Jeûne, rituel du feu et hutte de sudation: l’essor inédit du chamanisme en Belgique (enquête)
L’essentiel
• Le chamanisme connait un succès inédit en Belgique. Inspirée de savoirs indigènes tout en s’en distanciant, la pratique occidentalisée est autant spirituelle que thérapeutique.
• Ces néochamans proposent des séances individuelles ou des séjours axés sur le jeûne et les rites chamaniques, combinés à des services de bien-être ou des arts et sciences occultes.
• L’engouement pour le néochamanisme est attribué à la recherche de bien-être et d’apaisement dans un monde en crise.
• Longtemps exclu de la médecine au nom de la science, il connait une forme de légitimation. Les effets de la transe comme outil thérapeutique sont même étudiés.
Les pratiques ésotériques, particulièrement le chamanisme, connaissent un essor inédit en Europe. Loin des traditions ancestrales, ce néochamanisme axé sur le bien-être et le développement personnel attire autant qu’il questionne.
S’il fallait autrefois marcher jusqu’aux confins de la forêt amazonienne pour le rencontrer, le visage grimé, paré de plumes et de colliers en dents d’animaux sauvages, c’est à Wavre, Amay, Beauraing, Mons, Verviers, Waterloo ou Uccle qu’on peut aujourd’hui le consulter. De niveaux d’expérience et de formation très variables, ces chamans «à l’occidentale» ont souvent beaucoup bourlingué, se sont ouverts à la pratique au contact d’autres cultures et se sont aguerris auprès d’autres chamans. Ils proposent des séances individuelles ou des séjours rythmés par le jeûne et les rites chamaniques. La plupart s’identifient également comme coach ou thérapeute psychocorporel et ajoutent à la pratique une offre de services axés sur le bien-être (massages énergétiques, yoga, méditation, kinésiologie, feng shui, lithothérapie, etc.) ou sur les arts et les sciences occultes (tarot, envoûtements, magie blanche ou noire, voyance, talismanie, etc.). Car en l’absence de reconnaissance officielle et de cadre, le chamanisme est accessible à qui veut l’exercer.
Le chamanisme, pour apaiser le mal-être
Comme d’autres doctrines centrées sur le développement personnel, le chamanisme a trouvé sa place dans les allées des salons «spiritualité et bien-être», sur les étagères des librairies, dans l’agenda des sorties du week-end avec ses marches au tambour et ses soirées de réveillon tantriques et chamaniques. Et, forcément, sur les réseaux sociaux.
Un engouement auquel assiste Marlène Lefevre, organisatrice de tels salons. Singulièrement depuis la fin de la pandémie de Covid-19. Une période durant laquelle les individus «ont commencé à prendre soin d’eux et ont pris conscience que leur rythme de vie n’était pas adapté à leurs besoins», estime-t-elle. C’est aussi pendant cette parenthèse hors du temps que Marlène, qui dit avoir connu sa première expérience surnaturelle vers l’âge de 6 ans, a ressorti ses pierres naturelles bienfaitrices. «Les personnes qui viennent me voir cherchent à apaiser leur mal-être. Elles sont souvent en burnout ou dépassées par leurs émotions», analyse Marlène, qui outre la lithothérapie, pratique le reiki et les massages ayurvédiques.
Les exposants qui participent à ses salons font généralement partie de son cercle de connaissances ésotériques. Depuis qu’elle a dû exclure une femme exagérément théâtrale qui se prétendait médium, Marlène teste elle-même les services des praticiens inconnus avant de leur confier un stand. «Les abus sont nombreux. Certaines personnes sont tellement mal dans leur peau, tellement fragilisées, qu’elles sont prêtes à dépenser une fortune pour leur bien-être. Elles achètent des pierres qu’elles pensent thérapeutiques alors qu’elles ont été acquises sur Temu ou se rendent chez des voyants et des médiums sans s’être renseignées sur eux au préalable».
«Le néochamanisme a pour vocation de réenchanter le monde.»
