Joseph Stiglitz: «La liberté des loups mène à la mort des agneaux» (entretien)
Dans Les Routes de la liberté, son nouveau livre, le prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz se demande pourquoi la liberté est-elle devenue un étendard aussi usé qu’incompris? Et ce que signifie vraiment être libre dans une société mondialisée.
Nous vivons des temps incertains. Les temps incertains forgent des voix singulières. Celle de Joseph Stiglitz résonne depuis des décennies comme un contrepoint au concert dominant de l’ordre socioéconomique mondial. Mais derrière le lauréat du prix Nobel d’économie et ancien économiste en chef de la Banque mondiale (dont il a claqué la porte sur fond de désaccords), il y a l’homme, fasciné par la quête de justice et soucieux des destins individuels dans la grande mécanique des marchés. Avec Les Routes de la liberté, son nouvel ouvrage, il sort des sentiers déjà balisés par ses pairs économistes pour interroger ce que signifie vraiment être libre dans une société mondialisée. Une interrogation intemporelle, rendue d’autant plus brûlante par l’expérience collective de la pandémie, la montée des inégalités et l’urgence climatique.
De passage à Paris, l’homme se montre à la fois incisif et méditatif. Pourquoi, se demande-t-il, la liberté est-elle devenue un étendard aussi usé qu’incompris? Des marchés dérégulés aux monopoles numériques, il met en lumière les contradictions d’un concept qui, mal compris, peut enfermer plus qu’il n’émancipe. Au cours de l’échange, Joseph Stiglitz explore avec nuance ce qu’il appelle une liberté «positive», construite non dans l’isolement mais dans l’interconnexion, et revient sur le rôle incontournable des Etats face aux défis globaux. Entre constats implacables et solutions ouvertes, il ne cherche pas à convaincre mais à inviter: à réfléchir, à débattre, à imaginer d’autres routes. Des routes d’une liberté en actes.
«Il est crucial de penser la liberté comme un équilibre collectif, et non comme un droit individuel absolu.»
On vous connaît comme économiste et intellectuel spécialiste des questions d’inégalité et d’asymétrie d’informations dans le marché. Qu’est-ce qui vous a amené à écrire sur la liberté?
La pandémie de Covid-19 a été une source d’inspiration majeure. Pendant cette période, nous avons vu émerger des débats intenses autour de la liberté. Certaines personnes refusaient de porter un masque ou de respecter la distanciation sociale au nom de leur liberté. Pourtant, cette liberté empiétait directement sur celle des autres, notamment leur droit de vivre sans peur du virus. Aux Etats-Unis, nous avons un autre exemple frappant: la liberté de porter une arme comme un AK-47. Ce droit, pourtant défendu au nom de la liberté individuelle, détruit la liberté des enfants et des parents qui vivent dans la peur constante des fusillades dans les écoles. Ces exemples montrent qu’il est crucial de penser la liberté comme un équilibre collectif, et non comme un droit individuel absolu.
Vous développez longuement ce point dans le livre, en insistant sur la nécessité de compromis entre libertés individuelles et collectives. Pensez-vous que les démocraties occidentales sont prêtes à accepter de tels compromis?
Je pense qu’il est impossible de concevoir une société qui maximise uniquement les libertés individuelles sans compromettre la liberté collective. Prenons l’exemple du changement climatique. Si nous laissons les entreprises et les individus agir comme bon leur semble, en brûlant des combustibles fossiles ou en déforestant sans restriction, nous détruisons les écosystèmes qui permettent à l’humanité de survivre. C’est un exemple flagrant où l’absence de régulation nuit à la liberté des générations futures. Les démocraties modernes doivent trouver un équilibre, en utilisant des outils comme la taxation carbone ou les normes environnementales, pour préserver à la fois les droits individuels et l’intérêt collectif. Mais cet équilibre n’est pas seulement une question environnementale. Dans des domaines comme la santé publique ou l’éducation, nous voyons la même dynamique.
Nous y reviendrons. Mais d’abord un mot sur le titre de votre ouvrage, qui est un clin d’œil à celui de l’économiste Friedrich Hayek, Les Routes de la servitude. Pourquoi cette référence?
