Kenzo Nera : «Pour contrer les complotistes, il faut s’intéresser à leurs motivations» (entretien)
De nombreuses études se sont penchées sur les théories du complot, qui n’ont cessé de se développer ces dernières années. Celles menées par Kenzo Nera, docteur en psychologie sociale de l’ULB et chercheur postdoctoral à l’UCLouvain, ont pour originalité d’analyser les croyances complotistes à l’aune de la valorisation identitaire qu’elles peuvent procurer à ceux et celles qui les défendent. «Ils conspirent, donc nous sommes» synthétise bien le résultat auquel ses travaux ont conduit. C’est aussi le sous-titre du livre qu’il en a tiré: Complotisme et quête identitaire (1).
Quelle est votre définition de la théorie du complot?
Toutes les accusations de complot ne sont pas des théories du complot, mais toutes les théories du complot sont des accusations de complot. C’est un objet complexe à appréhender, et il existe plusieurs façons de définir ce qui rend les théories du complot spéciales par rapport aux autres accusations de complot. L’approche que j’adopte propose que ce qui caractérise les théories du complot, c’est la façon dont celui-ci est gardé secret. Ces théories dénoncent un complot, mais le plus souvent, elles impliquent également l’idée que les élites politiques, les médias, les scientifiques agissent de manière coordonnée pour empêcher la population d’accéder à une réalité cachée, et sinistre. De mon point de vue, l’idée que les groupes chargés d’informer le public font partie intégrante du complot dénoncé est une composante centrale.
La critique du complotisme peut avoir des effets contre-productifs en créant, ou en renforçant, une “identité complotiste”.
La théorie du complot est-elle la réponse du faible au fort?
Pas nécessairement. Les théories du complot sont souvent présentées comme dénonçant avant tout les gouvernements, les élites, les grandes industries, etc. En réalité, l’éventail des «coupables» est beaucoup plus large. De nombreuses théories du complot prennent pour cible des minorités ethniques (les Juifs, les musulmans) ou culturelles (les personnes LGBTQI+). Dans les régimes autoritaires, les accusations de complot peuvent également viser des «ennemis intérieurs», des dissidents politiques qui sont accusés de vouloir secrètement détruire la société. Cela étant, la dénonciation des élites, ou de certaines élites, est toujours présente. Par exemple, la théorie du «grand remplacement» – qui accuse les immigrés musulmans de vouloir secrètement remplacer les populations européennes – met également en accusation les élites qui seraient complices en laissant faire, par aveuglement idéologique ou électoralisme. En résumé, dans les théories du complot, il y a toujours une implication des puissants mais ils ne sont pas toujours les premiers coupables désignés.
Vous distinguez des théories du complot ascendantes et descendantes…
Les termes «ascendante» et «descendante» se réfèrent au rapport de force entre le groupe visé et le profil des personnes qui ont tendance à croire à la théorie du complot. Les théories du complot ascendantes sont endossées par le relativement faible et dénonce des groupes qui disposent d’un important pouvoir, par exemple, du capital économique, social ou symbolique. Elles prennent pour cibles des groupes comme les gouvernements ou les laboratoires pharmaceutiques. Nos recherches suggèrent que ce type de complotisme est davantage endossé par les personnes qui rejettent le système en place, dans une perspective de remise en cause des groupes puissants. Les théories du complot descendantes visent, elles, des groupes qui disposent de peu de pouvoir dans la société, comparativement aux personnes qui y adhèrent. Ces croyances ne sont pas tant associées à un rejet du système qu’à une idéologie conservatrice. Un exemple typique est celui de la théorie du «grand remplacement». La crainte sous-jacente à cette théorie est celle du renversement du rapport de pouvoir: «Il faut agir sinon nous cesserons d’être la majorité et de faire la loi chez nous.» Notez que ce type de théorie peut, à terme, nourrir un désir de renverser le «système», mais les motivations sous-jacentes sont conservatrices.
Les théories du complot sont-elles plus souvent ascendantes que descendantes?
