Les jeux vidéo peuvent être une passion dévorante, mais lorsqu’elle n’est pas partagée au sein du couple, elle peut créer des conflits.

La console de jeux, passion dévorante pour les couples: «J’ai l’impression que je passe au second plan»

Soraya Ghali
Soraya Ghali Journaliste au Vif

Les jeux vidéo peuvent être une passion dévorante, mais lorsqu’elle n’est pas partagée au sein du couple, elle peut créer des conflits, allant parfois jusqu’à la rupture.

«Je me souviens de la première soirée que j’ai passée chez lui. Il était à l’aise, il s’est mis à jouer devant moi. J’aurais dû me méfier.» C’est dit sur un ton moqueur par Emilie (1), 23 ans, étudiante en graphisme. A côté d’elle, Adam, 25 ans, dessinateur technicien, avec qui elle est en couple depuis l’automne 2022, réplique: «Mais on est tous les deux pitoyables…»

Deux ans plus tard, la passion d’Adam est devenue un sujet récurrent de discussion, qui dégénère souvent en disputes. Le jeune homme se sait «accro». «Je ne veux pas savoir le temps que j’y consacre.» Emilie a un avis catégorique: «Beaucoup trop!» Mais elle est aussi sincère sur son propre temps d’écran: «Je suis trop souvent sur Insta. Jusqu’à quatre heures par jour le week-end.»

Au sein du jeune couple, chacun cultive son univers. L’une est mordue de dessin, l’autre de jeux vidéo en ligne. Chacun tient à son indépendance. Quand l’un joue, l’autre crayonne. Un équilibre qui leur permet de conserver des moments pour eux. Pourtant, au fil de leurs deux ans de relation, Emilie a vu la console prendre de plus en plus de place au quotidien. «Il lui arrive parfois de ne pas réaliser le bruit qu’il fait. Qu’il s’agisse des sons de manette, du ventilateur du PC ou de sa voix quand il joue en ligne», déplore la jeune fille.

«Il se braque et me dit qu’il a besoin de mettre son cerveau sur off pour faire retomber la pression du boulot.»

Adam se définit lui-même comme un hardcore gamer. Il joue quatre à cinq jours par semaine, entre trois à quatre heures quotidiennement. C’est un adepte de Fortnite, jeu de tir jouable seul ou en équipes, dans lequel les joueurs s’affrontent dans une arène qui rétrécit avec le temps, jusqu’à ce qu’il ne reste qu’un survivant. Il est également fan de League of Legends, surnommé «LoL», jeu multijoueur qui se pratique à cinq contre cinq, où l’objectif est de détruire la forteresse de l’équipe adverse. «Pour moi, c’est une perte brute de temps et j’avoue que ça m’irrite un peu, poursuit Emilie. Sur le moment, il se braque et me dit qu’il a besoin de mettre son cerveau sur off pour faire retomber la pression du boulot.»

«Comme une passe victorieuse»

«C’est générationnel: cette tranche d’âge est entièrement ancrée dans un univers tout-numérique et cumule toutes les pratiques culturelles. Elle consomme des vidéos en ligne, consulte les réseaux sociaux, regarde des séries, écoute de la musique et joue aux jeux vidéo», note Thibault Philippette, professeur à l’UCLouvain et fondateur du Louvain Game Lab.

Loisir totalement intégré dans le quotidien, le jeu vidéo serait adopté par plus de la moitié de la population. D’après un rapport de l’European Games Developer Federation (EGDF) et Video Games Europe, 53% des Européens consacrent une partie de leur temps libre aux jeux vidéo. Deux tiers des joueurs ont plus de 18 ans –la moyenne d’âge s’élève à 31 ans. Et, parmi les gamers, 43,5% sont des femmes. «Ces dernières privilégient les social games, des jeux d’élevage, de services, de gestion, comme Civilization ou Stardew Valley, dans lesquels on crée son propre univers. Elles vont vers des jeux de stratégie, de réflexion, d’imagination ou d’aventure avec une forme d’esthétisme, et dans lesquels on apprend des choses, détaille Thibault Philippette. Les hommes préfèrent les affrontements et la compétition, ainsi que les jeux d’action.» Si les types de jeux demeurent sexués, la pratique culturelle du gaming, elle, n’est donc plus genrée.

