psychanalyste en profite aussi pour mettre en garde contre les mécanismes de culpabilisation sociale, en particulier envers les mères.
Vingt ans de recherches sur l’éthique, notamment dans le domaine médical, ont amené Elsa Godart a s’intéresser de plus près au numérique et à la manière dont il imprègne nos vies, dont il modifie notre manière d’envisager la relation à l’autre et au monde. Membre du comité d’éthico-vigilance auprès de la Cellule éthique du numérique en santé, elle s’intéresse particulièrement aux enjeux subjectifs que sont les réseaux sociaux, les applications, les avatars et les comportements addictifs, ainsi qu’aux risques existentiels que représentent ces plongées dans le monde virtuel, surtout pour les jeunes. Philosophe, psychanalyste, essayiste et directrice de recherches, Elsa Godart s’inscrit dans une démarche holistique. Elle n’envisage le numérique qu’à travers les enjeux et les mutations de la société contemporaine.
En 2024, elle cofonde, avec le philosophe et sociologue Pierre-Antoine Chardel, l’Institut de recherche en éthique du sujet numérique (Iresn). Ensemble, ils réunissent une équipe pluridisciplinaire et internationale de scientifiques pour penser les enjeux des mondes numériques et travailler sur le développement d’une éthique de l’intelligence artificielle. L’objectif, à terme, étant de faire aboutir une Déclaration des droits et des devoirs des citoyens numériques. Directrice de recherche à l’université Paris Cité, enseignante à l’ULB, Elsa Godart a également développé une formation en «éthique et numérique» à l’université Paris-Est Créteil.
A travers ses essais, elle explore également le rapport à soi et aux autres, l’amour, la sincérité, la liberté, la bienveillance. Je selfie donc je suis. Les métamorphoses du moi à l’ère du virtuel, ainsi que Les Vies vides, explorent le besoin effréné de reconnaissance et de valorisation qui caractérisent nos sociétés modernes.
Maman solo, féministe, la philosophe s’engage en outre pour le droit à une vie décente pour les femmes qui élèvent seules leurs enfants. A la suite d’un rendez-vous particulièrement éprouvant chez une pédiatre, elle s’attaque au phénomène de la culpabilisation sociale dont elle dénonce les mécanismes dans En finir avec la culpabilisation sociale… pour être enfin libre. Thème repris par Mona Chollet dans son dernier ouvrage Résister à la culpabilisation.
Vous visez l’élaboration d’une Déclaration des droits et devoirs du citoyen numérique. Est-il urgent de mettre fin aux dérives du Web?
Dans le cadre de mes recherches sur l’éthique, notamment dans le milieu médical, je me suis penchée sur ce que serait une législation, une réflexion éthique, que ce soit dans le champ du numérique au sens large ou plus particulièrement appliquée au domaine de l’intelligence artificielle. Je pense notamment à la conférence d’Asilomar sur l’IA bénéfique, qui s’est tenue en 2017 et qui a donné lieu à un ensemble de lignes directrices pour la recherche sur l’IA. Mais aussi à ce qui est train de se passer en Chine (NDLR: qui ambitionne de devenir un leader global en matière de gouvernance des données et de la régulation d’Internet). Une cinquantaine de principes devraient être annoncés en 2025 et énormément de moyens ont été mobilisés pour les distiller dans la société. De nombreux développements sont donc en cours. En examinant ces textes, il est apparu qu’une véritable guerre des normes éthiques est en train de se jouer concernant le numérique. Une première observation: tous les usages du numérique ne sont pas à mettre sur le même plan. Le fonctionnement des algorithmes d’Amazon n’est pas comparable à celui des réseaux sociaux, ni avec l’IA qui permet, par exemple, de détecter un cancer du sein. Or, la grande majorité des principes éthiques du numérique sont à la fois trop généraux et trop vastes pour répondre à ces problématiques spécifiques. Ils traitent aussi bien de la sécurité des IA ou des données que des questions de gouvernance ou encore des enjeux techniques, sans distinctions.