Sa carrière d’anthropologue, de professeure d’université et les témoignages de participants sur son site Web, c’est précisément ce qui rassure les participants aux séjours chamaniques qu’organise Astrid de Hontheim à la Ferme d’acacham, dans la campagne beaurinoise. Dans son havre de paix, les angles des murs aux tons terre et ocre et des escaliers ont été arrondis pour donner un effet sinueux «comme dans la nature», sourit tranquillement l’hôte. Les statuettes, tables basses, peaux de bêtes, djembé, pierres et autres grigris, rapportés de ses voyages pour la plupart, apportent au lieu une atmosphère à la fois intrigante et apaisante. Nulle trace de modernité, ni de technologie. Dans le jardin, la roulotte côtoie la yourte mongole et le bain d’eau froide. Tout au fond, derrière l’enclos des animaux, se dévoilent la hutte de sudation et le cercle où se pratique le rituel du feu.
Réenchanter le monde
A acacham, les «Etres de lumière», comme les nomme Astrid de Hontheim, pratiquent le jeûne, participent à des rites de passage chamaniques et tentent de se reconnecter à la nature. Ce que propose la chamane, c’est un «arrêt brutal, sans musique, sans téléphone» pour «sortir du cadre et libérer les tensions». «Le jeûne permet à l’individu d’entrer dans un autre espace-temps et le rend plus disponible, plus à l’écoute de ses émotions. Quant au voyage chamanique, il propose de traverser ses peurs, quelles qu’elles soient: la mort, prendre la parole, être rejeté, avoir tort… Si on vient ici, c’est pour régler quelque chose ou trouver du sens.»
Pour toucher tant les initiés que les non-initiés, et éviter de tomber dans le piège de l’appropriation, l’anthropologue a puisé dans différentes cultures pour se créer une version personnelle du chamanisme. Le premier séjour à acacham se compose de séances de yoga, de constellation familiale, de sylvothérapie, de trauma release expérience (TRE, approche visant à libérer les tensions par les tremblements), des balades méditatives et sonores et de rituel du cacao sacré, qui aide à ouvrir le cœur. Le second séjour, sensoriellement plus fort, inclut l’expérience de la hutte de sudation pour entrer en communication avec les esprits et le rituel de transformation autour du feu, dans lequel sont jetés des objets symbolisant les sentiments ou les expériences négatives. Les deux moments sont généralement vécus de manière très intense sur le plan émotionnel. Surtout pour les personnes souffrant de traumas. Il n’est pas rare que des victimes de violences physiques ou sexuelles fassent partie du groupe.
Que viennent chercher les participants à ces retraites? «Que voit-on chaque jour à la télévision? Guerre, pollution, catastrophe, maladie: les médias renvoient l’image d’un monde sans espoir. Le chamanisme contemporain, ou néochamanisme, a pour vocation de réenchanter le monde, d’inviter à marquer un temps d’arrêt dans ce tourbillon d’activités qui fait qu’au final, les individus ne profitent réellement de rien», répond Astrid de Hontheim.
«Les gens voudraient qu’en trois coups de tambours, leur chaos intérieur soit dissipé.»
Un monde complètement déconnecté, où prime la satisfaction des besoins immédiats, c’est aussi ce que décrit Catherine Kalpers. Déçue des ses premières expériences professionnelles en entreprise, où elle espérait «œuvrer pour un monde meilleur», cette ex-consultante reconvertie en chamane organise des rencontres avec des maîtres de tradition et de sagesse, enseigne la cérémonie et la danse ancestrales, propose des ateliers psychosensitifs et des consultations individuelles.
Baguette magique
Dans l’espace de travail qu’elle a ouvert en 2012 à Amay, elle reçoit des managers, des instituteurs, des artistes, des psychologues, des ingénieurs de la centrale toute proche de Tihange. Certains cochent l’intégralité du programme, y compris le séminaire à Ibiza chez Caty Mari, une cheffe d’entreprise reconvertie en chamane. D’autres se limitent à ce qui leur semble le plus en phase avec ce qu’ils recherchent. Certains reviennent, d’autres pas. Une forme de zapping chamanique, de consumérisme, que Catherine Kalpers constate mais tolère. «Il y a mille sortes de chamanisme et autant de chamans qui le pratiquent. Il est normal de tester différentes expériences et de chercher les outils qui correspondent au mieux à ses besoins.»