53%

des Européens consacrent une partie de leur temps libre aux jeux vidéo.

Pour Adam, s’adonner aux jeux vidéo équivaut à regarder une série, lire un livre ou s’exercer à un sport. «C’est une véritable source d’évasion et de joie. L’un des moments les plus forts étant quand on sauve l’un de ses coéquipiers. C’est comme réaliser une passe victorieuse au foot.» Mais, comme tout loisir, lorsque l’activité, intense, n’est pas partagée, du moins en partie, elle engendre des tensions et des problèmes de communication au sein des couples eux-mêmes, quel que soit l’âge. «J’ai l’impression que je passe au second plan, que je suis en constante rivalité avec l’écran, se désole Emilie. Et quand j’arrive à le motiver pour sortir, je dois attendre qu’il termine sa partie.» Sinon, gare au désarroi frôlant parfois la crise de nerfs. L’arrêt brutal est en effet susceptible d’entraîner une réaction explosive car le joueur s’y investit énormément, surtout s’il y a une équipe qui compte sur lui.

«J’ai l’impression que je passe au second plan, que je suis en constante rivalité avec l’écran.»

Les psychologues peuvent en témoigner: depuis quelques années, ils voient les conflits liés aux jeux vidéo s’inviter de plus en plus souvent dans les séances de thérapie de couple. C’est rarement le motif d’une consultation, mais il surgit au cours des échanges. «Le jeu permet de s’immerger dans une bulle pour faire écran précisément à la relation et éviter le tête-à-tête ou les rapports sexuels», analyse Michaël Stora, psychologue et auteur notamment de Réseaux (a)sociaux. Découvrez le côté obscur des algorithmes. Pour lui, d’autres stratégies –le plus souvent inconscientes– permettent de déserter son couple: le smartphone, bien évidemment, le binge-watching, rester tard au travail au lieu de rentrer chez soi… «Le jeu vidéo est désormais un loisir comme un autre, populaire et mainstream, mais il peut parfois mener à des dérives, ajoute Thibault Philippette. On parle alors de trouble comportemental, qui s’exprime par une incapacité à se détacher, des tremblements ou des énervements excessifs. Globalement, il prend le pas sur tout le reste, la vie affective, sociale, professionnelle.»

La pratique vient souvent s’immiscer dans tous les espaces d’intimité du couple, jusqu’à affecter le désir. Adam joue à des jeux en ligne massivement multijoueurs, très chronophages, conçus pour être joués à plusieurs et qu’il est impossible d’arrêter sans entraîner ses coéquipiers dans sa chute. Ils sont aussi des univers «persistants» (le jeu continue d’évoluer quand le joueur quitte la session). Il y a quelques mois, le couple a décidé d’agir. Emilie a proposé une règle: ne plus toucher à la console entre 19 heures et 21 heures. L’essai n’a duré qu’une semaine. Seul compromis, Adam tente de ne pas jouer à la console pour ne pas accaparer le poste de la télévision et se contente de jouer sur son ordinateur. «On est dans la même pièce mais on ne se regarde pas. Il y a donc peu de chances que ça dérape…», constate la jeune femme.

«Le jeu permet de s’immerger dans une bulle pour faire écran précisément à la relation et éviter le tête-à-tête ou les rapports sexuels.»

Ilana, restauratrice de 27 ans, s’est séparée de son compagnon après trois années de relation. Elle estime que voir celui-ci jouer pendant des heures a contribué à creuser le fossé entre eux. «Ce n’était pas la seule cause de rupture, mais cela a fortement joué», précise-t-elle. Le couple vivait en décalé. Il ne mangeait plus à la même heure et ne se couchait plus en même temps. «Le soir, quand j’allais au lit, il était toujours sur sa console. L’envie et la perspective de s’intéresser à l’autre étaient absorbées par sa passion. Ça éteint quelque chose de l’ordre du désir, le temps de qualité ensemble», regrette celle qui assure avoir mis le sujet sur la table. Après de nombreuses disputes, Ilana a tenté d’installer un cadre, en instaurant une soirée sans jeux vidéo. «A ma demande, il a essayé de passer moins de temps sur son ordinateur, mais c’était plus fort que lui, presque comme une addiction.»