Vous relevez aussi d’autres écueils rencontrés lorsqu’il s’agit de dresser un cadre éthique autour de l’intelligence artificielle…
Les individus qui s’intéressent à l’éthique de l’IA sont souvent des informaticiens, parfois des juristes, des économistes ou au mieux des sociologues des algorithmes. Rarement des philosophes, alors que l’éthique est née de la philosophie. C’est paradoxal. C’est pourquoi il est indispensable de développer une approche collective et pluridisciplinaire de l’éthique de l’intelligence artificielle sous-tendue par une réflexion philosophique. Dernier argument, le plus important: ces grands principes éthiques établis par des institutions ou des organisations partent d’un a priori négatif de l’objet technique, envisagé comme une menace potentielle contre laquelle il faut se défendre. L’approche que je propose est radicalement différente. Il s’agit de partir d’une défense d’une certaine vision du sujet humain que l’on voudrait préserver envers et contre tout et non d’une lutte contre l’objet technique. Cela nécessite d’avoir une certaine idée de ce qu’on entend par «sujet». Le sujet est doté d’une conscience réflexive, potentiellement d’un inconscient, d’un libre arbitre, traversé de part en part par le désir, sujet de langage tout autant que de relation, fait de chair et d’émotions… Chaque sujet est unique par le vécu qui le définit et le lien unique qu’il entretient avec le monde. L’autre question qui se pose, in fine, est: dans quel monde voulons-nous vivre et laisser à nos enfants? Cela suppose une certaine vision de l’humanité et de créer une utopie politique, sociale. Partant de l’idée que face à une telle innovation nous sommes confrontés à ce que le philosophe allemand Hans Jonas appelait en 1979 un «vide éthique», l’Institut d’éthique du sujet numérique a relevé le défi de proposer une nouvelle perspective éthique. Pour ce faire, un «label» destiné aux organisations afin de garantir la validité éthique de leurs innovations sera proposé.
«La médecine, ce n’est pas que des soins techniques, c’est aussi et surtout la relation de soin.»
Un tel label nécessiterait un accord, a minima à l’échelon européen, sur la manière d’intégrer ces principes et de sanctionner ceux qui ne les respecteraient pas. Or, les institutions nationales et supranationales peinent déjà à faire respecter par les plateformes les législations existantes et à freiner leurs ambitions du tout à l’IA…
Je ne suis pas naïve au point de me dire que de grandes idées pourront contrecarrer le pouvoir de l’argent et le pouvoir tout court. Mais bien que la réflexion éthique ne soit que consultative, il n’empêche qu’elle peut influencer la loi. Le non-respect de la Déclaration universelle des droits de l’homme, par exemple, génère l’indignation, la honte et la culpabilité, car il s’agit de principes profondément ancrés. Pour le numérique aussi, l’éthique doit s’inscrire dans la pratique et pas uniquement dans la théorie. Notamment parce que face au pouvoir de personnes telles qu’Elon Musk et Donald Trump, il est important de pouvoir fixer des limites. Je crois en un esprit humain très fort, capable de se préserver de l’autodestruction. Je crois également en la force du collectif et en son pouvoir de transformation.
Vous questionnez également sur la manière dont l’IA peut rendre le milieu médical plus empathique, en soufflant aux soignants la manière d’annoncer une mauvaise nouvelle, par exemple. N’irait-on pas, au contraire, vers davantage de déshumanisation?
L’intelligence artificielle est déjà utilisée par les médecins, notamment pour poser ou renforcer les diagnostics. La pratique s’est fortement développée pendant la pandémie de Covid. Aujourd’hui, l’IA est également utilisée pour aider le médecin à annoncer ce diagnostic au patient. Utiliser cette technologie peut aider les soignants à se montrer plus humains, mais il est impératif de bien évaluer au préalable quels sont les apports et les limites de ce genre de programme. Actuellement, le discours officiel, policé, consiste à dire qu’en couplant l’expérience humaine médicale et l’IA, on attend une plus grand efficacité. En réalité, il existe des domaines où l’IA est bien plus performante que l’être humain, par exemple dans tout ce qui est très technique. Mais la médecine, ce n’est pas que des soins techniques, c’est aussi et surtout la relation de soin. Avec une cabine installée dans une gare qui propose une amorce de diagnostic annoncé par un bot, le lien humain est inexistant. Les patients ont-ils réellement envie d’une médecine sans soignants? J’en doute fort. Rien ne remplace le contact, le regard, les mots, l’émotion. L’empathie par exemple, qui permet d’éprouver les émotions des autres sans pour autant les confondre avec les siennes, est au cœur de la relation de soin. Qu’en est-il de l’empathie à travers un programme algorithmique? Tant que l’IA ne sera pas capable de développer un éprouvé «psycho-sensible», c’est-à-dire où le corps et l’esprit sont liés à travers une sensibilité unique, l’empathie virtuelle n’a aucun sens. Il n’est pas possible de tricher avec le monde intérieur d’un sujet. Le soin humain n’est pas substituable à une machine.