Avant de les emmener en voyage chamanique, la jeune femme met les participants en garde contre d’éventuelles attentes démesurées. «La demande est très forte parce qu’elle est symptomatique d’une crise existentielle profonde qui demande à être guérie. Mais être libre signifie aussi être responsable des choix que l’on pose et de la manière dont on se comporte avec les autres. La plupart des individus cherchent des baguettes magiques, des solutions immédiates. Ils voudraient qu’en trois coups de tambours, leur chaos intérieur soit dissipé. Or, pouvoir faire face à soi-même, c’est le travail d’une vie. Le rôle du chaman, c’est de donner une clé, un outil pour apaiser certains tourments. Le gros souci dans notre société, c’est que les individus ne sont pas prêts à se prendre en charge.»
C’est sur le conseil d’un médecin que Mark Anthierens, rédacteur pour une ONG, s’est adressé pour la première fois à un chaman. «J’étais assez mal dans ma peau. Après un an de pratique, je me suis senti beaucoup mieux.» Après avoir suivi divers enseignements, il a cofondé The Belgian School for Shamanism avant de se retirer du projet il y a deux ans. Aujourd’hui, il exerce le chamanisme chez lui, dans le Brabant flamand. Il y reçoit des personnes venues de toute la Belgique et de pays limitrophes. «Au cours de la dernière année [à la tête de l’école], confirme-t-il, est apparue une demande plus spécifique pour un chamanisme instantané, le temps d’un workshop où d’un week-end.».
Anthropologue, docteure associée au laboratoire Groupe sociétés, religions, laïcités (GLRS), Denise Lombardi confirme la fécondité du marché des spiritualités. Elle pointe également «un glissement du sacré vers une sorte de bien de consommation, comme dans n’importe quelle économie capitaliste».
Ce qui est constant dans les différentes formes de chamanisme que l’on rencontre en Europe, décrit-elle dans son ouvrage Le néo-chamanisme, une religion qui monte? (éd. du Cerf, 2023), c’est la dimension thérapeutique qui est proposée en lien avec la découverte d’un nouveau moi de l’individu et qui ne peut être mise en œuvre que, et exclusivement, par la médiation d’entités convoquées par le néochaman et le patient. Denise Lombardi rappelle que le sacré, discret ou apparent, a toujours été présent dans la vie des humains. Et que les différentes formes de spiritualité sont autant de modalités d’appréhender un monde en mutation. Nous vivons, écrit-elle, «dans une période marquée par la laïcisation, par la sécularisation, et en même temps par la diffusion de pratiques à orientation thérapeutique-spirituelle proposées par le courant New Age », lequel appelle à la transformation personnelle, à la sacralisation de la nature et suggère une certaine méfiance à l’égard de la médecine allopathique.
Dissocié de la médecine
Le néochaman, tel que le décrit l’autrice, «ne se met plus au service d’une communauté spécifique. Il se met au service d’une clientèle hétéroclite à la recherche de réponses existentielles et d’un bien-être individuel.» Sa pratique s’appuie sur la «mise en scène et la reproduction d’un ailleurs mythique où le chaman s’impose comme la plus haute expression de l’altérité, et semble se nourrir exclusivement de l’exotisme qui le constitue. Et bien que les participants à ces séjours et ces stages témoignent d’une volonté de faire communauté, la dimension individualiste finit par prendre le dessus.»
Les néochamans défendent pourtant la dimension collective de leur pratique. Pour l’hôte de la Ferme d’acacham, «résoudre ses conflits intérieurs nous expose à moins de conflits extérieurs». Et cela participe à «un monde plus beau, plus harmonieux». Le mot harmonie revient aussi dans la bouche de Catherine Kalpers. «Chacun peut la créer avec sa propre vision du monde. En commençant par sa propre vie. En s’occupant de son jardin, de la forêt, de son animal, de ses amis, de ses parents, de ses enfants, de son compagnon. Déjà ça, c’est bien assez.»