Hayek écrivait en 1944, dans le contexte de la Grande Dépression, pour dénoncer l’intervention de l’Etat dans l’économie. Il voyait cela comme une route vers la servitude. Je pense qu’il avait tout faux. La philosophie néolibérale de Hayek, tout comme celle de Milton Friedman, a conduit nos sociétés sur une véritable route vers la servitude, mais d’un autre type. En dérégulant les marchés, en démantelant les protections sociales et en favorisant les inégalités, ils ont asservi les individus à des forces économiques incontrôlées. A mes yeux, la vraie liberté passe par l’élargissement des opportunités. Une personne qui lutte pour survivre, au bord de la famine, n’est pas libre. Une société juste doit s’organiser pour donner à chacun la capacité de vivre et de réaliser son potentiel.
Vous soulignez que la régulation peut parfois élargir les libertés. Pouvez-vous donner un exemple?
Prenons-en un très simple, de la vie quotidienne: les feux de circulation. Un feu rouge limite temporairement votre liberté de mouvement, mais il permet une circulation fluide et sécurisée pour tous. Sans cette régulation, on vivrait un chaos total, personne ne pourrait avancer. C’est la même chose avec les vaccins. Pendant la pandémie, la recherche sur l’ARN messager, financée par l’Etat, a sauvé des millions de vies. Cela a été possible grâce à des taxes, c’est-à-dire à une «intrusion» dans la liberté individuelle de dépenser son argent. Pourtant, cette intrusion a élargi une liberté fondamentale: celle de vivre.
Vous plaidez au fil des pages pour un «capitalisme progressiste». N’est-ce pas un oxymore et n’est-ce pas assez étrange venant de vous, grand pourfendeur du capitalisme?
Disons que je n’ai pas trouvé mieux comme expression, j’ai manqué d’imagination sur ce point (rires). Je plaide pour un capitalisme réformé, où une écologie institutionnelle et le capitalisme régulé coexistent avec des institutions publiques fortes, des organisations à but non lucratif et des coopératives. Certaines activités, comme la prise en charge des personnes âgées atteintes de démence, ne devraient pas être laissées à des entreprises à la recherche du profit. Cela mène à l’exploitation, pas au soin. Une société saine nécessite une régulation démocratique et une diversité d’institutions adaptées à différents besoins.
Vous critiquez la fixation sur le PIB comme indicateur du bien-être. Quels autres indicateurs devraient guider nos politiques économiques?
Je l’ai souligné à plusieurs reprises, en effet. Le PIB est un indicateur limité, car il mesure uniquement la production économique sans tenir compte de la qualité de vie ou de la durabilité. Par exemple, un pays peut avoir une croissance élevée tout en ayant une faible espérance de vie ou des niveaux élevés d’insatisfaction. Nous devons adopter des indicateurs plus complets, comme l’Indice de développement humain (IDH), qui inclut l’éducation, la santé et les revenus, ou des indicateurs environnementaux qui mesurent l’impact écologique. Ces données devraient être au centre de la gouvernance mondiale, car elles reflètent mieux le bien-être réel des populations. En fin de compte, une économie qui détruit son environnement ou néglige ses citoyens n’est pas une économie prospère.
Vous plaidez aussi pour une meilleure répartition mondiale des technologies vertes. Comment concilier cela avec les intérêts protectionnistes des grandes puissances dans un contexte géopolitique tendu?
Le changement climatique est un défi global qui exige une coopération internationale sans précédent. Pourtant, aujourd’hui, nous voyons des pays qui protègent leurs technologies vertes pour des raisons économiques ou géopolitiques. Cette approche est contre-productive. Si les pays développés partagent leurs innovations –que ce soit pour les panneaux photovoltaïques ou les batteries électriques–, nous pourrions accélérer la transition énergétique dans les pays en développement, où le besoin est souvent le plus urgent. Cela pourrait se faire par des partenariats publics-privés ou des mécanismes de transfert de technologies subventionnés par des fonds internationaux. Bien sûr, cela nécessite aussi de surmonter les tensions entre grandes puissances comme les Etats-Unis et la Chine, car sans leur coopération, toute initiative globale est vouée à l’échec.
«Les progressistes doivent se réapproprier le concept de liberté et ne pas l’abandonner aux néolibéraux.»
Il peut paraître étonnant que vous consacriez tout un livre à la notion de liberté. D’habitude, les économistes de votre sensibilité portent plus attention aux questions d’égalité qu’à celles de liberté, qui intéressent davantage les libéraux…
C’est vrai, et c’est tout l’objectif poursuivi. Je pense que le camp progressiste doit se réapproprier le concept de liberté. On doit se réconcilier avec l’idée de liberté, et ne pas l’abandonner aux néolibéraux. Historiquement, la liberté était une valeur défendue par les progressistes; elle était au cœur de la Révolution française. Mais la droite a monopolisé ce discours, en le déformant. Je veux montrer que les progressistes ont une conception plus riche et plus humaine de la liberté, qui vise à élargir les opportunités pour tous, et non à protéger les privilèges de quelques-uns.
