L’admiration n’a rien de passif, plaide la philosophe Joëlle Zask. Elle mobilise toutes les facultés de l’admirateur, qui s’engage dans un parcours auquel il est pleinement présent. © GILLES GERBAUD

Joëlle Zask, philosophe: «On ne sait pas pourquoi on aime, mais on sait pourquoi on admire»

La philosophe Joëlle Zask entend réhabiliter l’admiration. Un sentiment positif qui constitue selon elle également une «émotion démocratique» et peut-être même un remède au spleen.

Cultivée et tenue en haute considération jadis, l’admiration est désormais mal vue. A l’heure des ego surdimensionnés, de l’hypernarcissisme, du désir mimétique, des réseaux sociaux et des influenceurs patentés, l’admiration a mauvaise presse. Assimilée tour à tour à la vénération, à la fascination béate ou encore à un affect niais et passif, l’admiration serait, à en croire la petite musique qui infuse l’air du temps, nocive, délétère, inégalitaire. Une décote de son amour-propre. Rien de plus faux, plaide sur 200 pages la philosophe Joëlle Zask. Au contraire, l’admiration serait «un sentiment délicat qui nous propulse gaiement hors de nous-même sans nous affaiblir, nous rend modeste sans nous rapetisser et nous fait grandir sans nous narcissiser», clame la maîtresse de conférences à l’université d’Aix-Marseille, spécialiste du pragmatisme, de la philosophie sociale et de la démocratie participative. C’est à réhabiliter cet affect qu’elle s’attelle dans Admirer. Eloge d’un sentiment qui nous fait grandir. L’éminente membre du prestigieux Institut universitaire de France déplore que dans une époque aussi incertaine que la nôtre, l’admiration soit associée à une simplicité d’esprit, voire à une attitude passive. Non, l’admiration relève de l’action, du courage, de la nuance, plaide-t-elle.

Vous êtes connue comme philosophe politique spécialiste, notamment, des questions de démocratie participative. Comment en êtes-vous venue à vous intéresser à l’admiration?

L’admiration est une émotion démocratique, peut-être même l’émotion la plus utile pour renforcer et préserver une «culture» démocratique à tous les niveaux, car admirer est à la fois s’ouvrir à l’autre et grandir dans son individualité. Or, qu’est-ce que la démocratie sinon le système culturel, moral et politique qui fait lien entre le commun et l’individuel? Je pense d’ailleurs qu’on pourrait reconstruire l’édifice entier de l’éthique ainsi que nombre de théories sociopolitiques à partir de l’admiration, en lui donnant la place qu’on accorde dans l’histoire des philosophies politiques à la peur de l’autre, à la violence, à l’intérêt personnel et à la compétition, ou encore à un prétendu «instinct grégaire». Descartes avait fait de l’admiration la première des passions de l’âme. J’ai eu le projet d’en faire l’émotion démocratique par excellence.

L’air du temps semble pourtant peu propice à cet affect, connoté péjorativement dans l’imaginaire collectif…

Il est vrai que, d’une part, l’admiration évoque souvent une attitude un peu naïve et infantile, voire efféminée. L’admiration impliquerait la soumission au jugement d’autrui, à l’opposé du virilisme qui, lui, reste incroyablement mobilisateur. On voudrait des êtres qui ne doivent rien à personne et s’inventent eux-mêmes à partir de rien, héros de leur propre vie. D’autre part, l’admiration évoque une relation inégalitaire. On croit, à tort, qu’admirer c’est se rapetisser face à un personnage hors du commun placé sur un piédestal. On reconnaîtrait alors notre propre insuffisance, voire notre insignifiance.

«Admirer est à la fois s’ouvrir à l’autre et grandir dans son individualité.»

Or, l’admiration c’est tout sauf cela, dites-vous…

La «passion de l’égalité», cette passion dont Tocqueville disait qu’elle serait le pire danger que devraient affronter nos démocraties, est à l’origine de ces sentiments qu’on assimile, à tort, à l’admiration. Reconnaître les qualités d’autrui supposerait alors de reconnaître le manque de ces qualités en nous-même. Au lieu d’apprécier librement les êtres autour de nous, on ne les considère qu’à travers le filtre de la comparaison. Cela nous conduirait soit à nous soumettre, soit à dénigrer celle ou celui que nous considérons alors comme notre adversaire.

Vous estimez qu’on subirait une «décadence de l’admiration», selon l’expression du philosophe Cioran. Qu’entendez-vous par là?