On peut dire que le complotisme ascendant est plus fréquent, notamment parce que le complotisme descendant a généralement une composante ascendante, avec typiquement une mise en cause des médias ou des intellectuels et des politiciens de gauche, qui cacheraient la vérité au peuple. Mais cette composante ascendante ne doit pas masquer le fait que les théories du complot peuvent s’adosser avec des motivations idéologiques radicalement différentes. Pensez à la dénonciation de l’islamo-gauchisme dans les universités en France. Cette accusation a pu prendre des formes clairement complotistes: l’idée que l’université serait noyautée de l’intérieur par des groupes islamistes et que les intellectuels de gauche se ligueraient pour masquer cette réalité. Le profil idéologique des défenseurs de ce type de théorie est distinct de celui de personnes qui, par exemple, prétendent que les attentats du 11 septembre 2001 ont été perpétrés par les services secrets américains.
N’est-ce pas toute la difficulté de fixer la limite entre le scepticisme raisonnable et le complotisme?
C’est une question cruciale à laquelle il n’existe pas de réponse qui fasse consensus, même s’il y a consensus sur le fait que le complotisme ne relève pas du scepticisme raisonnable. Je dirais que le complotisme est une vision du monde, c’est-à-dire un ensemble de croyances sur le fonctionnement de la société qui servira de prisme d’interprétation aux événements. Cette vision du monde se drape des atours du scepticisme raisonnable, tel qu’il est pratiqué, par exemple, dans la recherche scientifique. Le complotisme rendra, a priori, les hypothèses de complot crédibles et attrayantes car elles valident une vision du monde où les élites sont corrompues, la population manipulée, etc. La recherche d’information se fera ensuite de façon biaisée, de manière à confirmer l’existence du complot. On relèvera, par exemple, toutes les petites anomalies dans la «version officielle» afin de jeter le doute sur celle-ci et de crédibiliser l’hypothèse du complot. Mais ces anomalies peuvent tout aussi bien être interprétées pour ce qu’elles sont: de simples anomalies qui ne requièrent pas forcément une explication. Les informations sont produites par des humains, elles peuvent donc contenir des erreurs. Ces anomalies ne deviennent des signes de complot que si on a déjà admis la conclusion qu’un complot a bien eu lieu. A l’inverse, je dirais que le scepticisme raisonnable n’est pas une vision du monde mais une attitude face aux preuves, une capacité à discerner les sources dignes de confiance, et à tirer les conclusions adéquates au regard des informations à notre disposition. On peut ajouter que dans la recherche, le scepticisme doit s’acquitter de certaines exigences: comme apporter des preuves les plus solides possibles pour étayer ce que l’on affirme, ou ne pas s’accrocher désespérément à une conclusion préétablie. C’est une façon parmi d’autres de distinguer le complotisme du scepticisme raisonnable.
De quelle façon les théories du complot peuvent-elles apporter des bénéfices identitaires à leurs auteurs?
J’examine deux situations types dans mon livre. La première est celle des personnes appartenant à des groupes défavorisés. Pour celles-ci, le complotisme peut offrir un cadre de compréhension du monde réconfortant. Les croyances complotistes permettent de se dire qu’on n’est pas responsables de notre situation – en psychologie, on parle d’attributions externes. Or, on vit dans une société où subsiste une forte tendance à considérer que les gens sont directement responsables de ce qui leur arrive. L’idéologie méritocratique reste influente dans nos sociétés malgré des critiques émanant des sciences sociales qui dénoncent des «mythes méritocratiques» légitimant les inégalités. Face à une idéologie qui responsabilise à outrance les individus pour leurs souffrances, le complotisme peut apparaître comme une grille de compréhension des inégalités séduisante, qui restaure l’image menacée du groupe. Le deuxième cas de figure tient au fait qu’entretenir des théories du complot, qui prétendent donner accès à des connaissances secrètes, interdites, peut donner le sentiment d’appartenir à une communauté d’élus. On peut alors s’identifier à cette communauté, qui n’a peut-être pas le pouvoir de changer le monde, mais qui a une capacité de discernement supérieure à celle de la masse des «moutons». Cette communauté devient donc un vecteur de valorisation identitaire.