«Les personnes qui viennent me trouver sont souvent en burnout ou dépassées par leurs émotions.»
Une plongée dans 50 ans d’archives a permis à Fanny Charrasse, sociologue post-doctorante à l’université Saint-Louis à Bruxelles, de dégager les raisons de ce regain d’intérêt pour l’occulte qui a longtemps été réprimé au nom de la sciences et de la modernité. Dans son ouvrage Le Retour du monde magique (éd. Les Empêcheurs de penser en rond, 2023), elle opère une comparaison entre le magnétisme tel qu’il s’est développé en France et le chamanisme pratiqué sur la côte nord péruvienne. Deux pratiques qui, affirme-t-elle, bénéficient d’une légitimation institutionnelle et étatique (tant de la part des médecins que des autorités publiques et judiciaires) mais qui incarnent des réalités sensiblement différentes.
«Au Pérou, les chamans viennent d’être reconnus comme patrimoine culturel de la nation. Cette reconnaissance étatique les protège des poursuites dont ils faisaient autrefois l’objet. La voie qui est prise par le magnétisme en France n’est pas du tout celle d’une patrimonialisation. Il s’agit d’une reconnaissance progressive comme thérapie complémentaire. Le fait que des médecins, y compris dans des hôpitaux, aient recours à des magnétiseurs atteste de ce processus en cours. On voit qu’une alliance se met en place, mais qu’elle reste clandestine, cachée.» Les études dirigées jusqu’ici, poursuit la chercheuse, ont surtout eu pour vocation de vérifier l’innocuité des pratiques thérapeutiques ancestrales et leur efficacité, en complément de la médecine traditionnelle, à travers des essais randomisés contrôlés. Une évaluation à laquelle se prête davantage le chamanisme que le magnétisme.
Cette légitimation institutionnelle et étatique n’explique pas à elle seule le succès des pratiques «magiques». Pour Fanny Charrasse, il peut s’expliquer sur le plan psychologique par une technicisation de la médecine et un manque d’écoute du corps médical. Aussi par une plus grande implication du patient dans la prise en charge de sa santé et de son bien-être. Mais sur le plan sociologique, il n’est pas lié au Covid-19, ni à toute autre crise. Loin d’être une rupture, il s’inscrit plutôt dans une certaine continuité. Réprimé depuis la veille de la Révolution française, après que les commissaires nommés par Louis XVI ont estimé que la pratique était inefficace, le magnétisme a été exclu des pratiques thérapeutiques. Seule la médecine, celle qui s’intéressait à la mécanique du corps, pouvait être exercée, sous peine, pour les médecins qui s’en écarteraient, d’être poursuivis. Lorsqu’il fut créé, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’Ordre des médecins est parvenu à rétablir la pratique en la présentant comme thérapie complémentaire à la médecine et non plus comme alternative à la médecine.
Des personnes se présentant chez le chaman arrivent parfois avec un problème de santé spécifique et des attentes variables. Les trois chamans belges interrogés affirment ne jamais suggérer d’abandonner ou suspendre un traitement. La poursuite de celui-ci fait même partie des conditions d’admission aux séjours. Une contre-indication médicale –un problème cardiaque, par exemple– peut même rendre la participation à une activité ou un rite de passage, comme la hutte de sudation, impossible car trop risquée. La poursuite du traitement comme condition vaut aussi pour les troubles mentaux. D’autant plus que certains chamans utilisent des champignons magiques ou un breuvage classé comme stupéfiant et interdit en Belgique à base d’écorce de lianes, l’ayahuasca, pour favoriser l’accession à un état de conscience modifié. «La transe est effectivement la base pour découvrir les mondes auxquels nous n’avons pas accès et le monde des esprits. Au son du tambour, le cerveau commence à fonctionner plus lentement. En se connectant à cette onde, on accède à de nouvelles informations, décrit Mark Anthierens. Mais les drogues ou les objets comme les statuettes ou la tresse de sauge ne sont pas indispensables. On peut parfaitement accéder à cet état avec d’autres techniques, comme la méditation». A chacun sa quête, à chacun son grigri.
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