Les créateurs ont d’ailleurs rassemblé tous les ingrédients permettant de créer une attraction, une fidélité, ou plutôt une rétention. Le jeu est désormais un objet culturel présent partout. Il n’est plus nécessaire, dans un monde connecté où tout le monde possède un smartphone ou une tablette, qu’il y ait des lieux définis pour la pratique des jeux vidéo. La dimension mobile a donc pris une place très importante.

Pour la conception, les éditeurs font ainsi appel à des psychologues cognitifs chargés d’élaborer une mécanique infaillible basée sur des paliers à franchir, qui rapportent des récompenses au joueur. Autre particularité: le modèle du «freemium» (gratuit mais avec options d’achat) permet d’acheter des améliorations purement cosmétiques pour se démarquer –costumes, accessoires, danses– ou, au contraire, permet d’obtenir de meilleurs personnages.

Les jeux eux-mêmes reposent sur une alchimie entre univers fantastique, stratégie, action, et dimension collective et compétitive. Les Moba (Multiplayer Online Battle Arena) dévoilent en effet leur potentiel petit à petit, à mesure que le joueur fait le lent apprentissage des différentes tactiques propres à chaque type de héros. A la manière d’un jeu d’échecs ou d’un match de football, les rôles sont très définis et nécessitent une collaboration entre les joueurs, offrant aux persévérants la satisfaction du travail en groupe réussi. Enfin, les jeux ne s’arrêtent jamais car ils s’enrichissent en permanence et bénéficient de mises à jour régulières. «Des stimuli auxquels les garçons et les hommes sont davantage sensibles», relève Thibault Philippette.

Les filles remisent la manette

Fortnite, Rocket League, mi-jeu de course auto, mi-jeu de football (où le joueur propulse son bolide sur la balle pour tenter de marquer un maximum de buts) et d’autres jeux sont ainsi à l’origine de conflits et de séparations. Combien? Selon une vaste étude, datée de… 2016, de l’université d’Oxford, moins de 1% des joueurs et des joueuses ont un rapport problématique au jeu en ligne et moins de 3%  ont une pratique excessive du point de vue médical et psychologique. Les rares études ayant examiné les conséquences d’un usage élevé du jeu vidéo au sein des couples notent que, davantage que le temps passé à jouer, c’est le fait que la pratique interfère avec les habitudes de fonctionnement du couple –heures de coucher, par exemple– qui est principalement à l’origine de conflits. Les couples qui jouent ensemble considèrent, logiquement, que cette activité contribue à les rapprocher.

Le jeu n’est en effet pas toujours synonyme de conflits. Il peut même devenir un loisir partagé. Au sein des couples de gamers, les querelles sont pourtant courantes. Mais pas pour les mêmes raisons. Ainsi Naïma, adepte de jeux vidéo comme son compagnon avec qui elle vit depuis cinq ans, fonctionne «en bonne intelligence». C’est que le couple est incontestablement «suréquipé»: multiplication de consoles, télévisions, ordinateurs, tablettes et même smartphones. Mais, selon ses dires, c’est l’achat d’une Switch –«modèle Oled»– qui a permis de limiter les prises de bec les soirs où les deux amoureux souhaitent jouer en même temps. «Il ne fait aucun doute qu’elle sauve pas mal de foyers de gamers. C’est la paix des ménages assurée», affirme-t-elle.

Dans son cercle d’amis, d’autres ont opté pour une solution plus radicale: l’acquisition de deux télévisions, posées côte à côte. «Ils jouent en même temps, mais pas ensemble.» Car la règle, du moins chez Naïma, est de ne jamais se défier par personnages virtuels interposés. «Ça risquerait de mal se terminer et d’être une source importante de disputes.» Une moquerie sur son «approche de la manette» a déjà valu à son compagnon des jours de bouderie.

Depuis la naissance de son enfant, Naïma tente de réduire autant que possible son temps de jeu. «Cela n’est pas dû à ma volonté ou à une lassitude, mais cumuler emploi, famille et univers virtuel devenait trop difficile.» Et d’ajouter que dans un couple de parents, quand l’un des deux doit renoncer à sa passion, c’est généralement «monsieur qui continue à jouer. On le voit, les femmes qui ont des enfants n’ont plus leur place

(1) Les prénoms ont été changés.

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