Jeter de la soupe sur des tableaux ? «Il est normal que des luttes sociales se jouent dans les musées»
Pour Bruno-Nassim Aboudrar, historien de l’art et professeur en théorie de l’art à l’université Sorbonne Nouvelle, les actions sur les oeuvres d’art considèrent, à juste raison, le musée comme une scène sociale vivante. En aucun cas violentes, elles relèvent d’un «vandalisme doux», soutient-il.
Que vous inspirent les actions menées ces dernières semaines par des activistes dans les musées? Révoltent-elles l’historien de l’art que vous êtes?
Non, cela ne me révolte pas. Objectivement, les déprédations sont très faibles: un coup d’éponge en efface les traces. Dès lors, ces actions considèrent, à juste raison, le musée comme une scène sociale vivante, réactive. Longtemps, les musées ont été perçus, y compris pas leurs promoteurs, comme des sanctuaires. L’image du cimetière revient même régulièrement à la fin du XIXe siècle. Les muséologues ont beaucoup œuvré pour faire des musées des lieux vivants, voire des forums. Il est donc normal que des luttes sociales s’y jouent. Cela étant, je ne peux pas dire non plus que cela me réjouisse.
Ces actions visent exclusivement des tableaux protégés. Comment faut-il interpréter ce choix?
Selon moi, ces actions ne visent pas l’art, mais le musée. La dimension de destruction d’image – étymologiquement, d’icononoclasme – en est totalement absente. Non seulement les activistes ne détruisent pas les images, mais ils en produisent. On n’a pas détruits Les Meules (Monet) ou Les Tournesols (Van Gogh), mais Les Meules ou Les Tournesols + une souillure + deux personnes collées de part et d’autres du tableau + un slogan. A cet égard, je pense qu’il faut rapprocher ce résultat des images augmentées, favorisées par de nombreux webmaster de musées, telles que ces photos sur Instagram, où les visiteurs se représentent habillés dans les couleurs d’un tableau, ou mimant les attitudes d’un de ses personnages.
Non seulement les activistes ne détruisent pas les images, mais ils en produisent.
Selon vous, ce mode opératoire relève-t-il du vandalisme?
Oui, à l’évidence. Mais d’un vandalisme doux (oxymore). Il faut distinguer l’iconoclasme du vandalisme. Le premier détruit certaines images – pas toutes, ni au hasard – en raison de la puissance qu’il leur prête, elle-même liée au sujet de la représentation. En général, il s’agit des images d’une divinité. Pour le second, le but n’est pas la destruction, mais le saccage. En saccageant ces biens, en les volant, en les souillant, le vandalisme cherche à «donner une leçon», à châtier ceux qui leur confèrent de la valeur. C’est précisément ce qui se passe en ce moment. Ces activistes nous disent, en gros: salir un tableau vous choque tant? Plus que ne vous choque la dégradation de plus en plus irréversible de la nature?
Historiquement, ce mode d’action est inédit ou s’inscrit-il dans une tradition plus ancienne?
Il me semble qu’il est au croisement de deux traditions plus anciennes, tout en s’en démarquant. Il y a, bien sûr, quelques précédents d’actions politiques violentes contre des tableaux. L’une des plus célèbres est la lacération de LaToilette de Vénus de Velázquez, à la National Gallery de Londres, par une suffragette, Mary Richardson, en 1914. Mais, d’une part, Mary Richardson avait vraiment tenté de détruire le tableau, qui n’était pas protégé par une vitre ; d’autre part, elle avait cherché à établir une relation entre son acte et le sujet de l’œuvre. Elle opposait notamment la beauté physique de Vénus à la beauté morale de la cheffe des suffragettes. L’autre tradition est celle du vandalisme politique qui a vu, encore très récemment, des statues se faire taguer et jeter au bas de leur piédestal.
Ces passages à l’acte ne suscitent pas l’unanimité au sein des partis écologistes. Pensez-vous qu’elles soient contre-productives à la cause climatique?
Il faudrait réaliser des mesures d’impact. Ce qui est certain, c’est qu’on en parle. Il faudrait aussi rapprocher ces actions dans les musées d’une carte de répartition des musées dans le monde. On verrait très vite que les régions les plus touchées par le réchauffement climatique et ses conséquences sont, en gros, celles qui n’ont pratiquement pas de musées. On verrait également que les régions du monde qui ont le plus de musées sont aussi celles dont l’industrie a le plus pollué au cours des trois derniers siècles. Les deux phénomènes sont étroitement liés par un fait culturel majeur qu’on appelle le capitalisme.
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