Cravate
François Hollande, un président #normal» attaché à la cravate de travers. © REUTERS

Série (2/7) | La cravate, histoire d’un déclin: comment elle passe de symbole du pouvoir à accessoire ringard

Mélanie Geelkens
Mélanie Geelkens Journaliste, responsable éditoriale du Vif.be

La cravate, pour son 100e anniversaire, s’offre… un déclin: le must de la coolitude, désormais, est de s’en passer. Elle n’en reste pas moins un signe de pouvoir et de masculinité.

Une fouille minutieuse de toutes les archives de presse ne permettrait pas d’en exhumer une seule: les photos de lui affublé de cet accessoire n’existent tout simplement pas. Un veston, oui; recouvrant un tee-shirt ou une chemise. Mais une cravate, en aucun cas! Même pas lorsqu’il est convié chez le roi. Raoul Hedebouw «n’a jamais aimé en porter». Une simple question de goût, «mais pas de principe», assure-t-il. Vraiment?

Ça ne doit certes pas être très agréable, ce truc serré autour du cou. «C’est, d’abord, un accessoire qui maintient. Cela a une incidence sur la façon de se tenir», note Jérémie Brucker, historien et affilié au laboratoire de recherche de l’université d’Angers. Alors c’est peut-être une question de confort, si tant d’hommes ont tendance à la laisser tomber depuis quelques années. Les statistiques officielles belges n’existent pas, informe Statbel. Mais en France, selon des données de l’institut Kantar, les ventes s’affaisseraient d’année en année: de trois millions d’exemplaires écoulés en 2012 à 1,42 million en 2019. En sept ans, toujours chez nos voisins, la proportion d’hommes investissant au moins une fois par an dans cette bande de tissu serait passée de 6,6% à 2,5%. Depuis, le Covid et le télétravail n’ont pas aidé à stopper l’érosion.

Même en visite chez le roi, Raoul Hedebouw a le col ouvert: «Ce n’est pas une question de principe», assure-t-il. © BELGAIMAGE

«Je n’appartiens plus à ce monde ancien»

S’afficher sans n’a plus rien de choquant. En politique (les débats télévisés avant les élections du 9 juin, par exemple, ont démontré un port aléatoire de la part des présidents de parti), au bureau, chez les chefs d’entreprise… Ça a même un petit côté cool, innovant, casseur de codes. Genre col roulé de Steve Jobs. Ou tee-shirt manches courtes de Mark Zuckerberg. «Ceux qui imaginent le futur n’ont aucun intérêt à s’inscrire dans la tradition, interprète Jérémie Brucker. Dans leur habillement, ces patrons de la tech doivent montrer qu’ils sont des hommes d’avenir, pas du passé.» Elon Musk aurait sans doute l’air moins visionnaire s’il s’affichait partout en costume trois pièces. «Idem en politique: faire l’impasse peut être une manière d’affirmer « je n’appartiens plus à ce monde ancien ».»

Le cou libre, ce nouveau cool. «Le but est souvent de se montrer plus accessible, poursuit l’historien. Mais cela peut s’avérer une fausse bonne idée: le signal envoyé dépend de la personne. Certains revêtent leur costume sans l’habiller, ce qui devient contreproductif.» A la François Hollande, ce «président (tellement) normal» qu’il portait son accessoire systématiquement de guingois, devenant abondamment moqué. Un site, intitulé «François, ta cravate!» (désormais hors ligne, il avait été créé par un partisan de l’UMP), recensait même très minutieusement le nombre d’apparitions publiques de traviole (parfois plusieurs centaines). Lorsqu’il a annoncé se présenter en Corrèze aux législatives des 30 juin et 7 juillet, plusieurs articles de presse se sont d’ailleurs empressés de railler le «retour de François Hollande et de sa cravate de travers».