Nourrir une théorie du complot, est-ce souvent une façon de refuser de reconnaître ses propres erreurs?
Ses erreurs, ou ses échecs. C’est une situation largement étudiée. L’élection présidentielle américaine est un cas emblématique en matière politique. Les accusations de conspiration autour des résultats viennent toujours du camp de celui qui a perdu. Dans mon livre, je donne également l’exemple des scientifiques tombés dans le complotisme après que leurs travaux et leurs prises de position ont été unanimement condamnés par la communauté de leurs pairs. Dans ce cas, soit on accepte la faute commise, et cela peut entraîner une remise en question assez profonde de ses compétences, soit on glisse vers des narrations qui prétendent que si on est confronté à une telle levée de boucliers, c’est précisément parce qu’on a avancé des informations qui dérangent les puissants et que la communauté de ses pairs est corrompue. Il ne faut pas non plus oublier que, souvent, les scientifiques en question sont suivis par une communauté. Admettre qu’on a commis une faute, c’est donc aussi courir le risque d’être «lâché» par ses partisans. Dès lors, croire à un complot peut être valorisant d’autant qu’on se dresse en héros face à la censure. Didier Raoult est un exemple de ce genre d’attitude. Aujourd’hui, il a été largement désavoué par ses pairs et l’essentiel de ses apparitions se font dans les milieux complotistes.
«Nous proposons que les croyances aux théories du complot peuvent être appréhendées comme des stratégies de créativité sociale», écrivez-vous. Qu’entendez-vous par là?
Une stratégie de créativité sociale est un mécanisme par lequel on valorisera un groupe auquel on appartient, non pas en changeant sa situation, mais en changeant notre interprétation du monde qui l’entoure, et notre perception des groupes auxquels on se compare. Quand on appartient à un groupe défavorisé, on est souvent amené à se comparer à des personnes appartenant à des groupes privilégiés. Ce type de comparaison peut renvoyer une image négative de notre groupe. La créativité sociale ne changera pas la situation d’inégalité en tant que telle – on ne va pas chercher à mieux répartir les richesses – mais changera les termes de la comparaison. Dans les groupes défavorisés, les croyances complotistes permettent de dépeindre les groupes privilégiés sous un jour très négatif: «S’ils s’en sortent mieux que nous, c’est parce que les privilèges s’acquièrent au prix de la compromission morale, et que de toute façon, les dés sont pipés.» En cela, on peut parler de créativité sociale.
Pourrait-on aller jusqu’à dire qu’entretenir des théories du complot démontre en réalité une volonté d’intégration dans la société même si on en dénonce certains aspects?
Ce qui est sûr, c’est que pour combattre les théories du complot et le complotisme, se contenter de corriger les informations fausses est insuffisant et inefficace. Il faut proposer des explications du monde qui soient factuellement correctes, mais aussi psychologiquement convaincantes. Pour les rendre convaincantes, il faut examiner les motivations psychologiques qui sous-tendent l’adhésion aux récits complotistes: le sentiment d’aliénation par rapport au reste de la société, d’impuissance politique, le rejet des autorités… Ces motivations doivent être prises en compte si on veut réduire efficacement l’attrait de ces croyances. La question de l’intégration dans la société est sous-jacente. Je ne dirais pas que les gens croient aux théories du complot parce qu’ils veulent être intégrés à la société ; en revanche, il est très probable que dans une société davantage «intégrée», moins inégalitaire, les penchants complotistes des citoyens seront moins prononcés.
Plus on critique les complotistes, plus sont-ils confortés dans leurs croyances?