Cette décadence provient d’abord de cette «passion de l’égalité» que je viens d’évoquer. Elle équivaut à une perversion de l’admiration, à sa dégénérescence en un sentiment connexe qu’on retrouve couramment à l’œuvre dans les relations humaines les plus toxiques. Non pas tourner le regard vers l’extérieur –étymologiquement, ad mirare, regarder, mais «vouloir être regardé», écrivait Rousseau, ce qui selon lui fut «le premier pas vers l’inégalité». En réalité, admirer est une tendance libre qui est très différente de celle qui consiste à se soumettre à quelqu’un qui nous manipule pour nous séduire ou envers qui nous éprouvons une envie dévastatrice. J’ai remarqué en parlant avec de nombreuses personnes que l’expérience d’admiration est tout à fait répandue. Ce n’est pas celle-ci qui s’est dégradée, ce sont plutôt les lieux, les espaces, les occasions sociales et publiques de son expression. Il paraît souvent plus «punchy» de critiquer autrui que d’exprimer béatement son admiration.

Aujourd’hui, l’admiration peut sembler entrer en contradiction avec un principe fondamental de nos sociétés démocratiques modernes, le principe d’égalité. Comment peut-on admirer une personne sans pour autant renoncer à cet idéal?

L’égalité est un bel idéal. A condition d’être soigneusement découplée de l’identité, du «la même chose pour tout le monde» au nom d’un universel transcendant les existences singulières. Même les besoins de base et les gestes ordinaires tels que marcher, s’asseoir, manger sont d’une immense variété, à la fois individuelle et culturelle. L’égalité est plutôt du côté de ce que l’économiste Amartya Sen a nommé les «capabilités». Les possibilités de chacun ne sont ni innées ni déterminées par l’environnement. Elles se situent à l’intersection entre, d’un côté, des dispositions, des facultés, des désirs, des penchants individuels et, de l’autre, les opportunités concrètes qu’offre un environnement donné aux êtres qui y vivent. L’égalité qui consiste en la distribution sociale des moyens de développement personnel est celle qui compte en démocratie. Admirer quelqu’un n’est nullement incompatible avec cette dernière.

Il y a autant de facettes d’un même objet que d’admirateurs, avance Joëlle Zaks, qui exemplifie avec Les Nymphéas de Monet. © GETTY IMAGES

Quel regard portez-vous sur l’engouement, la fascination, que connaissent certains influenceurs sur les réseaux sociaux?

A cet égard également, il faudrait aussi pouvoir entrer dans les détails. D’une manière générale, une personne qui cherche à être admirée aura peu de chance d’être réellement admirable. Or, les influenceurs sont les éléments d’un système pécuniaire qui suppose une combinaison de célébrité et de marketing. Leurs talents ne sont tels que s’ils les propulsent au rang d’ambassadeur d’une marque, y compris de la marque qu’eux-mêmes deviennent. Le placement de produit, la vente massive et l’image «bankable» d’une personne fonctionnent de manière purement quantitative. Or, l’admiration n’est rien de tout cela. Elle est fondamentalement qualitative. Ce que j’admire est de l’ordre d’une relation qui me nourrit et m’enrichit. Cela étant, ces sentiments n’existent pas à l’état chimiquement pur. Je ne suis pas fascinée par Taylor Swift ou Mbappé, mais je les admire dans une certaine mesure.

D’aucuns regrettent que de nos jours peu de personnalités soient admirables. Les politiques sont désavoués, comme une large partie des intellectuels, voire des artistes. Assiste-t-on à une crise de modèles et personnalités admirables?

Je crois qu’il faut faire la différence entre le paraître, ce qui s’exprime dans l’espace public, et ce que sont, pensent et font les gens, un par un, de manière contextuelle. Il est vrai que les témoignages publics d’admiration sont trop rares. Ceux qu’on a entendus à l’égard de Robert Badinter (NDLR: ministre de la Justice français de 1981 à 1986, décédé le 9 février dernier) à sa mort étaient frappants. Mais dans certains domaines, la musique, le sport bien sûr, la littérature, ces témoignages sont largement au rendez-vous. En outre, rappelons qu’on n’admire pas que des gens, mais aussi des paysages, la nature, des œuvres d’art, certains phénomènes…

En effet, vous attirez l’attention dans le livre sur le fait que l’admiration peut concerner des situations simples, des gens ordinaires… Une sorte de microadmiration.

Dans les sciences de la nature, par exemple, l’admiration pour la variété et la complexité infinie des phénomènes naturels progresse sans jamais s’épuiser, en même temps que les connaissances. D’autre part, l’admiration est une émotion très personnelle. Bien qu’elle soit partageable, et même souvent contagieuse, elle n’est pas celle d’un groupe, mais celle d’un individu. Elle se porte sur des objets qu’il rencontre réellement, non sur une image ou un symbole fabriqué pour rallier le plus grand nombre possible. On n’admire pas en masse. Par conséquent, il y a dans une certaine mesure autant d’objets d’admiration que d’admirateurs, ou du moins autant de facettes d’un même objet, par exemple Les Nymphéas de Monet, que d’admirateurs.