L’empathie fait aussi partie des injonctions sociales. Au départ de votre propre expérience, notamment en tant que mère, vous identifiez les mécanismes de la culpabilisation sociale. En quoi la multiplication de ces injonctions nuit-elle à notre épanouissement?
Depuis quelques années déjà, je vois arriver dans mon cabinet de psychanalyste des parents qui veulent simplement être rassurés sur le fait qu’ils sont de «bons parents». Il existe en effet un climat d’auto-ubérisation, d’autoévaluation permanente qui consiste à nous demander à tout moment si on est à la hauteur des attentes de la société: suis-je un bon parent?, un bon amant?, une bonne amie? Suis-je assez cultivé(e)? Assez performant(e) au travail? Cela crée une pression interne, laquelle est amplifiée par le regard des autres, qui lui-même est démultiplié avec les usages du virtuel. L’an dernier, j’ai mené une enquête auprès de tous types de mamans, quel que soit le contexte. La conclusion à laquelle je suis arrivée, c’est que mariée ou pas, en couple ou pas, cela reste toujours très compliqué pour les mères. Une situation qui affecte plus durement encore les mères solos, dont la vie est faite de bricolage et de système D. Or, il semble impossible de pouvoir être une mère qui s’engage pleinement et concrètement dans la maternité tout en menant un engagement, qu’il s’agisse d’un travail ou d’une passion. Impossible de vivre une maternité et une vie libre de femme en même temps, en somme. La société prône l’autonomie, le libre arbitre. Elle donne à penser que tout est possible. C’est de l’enfumage. Dans les faits, c’est totalement irréalisable, intenable. A vouloir tout mener de front, on passe à côté de sa propre vie, on a le sentiment de l’échec permanent, car rien n’est pleinement satisfaisant. Ce sujet, ce combat, est d’ailleurs le sujet de mon prochain livre.
«A vouloir tout mener de front, on passe à côté de sa propre vie, on a le sentiment de l’échec permanent, car rien n’est pleinement satisfaisant.»
La place de l’enfant au sein de la famille, de la société, a fortement évolué. Ses droits sont mieux protégés et son épanouissement fait l’objet d’une attention accrue. C’est indéniablement une avancée, mais cela pousse le parent à se montrer infaillible…
Certains courants éducatifs, comme l’éducation positive, ont mené à des changements bénéfiques mais ont aussi, de par leurs dérives, renforcé les injonctions liées à l’éducation, à la santé de l’enfant, à sa place. Les réseaux sociaux y sont pour quelque chose mais le regard social est également très lourd. Ces injonctions sont souvent destinées aux femmes, qui restent très majoritairement en charge des enfants. Or, comme il est impossible de répondre aux attentes de la société et de gagner toutes les guerres sur tous les fronts en même temps, cela engendre de la culpabilité. Oh non! J’ai raté la sortie de l’école!; oh non! Je rentre trop tard du travail!; oh non! Je n’ai pas pu répondre à temps à cet appel d’offre, être présente à cette réunion, me rendre à cette conférence car mon enfant avait besoin de moi… C’est cela que j’appelle la «culpabilisation sociale». L’objectif de mes travaux est d’amorcer une révolution de l’approche archaïque de la maternité dans le champ social. Mon féminisme est en ce sens un «maternisme».
Cette culpabilisation sociale s’étend à d’autres sphères que la parentalité. Monde professionnel, urgence climatique, inégalités sociales, conflits mondiaux: ne risque-t-on pas de rendre l’individu indifférent à ces enjeux, coupable de tout mais responsable de rien?
Cette culpabilisation déresponsabilise le sujet et en fait un mouton, un pantin, un automate. Elle favorise le repli sur soi. La personne, en voulant sortir de la honte et de la culpabilité, cesse de s’ouvrir au monde, de faire communauté, de faire corps. Il lui est alors impossible de se révolter contre ces injonctions. Il ne demeure plus que la soumission volontaire comme ultime recours pour sortir au plus vite de ces sentiments négatifs. C’est aussi, d’un point de vue politique, une manière de mettre un peuple à genoux, de lui confisquer sa liberté, l’air de rien. Il est surprenant de voir à quel point il n’est pas difficile pour un peuple de sacrifier sa liberté, combien, sous prétexte d’un intérêt quelconque, l’individu est prêt à partager ses données.