C’est une grande question. J’essaie d’y répondre prudemment dans le livre. En tout cas, il ressort de mes travaux que, dans la rhétorique des théories du complot, le fait d’être péjorativement qualifiées de «théories du complot» est interprété comme un signe que le pouvoir veut faire taire ses tenants – et que donc, les complotistes ont raison. En conséquence, la critique du complotisme peut avoir des effets contre-productifs en créant, ou en renforçant, une «identité complotiste» – un sentiment de proximité avec les autres personnes qualifiées de complotistes. A ce titre, les mots ne sont pas neutres: en réunissant sous le même label «complotiste» des personnes qui défendent des thèses parfois très différentes (11-Septembre, pandémie, Terre plate… mais aussi de nombreux «hésitants vaccinaux» beaucoup plus modérés), on crée un stigmate commun. Ce dernier peut servir de base à une identification collective. Un deuxième mécanisme peut être observé: le retournement de stigmate. Certaines personnes se réapproprient fièrement le qualificatif de «complotiste», qu’elles redéfinissent comme la marque des gens qui osent remettre en question les informations officielles. La source de la critique du complotisme est néanmoins très importante. Dans les études que j’ai menées, la critique des complotistes par la population générale n’avait pas d’impact sur le fait de s’identifier comme complotiste. En revanche, lorsque ce sont des groupes puissants qui s’attaquaient aux complotistes, l’identification s’en trouvait renforcée. La critique du complotisme ne s’accompagne donc pas nécessairement d’un retour de flamme, mais c’est un risque qu’il est important de garder à l’esprit. Si Facebook ou le gouvernement veulent prendre des mesures pour limiter leur liberté d’expression, les complotistes auront tendance à réagir en se serrant les coudes.
N’est-il tout de même pas important de lutter contre ces théories du complot? Celle sur le 11-Septembre n’a peut-être pas des conséquences fondamentales, mais celle sur le trucage de l’élection présidentielle américaine ébranle les fondamentaux de la démocratie…
En effet, malgré ces risques, je pense qu’il faut agir pour réduire l’attrait des théories du complot. Mais les actions à mettre en œuvre doivent tenir compte des enjeux psychosociaux, et notamment identitaires, du complotisme, et ne pas aborder le problème par le petit bout de la lorgnette, en censurant à tour de bras ou en se contentant de corriger factuellement les théories du complot. Une piste très générale serait de travailler à la déconstruction de ces théories tout en court-circuitant le narratif selon lequel les gens qui critiquent les théories du complot sont des «chiens de garde» du système. Evidemment, on ne pourra jamais convaincre qu’on n’est pas secrètement un agent de la CIA qui se fait passer pour un honnête citoyen. Mais il est possible de mettre en avant les points d’accord avec les complotistes lorsque c’est possible, notamment sur certains dysfonctionnements des systèmes politique et médiatique. Ce faisant, on se distancie, ne serait-ce qu’un peu, des «élites qui veulent faire taire les idées qui dérangent». Ça ne convaincra pas forcément les croyants radicaux, mais cela pourra inspirer confiance aux personnes davantage indécises.
Aux tenants des théories du complot, convient-il donc d’opposer une réplique argumentée qui prend en considération les raisons pour lesquelles ils y croient?
Oui. Je pense que la réponse sur les faits et sur les arguments est fondamentale, ne serait-ce que pour donner aux personnes qui ne croient pas aux théories du complot des outils pour se défendre et structurer leurs idées. Mais du côté des personnes qui croient, la réponse factuelle est insuffisante. Les recherches sur ces questions montrent que ce n’est pas un problème d’accès à l’information factuelle, mais de rejet motivé de ladite information. Tant que l’on ne s’intéresse pas aux motivations sous-jacentes à ce rejet, on risque de pédaler dans le vide. Il est bien que les grandes plateformes qui travaillent à réduire l’impact de ces théories prennent position. En même temps, elles doivent tenir compte des potentiels effets pervers de leur politique, notamment le ressentiment lié au fait d’être considérés comme des martyrs de la liberté d’expression.
Bio express
1991
Naissance, à Verviers.
2016
Master en psychologie sociale à l’ULB.
Février 2022
Défense de son doctorat en psychologie sociale (ULB).
2022-2023
Postdoctorat à l’UCLouvain.
Depuis octobre 2023
Chargé de recherches FNRS.
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