Quelle distinction faites-vous entre, d’une part, l’admiration, et d’autre part, l’adhésion fanatique, la fascination, l’adulation et d’autres affects qui peuvent alimenter le culte de la personnalité?

Les différences sont considérables. Alors qu’admirer est une relation à l’altérité, le fanatisme comme la fascination sont des relations d’identité qui tendent d’ailleurs à supprimer le relationnel et ce qu’il comporte. Ils ne le font pas de la même manière. Schématiquement, le fan voudrait absorber ce qui l’attire, se l’incorporer ou, à défaut, en posséder un morceau (une mèche de cheveux, un vêtement, un accessoire…). Il s’agit d’une délectable «inglutition» avait écrit dans un livre pionnier Edgar Morin sur le phénomène des stars. Les stars sont des consommables, pour ainsi dire. A l’inverse, la fascination suppose que nous nous abîmions dans la personne qui nous fascine, que nous fusionnions avec elle. Nous renonçons à notre personnalité et nous nous identifions à l’image qu’elle nous présente. Comme on le voit en politique, notamment dans l’autoritarisme des extrêmes, cette image est façonnée de manière à séduire le plus grand nombre. L’identification est alors massive.

On assimile souvent l’admiration à une attitude passive. A l’inverse de cette conception, vous soutenez que c’est un affect éminemment actif…

En effet, admirer est non seulement une attitude mais aussi une action. Les gens avec qui j’ai échangé sur ce sujet savent très bien pourquoi ils admirent ceci ou cela. Ils documentent volontiers, clairement et rigoureusement, leur sentiment. Telle personne sait tout de la broderie chinoise traditionnelle, des matériaux et des techniques utilisés, de la destination des produits, des plantes tinctoriales en jeu, etc. Les admirateurs, qu’ils aiment tel sportif, tel artisanat, tel animal, tel personnage historique, sont des mines d’informations.

C’est ce qui différence l’admiration de l’amour, par exemple?

Alors qu’on ne sait pas vraiment pourquoi on aime ou on déteste, ces sentiments faisant appel à des mécanismes en grande partie inconscients, on sait pourquoi on admire. La conscience est au rendez-vous. L’admiration est même, selon Descartes, la condition de la conscience comme conscience de quelque chose, qu’un effet de surprise nous force à considérer. Admirer, c’est à la fois nouer un contact avec la réalité hors de nous, entrer en interaction avec elle, la considérer avec attention, observer, analyser, étudier. Il n’y a rien de passif dans tout cela. Loin d’être spectateur, l’admirateur s’engage dans un parcours qui mobilise toutes ses facultés et auquel il est pleinement présent.

«L’admiration est un antidote. Elle rend joyeux, avide de vivre et de découvrir.»

Une de vos interlocutrices, dans le livre, dit que l’admiration l’a consolée de son état dépressif. Dans quelle mesure l’admiration peut-elle être un remède au spleen?

La «passion de l’égalité», dont j’ai déjà parlé, est une passion triste qui en engendre beaucoup d’autres. Elle conduit à vouloir avoir autant et la même chose qu’autrui, c’est-à-dire soit à vouloir avoir plus pour atteindre une soi-disant égalité, soit à vouloir que l’autre ait moins que ce qu’il a déjà. Le sentiment d’être une victime d’un côté, l’envie d’être à la place de l’autre sont à l’origine de pathologies sociales avérées. En discutant avec les gens, on enregistre aisément l’effet démoralisant de ces passions tristes. L’admiration est un antidote. Elle rend joyeux, avide de vivre et de découvrir de nouvelles choses. C’est un véritable carburant. La personne que j’admire, par exemple, me stimule et m’inspire. Elle me donne des ailes. Je ne cherche pas à l’égaler, à l’imiter. Elle n’est pas un modèle auquel je cherche à ressembler ou auquel m’identifier. Au contraire, la relation que j’ai avec elle a la propriété de me pousser dans la direction qui est la mienne.

Vous associez l’admiration à l’esprit scientifique. En quoi consiste ce lien?

Justement, l’esprit scientifique est de ce type. Il se développe en relation avec un objet précis. Il s’agit d’une interaction: par l’observation active, je provoque certains changements dans l’objet, dont je prends acte et que je compare aux hypothèses de départ que j’avais formulées. Réciproquement, le comportement de l’objet modifie mes idées, voire mon propre comportement. L’expérimentation suppose des boucles de questions-réponses qui occupent une place intermédiaire entre la contemplation, qui ne provoque aucun changement, et la destruction de l’objet qui fait qu’il ne répond plus. Par ailleurs, il y a aussi un élément esthétique dans l’admiration qui fait partie de la démarche scientifique.