Quelles sont les grandes lignes de votre conception de la liberté justement?
La liberté est souvent présentée de manière simpliste, comme l’absence de contraintes, mais cette vision ne tient pas compte des réalités sociales et économiques. Une définition progressiste de la liberté au XXIe siècle doit reconnaître que sans accès aux opportunités fondamentales –une éducation de qualité, des soins de santé accessibles, un environnement sain–, la liberté reste une illusion pour la majorité. Prenez l’exemple de l’éducation: un enfant né dans une famille pauvre aux Etats-Unis, ou même en Europe, n’a pas les mêmes chances que celui né dans une famille aisée, même si légalement ils jouissent des mêmes droits. La vraie liberté doit inclure la possibilité de réaliser son potentiel, ce qui implique une redistribution des ressources et une action collective pour réduire les inégalités. C’est cette vision que j’appelle la liberté «positive»: elle repose sur le renforcement des capacités des individus plutôt que sur une simple absence d’interférences de l’Etat.
Vous soulignez le rôle crucial de l’éducation et des infrastructures pour renforcer la résilience économique. Quels sont les investissements prioritaires à réaliser dans ces domaines?
Je pense en effet que les Etats-Unis et les démocraties occidentales doivent investir massivement dans des infrastructures modernes et durables. Cela signifie non seulement réparer nos routes et ponts vieillissants, mais aussi construire des réseaux énergétiques verts et des transports publics efficaces. Un autre domaine crucial est l’éducation: nous devons augmenter le financement des écoles publiques, réduire les coûts de l’enseignement supérieur et promouvoir des programmes de formation professionnelle. Ces investissements ne sont pas seulement des dépenses, mais des moyens de stimuler la croissance économique à long terme tout en réduisant les inégalités. C’est une question de priorités: au lieu de subventionner les grandes entreprises, nous devrions utiliser nos ressources pour construire un avenir durable et inclusif.
«Le néolibéralisme a transformé la liberté en un droit d’exploiter.»
Vous critiquez fermement la conception néolibérale de la liberté. En quoi consiste-t-elle, selon vous, et pourquoi est-elle problématique?
La vision néolibérale met l’accent sur une liberté individuelle sans contrainte. Mais cette approche oublie que les libertés individuelles se chevauchent. La «liberté» de polluer, par exemple, prive les autres de leur liberté de respirer un air pur ou de vivre dans un climat stable. Par ailleurs, le néolibéralisme a transformé la liberté en un droit d’exploiter. Milton Friedman parlait de «la liberté de choisir», mais ce qu’il proposait, en réalité, c’est «une liberté d’exploiter». En dérégulant les marchés, on a permis aux grandes entreprises de profiter des asymétries d’information et des déséquilibres de pouvoir pour accumuler des profits au détriment des individus.
Dans le livre, vous proposez une métaphore. Vous écrivez que la «liberté des loups mène à la mort des agneaux». Pouvez-vous développer?
Quand je parle de la «liberté des loups», je fais référence à un système où les plus puissants peuvent agir sans restriction, souvent au détriment des plus vulnérables. Ce concept est particulièrement pertinent dans le contexte des crises financières, comme celle de 2008, où les banques ont utilisé leur «liberté» pour prendre des risques excessifs, causant des ravages économiques pour des millions de familles. Mais ce n’est pas seulement une question de déréglementation financière. Pensons aux grandes entreprises qui exploitent leurs travailleurs ou polluent l’environnement: elles utilisent leur liberté pour maximiser leurs profits, mais ce sont les travailleurs et les communautés locales qui en paient le prix. Une véritable société juste impose des limites aux loups, c’est-à-dire des régulations fortes et une redistribution équitable, afin de protéger les agneaux, ceux qui n’ont pas le pouvoir de se défendre seuls.
A propos de l’asymétrie d’information, votre domaine de recherche majeur qui vous a valu le Nobel d’économie, quelle correction de cette asymétrie peut participer à la conception de la liberté que vous défendez?