Comment en sont-ils arrivés à renoncer si vite à leur liberté contre quelques accès à un monde virtuel?
Notre besoin de reconnaissance est impossible à rassasier. Dans Les Vies vides, je décris un certain type de sujets, ceux qui ont été vidés de leur subjectivité par le champ du virtuel. Le virtuel offre la perspective de paradis artificiels où tout semble facile, accessible: une personne fait un commentaire négatif? Je la ghoste sans aucun échange. Un cours à donner mais aucune envie de prendre le RER? Vite, une visioconférence. Une envie de chocolat à minuit? Je passe la commande, je suis livrée dans les dix minutes sans bouger de mon canapé.
Toutes ces facilités nous entraînent donc vers une forme de vide?
Je distingue les existences virtuelles de la vie matérielle. Les influenceurs, par exemple, représentent cette culture du vide. Ils donnent le sentiment que tout est accessible sans le moindre effort, sans travail. Qu’il est possible de gagner de l’argent simplement en souriant. Cela donne l’illusion qu’il est possible de se modifier à loisir, de paraître plus jeune, plus beau. Telles sont les illusions des existences virtuelles. La vie, le vivant, c’est autre chose. C’est là où on ne peut se dérober. C’est la vie matérielle à laquelle on ne peut se soustraire, contre laquelle on se fracasse: la maladie, la mort de l’autre, les échecs professionnels, les douleurs, les ruptures, les déceptions. Tout le tragique qui fait aussi la valeur et l’intensité de la vie elle-même. Avec le métavers, il est même possible de duper le cerveau sur les sensations, les émotions. Si tout est accessible depuis le canapé, pourquoi l’individu ferait-il l’effort d’aller à la rencontre de l’autre, de sortir, de se confronter à une vie dans laquelle il est impossible de faire marche arrière, où il faut rendre des comptes?
Est-ce la solitude qui pousse les individus vers les réseaux sociaux, ou sont-ce eux qui les isolent?
La réflexion sur le numérique et le virtuel ne doit jamais être envisagée indépendamment des enjeux de société globaux. Ce n’est pas le numérique qui modifie la société, c’est la société qui se modifie. Cela nous oblige à penser les mouvements du contemporain dans leur globalité. De ce point de vue, il est clair que la société contemporaine produit de l’isolement et de la solitude, lesquels sont accentués par les usages du numérique. Et, paradoxalement, si tant de gens sont accros aux réseaux sociaux, c’est parce qu’ils créent du lien à l’autre et au monde.
Le virtuel permet-il également de mettre un filtre sur nos douleurs, d’édulcorer les épreuves de la vie, en cas de deuil, par exemple?
C’est effectivement un exemple assez parlant d’usage du virtuel dans le champ de la subjectivité. Il est possible aujourd’hui, grâce à des applications, de créer des photos d’événements qu’il est impossible de vivre avec la personne disparue. Dans le cas d’un enfant décédé, par exemple, l’IA propose de construire une histoire avec les photos de son anniversaire, de sa cérémonie de diplôme, de son mariage. Elle est même capable de reproduire la voix de l’enfant pour que le parent puisse avoir des discussion avec lui. On imagine parfaitement le trauma, le désarroi, le trouble que cela peut produire.
Bio express
1978
Naissance, à Toulon.
2005
Doctorat en philosophie (université Paris-Sorbonne).
2011
Doctorat en psychologie (université de Strasbourg).
2016
Publie Je selfie donc je suis. Les métamorphoses du moi à l’ère du virtuel (Albin Michel).
2020
Crée et coordonne un diplôme universitaire en éthique et numérique à l’université Paris-Est Créteil (Upec).
2021
Parution d’En finir avec la culpabilisation sociale… pour être enfin libre! (Albin Michel).
2023
Sort Les Vies vides. Notre besoin de reconnaissance est impossible à rassasier (Armand Colin).
2024
Cofonde l’Institut de recherche en éthique du sujet numérique (Iresn).
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