En quoi consiste-t-il?

Comme l’écrivait le savant du XVIIIe siècle Réaumur, la nature recèle du «merveilleux vrai». Il voulait dire que l’étude d’un objet n’est scientifique que si j’admets que l’objet de mon étude ne se réduit pas à la connaissance que j’en forme. Il restera toujours une part d’inconnu, de l’imprévu, de l’inattendu. Cette conviction n’entame pas du tout les qualités de véracité et d’objectivité des sciences de la nature mais mène à abandonner l’idéologie suivant laquelle la science rime avec un savoir absolu. L’idée d’un savoir parfait, complet, irréfutable, est anti-scientifique.

Vous soutenez que l’admiration est un remède aux «faits alternatifs» et à la tentation populiste. Dans quelle mesure peut-elle jouer ce rôle?

L’admiration est le point de contact que nous avons avec le monde extérieur. Elle ne conduit ni à s’oublier, à se mettre entre parenthèses, ni à plaquer sur l’objet de notre attention nos a priori ou nos préjugés. Encore une fois, c’est d’une interaction qu’il s’agit. Aujourd’hui, le populisme consiste à brosser les gens dans le sens du poil, à «dire tout haut ce que les gens pensent tout bas», disait Jean-Marie Le Pen. Le vote dit populiste est un vote d’adhésion à des mythes fédérateurs tels que «le grand remplacement», «l’ensauvagement de la France», «le grand capital juif», etc. Ce type d’adhésion et les messages mobilisés n’ont rien à voir avec le réel. Ils sont mensongers et en outre, soustraits à toute discussion. La considération attentive de ce qu’on admire est un bon laboratoire pour questionner ses propres croyances et se soucier des faits objectifs.

Quelles sont vos propres expériences d’admiration?

Elles sont nombreuses. Certaines ont été déterminantes dans mon souvenir, comme les papiers découpés de Matisse que je découvre à Amsterdam il y a des lustres, la virtuosité d’un Zappa à la guitare, ma professeure de philosophie, certains jardins de Kyoto, le désert de Gobi. Toutes ces occasions ont été des rencontres. Leur exploration et leur réactivation mémorielle font partie de moi. Ce ne sont pas des spectacles contemplés de loin mais des moments qui ont contribué à faire de moi la personne que je suis.

Vous relevez d’autres vertus de l’admiration, notamment en matière d’éducation. Quelles sont-elles?

L’admiration est à l’origine d’un cercle vertueux. La relation entre l’admiré et l’admirateur est dynamique. Un enfant a sans doute besoin d’être admiré par son entourage. Il y trouve un encouragement à défaut duquel il lui est difficile, tout simplement, de grandir et d’atteindre une quelconque stabilité psychique. Il en va de même de tout un chacun. Le professeur que j’admire puise dans mon admiration non de l’orgueil mais une responsabilité à l’égard de sa propre parole, quelque chose qui l’engage et un idéal de communication à la hauteur duquel il ou elle tâche de se hisser. Cela le rend encore plus admirable. Et réciproquement, dans l’éducation, la relation d’admiration est particulièrement fertile. On pratiquait dans le temps des exercices d’admiration. Depuis que la célébrité a remplacé la «gloire» au XVIIIe siècle, ce n’est plus le cas.

Vous invitez à créer un environnement propice à l’admiration. Vous parlez d’une culture de l’admiration. De quoi s’agit-il?

Une culture de l’admiration se substituerait utilement à la culture du mépris et du ressentiment qui tend à s’imposer un peu partout. Créer des occasions publiques d’exprimer nos expériences d’admiration ne serait pas si compliqué. Dans le milieu du sport ou de la musique, c’est monnaie courante. En revanche, à l’école, la portée pédagogique de l’admiration est négligée. Surprendre les élèves tout en les touchant et en stimulant leurs facultés est à la portée de tout le monde, pour peu qu’on se pose la question de le faire effectivement.

Bio express

1959
Naissance, à Paris.
1991
Rencontre avec son directeur de thèse, le philosophe Philippe Soulez, et découverte du philosophe américain John Dewey (1859-1952).
2003
Rejoint le département de philosophie de l’université d’Aix-Marseille.
2022
Publie Ecologie et démocratie (Premier Parallèle) et devient membre de l’IUF (Institut universitaire de France).
2023
Publie Se tenir quelque part sur la Terre. Comment parler des lieux qu’on aime (Premier Parallèle).

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