Les asymétries d’information –lorsque certaines parties ont plus de connaissances ou d’informations que d’autres– créent des déséquilibres de pouvoir. Les entreprises en abusent pour exploiter les consommateurs, comme on l’a vu dans l’industrie bancaire ou du tabac. Pire encore, certaines entreprises ne se contentent pas d’exploiter ces asymétries: elles en créent. Les réseaux sociaux, par exemple, polluent l’écosystème informationnel en diffusant de la désinformation pour maximiser leurs profits. On l’a vu récemment avec Elon Musk et X ou encore Facebook qui ont agi de manière irresponsable en refusant toute modération et en laissant la liberté d’expression devenir un outil de manipulation.
Restons sur l’actualité de la politique américaine. Quel regard portez-vous sur le bilan de Joe Biden, surtout à l’égard de sa politique de lutte contre les inégalités, votre sujet de prédilection?
Joe Biden a démarré très fort. Au début de son mandat, ses grands chantiers socio-économiques n’ont pas seulement permis de relancer l’économie après la pandémie, il a aussi montré qu’avec relativement peu de moyens, on pouvait réduire significativement les inégalités. Cela il faut le noter. Par exemple, il a réussi à réduire drastiquement la pauvreté infantile en une seule année. Aux Etats-Unis, environ 20% des enfants vivent dans la pauvreté, et beaucoup dorment dans des refuges pour sans-abri ou souffrent de malnutrition.
Mais son bilan reste critiqué, y compris dans son camp, l’aile gauche du parti démocrate…
Biden a montré que le gouvernement pouvait agir efficacement. Malheureusement, cette avancée a été annulée dès que les Républicains ont bloqué l’élargissement du programme. Biden s’est également attaqué aux monopoles en nommant Lina Khan à la Federal Trade Commission et en soutenant des actions antitrust importantes. A cet égard, vers la fin de son mandat, des victoires notables ont été obtenues, comme la reconnaissance de Google comme un monopole dans les moteurs de recherche. Mais les tribunaux sont lents, et Biden a été limité par l’absence de majorité au Congrès. Il aurait voulu faire plus, mais ses mains étaient liées.
Quel regard portez-vous sur la campagne menée par Kamala Harris lors de la dernière élection présidentielle? Elle a été sévèrement critiquée pour avoir mis l’accent sur le sociétal au détriment du socio-économique. Partagez-vous cette analyse?
Kamala Harris a effectivement mis l’accent sur les questions sociétales. Je pense qu’il était essentiel qu’elle articule une vision économique claire. Les électeurs ne se contenteront pas de réponses sur les droits civiques ou les inégalités raciales: ils veulent savoir comment leur niveau de vie s’améliorera. La gauche doit comprendre que les enjeux économiques –comme la pauvreté, les salaires ou la santé– sont cruciaux pour mobiliser les électeurs. Il est nécessaire de parler d’inégalités de manière concrète et de montrer comment des politiques progressistes peuvent transformer les conditions de vie des Américains.
Vous avez décrit Donald Trump comme un produit du néolibéralisme. Comment appréhendez-vous son prochain mandat?
Je suis très inquiet, très honnêtement. Trump est l’incarnation des échecs du néolibéralisme. Pendant des décennies, ce modèle a creusé les inégalités, détruit les protections sociales et concentré le pouvoir économique et politique dans les mains de quelques-uns. Cela a alimenté la colère, le ressentiment et le populisme qui lui ont permis d’accéder au pouvoir. Je ne suis pas optimiste pour les années à venir. Trump cherchera à réduire encore les impôts pour les milliardaires et les grandes entreprises, tout en augmentant les inégalités. Il a déjà attaqué l’Obamacare, qui fournit une couverture santé aux Américains modestes, et il poursuivra ces attaques sans plan alternatif. De plus, il annulera les efforts de Biden pour limiter le pouvoir des monopoles. Des figures comme Elon Musk ou Mark Zuckerberg profiteront de son mandat pour étendre leur pouvoir économique et politique. Dans tous les domaines –santé, fiscalité, régulation–, Trump ne fera qu’aggraver les problèmes que traverse l’Amérique.
Bio express
1943
Naissance à Gary, Indiana (Etats-Unis).
1967
Doctorat en économie au Massachusetts Institute of Technology (MIT).
1970
Professeur titulaire à l’université de Yale.
1979
Lauréat de la médaille John Bates Clark, décernée au meilleur économiste américain de moins de 40 ans.
1995-1997
Président du Council of Economic Advisers, sous la présidence de Bill Clinton.
2001
Prix Nobel d’économie.
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