C’est que même si de plus en plus d’hommes la délaissent, la bande d’étoffe n’a pas perdu sa symbolique. De rigueur, d’abord. «Celui qui la porte mal, de guingois, donnera l’impression d’être négligent», pointe Jérémie Brucker. Son caractère contraignant révèle aussi, d’une certaine manière, la capacité du mâle individu à respecter des ordres, à s’astreindre à une discipline. C’est que l’accessoire a des origines militaires: les premières traces d’un objet similaire –un nœud en soie– remontent au IIIe siècle avant Jésus-Christ, chez les soldats de la garde personnelle de l’empereur chinois Qin Shi Huang. L’ancêtre de la version actuelle (tout comme son nom) viendrait de l’armée croate dont les hussards, au XVIIe siècle, arboraient une écharpe blanche. Le roi Louis XIII, influenceur avant l’heure, leur avait piqué leur style, et tous ses sujets le copièrent à leur tour. S’ensuivirent alors moults nœuds, styles, matières, jusqu’au cravatier new-yorkais Jesse Langsdorf qui, en 1924, il y a pile un siècle, lui conféra son apparence actuelle.

Une flèche vers l’entrejambe

Ce tailleur eut donc l’(étrange?) idée de découper l’extrémité du tissu en diagonale. Comme une flèche pointant vers l’entrejambe? Selon feu l’anthropologue américain David Graeber, la cravate relève de l’analogie phallique. Comme un «déplacement symbolique du pénis». Un signe bien visible de masculinité… et de puissance.

Puissance hiérarchique, d’abord. Celui qui la noue autour de son cou chaque matin est celui qui n’aura pas à mettre ses mains dans le cambouis. La cravate –comme la montre, aujourd’hui– témoigne d’une certaine réussite, tant économique que professionnelle. C’est l’expression d’un pouvoir. Ce qui, précisément, a contribué à en faire un symbole sexuel, allègrement exploité dans les scénarios pornographiques. «Signe de force, de puissance, analyse Jérémie Brucker. Le rapport au pouvoir est un élément constitutif important des fantasmes.» Les femmes qui ont exploité l’objet –de la suffragette Charlotte Marsh à Madonna– cherchaient précisément à se réapproprier (ou à critiquer) cette marque de pouvoir.

«Dans leur habillement, les patrons de la tech doivent montrer qu’ils sont des hommes d’avenir, pas du passé.»

Jérémie Brucker

Historien

La coupe, la matière, le style se chargent également de distinguer les porteurs sur l’échelle sociale. Rien de plus has been qu’un modèle trop long, trop bariolé, trop démodé (sauf à vouloir faire consciemment parler de soi). «Dans les années 1920, la cravate « fantaisie » était le signe distinctif des gens qui, justement, pouvaient se permettre des fantaisies, ce qui n’était pas le cas de l’employé de bureau ordinaire, observe l’historien français Manuel Charpy dans un documentaire diffusé sur Arte. Dans les années 1970, on a assisté à un retournement: cela devient plutôt un signe de ringardise

Or, la cravate ne doit guère prêter à sourire, mais à imposer le respect. A l’autre, ou à l’égard des autres. Lorsqu’il a comparu devant le Sénat américain, en janvier dernier, à propos des dérives de Facebook, Mark Zuckerberg n’a eu d’autre choix que d’en revêtir une…

Paradoxal morceau d’étoffe: en tant que rare accessoire de la garde-robe masculine, il est d’un côté un signe distinctif qui permet l’expression d’une personnalité, et, de l’autre, il agit comme instrument d’uniformisation «lorsque l’apparence ne doit pas être un sujet», dixit Jérémie Brucker. De loin, rien ne distingue un encravaté d’un autre. Un col noué permet d’éviter tout éventuel débraillement. Car même en déclin, ce bout de tissu doit agir comme un label de qualité, un gage de sérieux, affiché notamment à l’intention d’une clientèle. Du patron d’entreprise aux pilotes d’avion en passant par les contrôleurs de train, une manière de signifier: «Vous êtes entre de bonnes mains.» Les cravates des agents de la SNCB sont toutefois… à clips. Histoire d’éviter les étranglements. L’usager ne réagit pas toujours positivement au message.

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