«Je ne vais pas me forcer à aller à ce souper de Noël»: pourquoi il faut lutter contre sa «flemme sociale»
Comme des boules sur un sapin, les invitations à des soupers ou autres réjouissances pleuvent en fin d’année. Érigées en rites incontournables par certains, ces réunions donnent des boutons à d’autres. Et si l’apaisement naissait en y allant quand même?
Les revoici les revoilà, ces douces images d’embrassades qui scintillent, ces paquets cadeaux déballés dans l’euphorie et ces vastes tablées à bougies, sur fond de musique à clochettes nappée de violons. Soit l’enfer sur terre, pour les hermétiques aux normes sociales et aux rencontres multiples. Noël et le Nouvel an correspondent, pour eux, au plus haut taux annuel de «flemme sociale».
«J’éprouve un rejet pour les rendez-vous de tradition en famille, car on y ressent une certaine obligation à être content d’être là.»
Pascale
«Rien. Je ne ferai rien. » Après des années à se plier à des soupers qu’elle trouvait pesants, à des tirages au sort «bidons» pour se faire offrir un énième livre de recettes, Pascale, 47 ans, se tient éloignée de sa famille pour les fêtes. «J’éprouve un rejet pour les rendez-vous de tradition en famille, car on y ressent une certaine obligation à être content d’être là, sans vraiment être dans la sincérité pourtant prétendue. Ça va être le sixième Noël que je passe uniquement avec mon compagnon, tranquilles à la maison. Même si chaque année, on réessaie de m’inviter en dépit de ce je réponds invariablement quand surgit le sujet du 24 décembre: il est mieux pour tout le monde que je n’y vienne pas et qu’on se revoie à une autre occasion.»
La flemme sociale, signe de poussées individualistes
Prendre du temps pour soi, ne pas s’oublier, s’écouter et «se poser deux minutes» relèvent de prescriptions aujourd’hui très relayées. «Depuis quelques décennies, l’individualisme gagne inéluctablement en force et en importance au sein de la société, cadre Vincent Yzerbyt, professeur de psychologie sociale à l’UCLouvain. Mais il ne faut pas se leurrer: le besoin de lien social demeure vital. Il est bien vrai que choisir ce qu’on a envie de faire ou non, déterminer librement son comportement conditionnent assurément la satisfaction de besoins fondamentaux. Mais l’insertion et les relations au sein de cercles sociaux l’est tout autant. Il n’existe aucun doute que l’entretien de relations, fût-ce parfois en se forçant ou en admettant que chaque moment ne constituera pas la panacée, joue un rôle énorme sur l’amélioration du bien-être et des santés mentale et physique. Ainsi, s’extraire de toutes les occasions de contacts sociaux réels conduit à s’abîmer profondément.»
Pascale est loin de nier ses aspirations aux rencontres et aux discussions personnelles physiques: «Je souhaite simplement laisser plus de place à mes réelles envies dans la décision de me rendre quelque part. C’est penser à moi, c’est vrai ; mais également aux autres, car j’estime qu’assumer ce qu’on ressent et le prolonger en actes aide grandement à ce que beaucoup de monde se porte mieux. Je ne veux pas rompre définitivement avec chaque membre de ma famille, mais je préfère passer des moments plus personnels dans des circonstances moins cadenassées et dictées par des traditions qui ont perdu de leur sens. Et je constate que les instants sont de bien meilleure qualité quand on les passe hors de ce genre d’obligations.»
Le choc des conceptions
En martelant de plus en plus tôt que les fêtes approchent et en les associant systématiquement à la joie, à l’abondance, aux retrouvailles émues et à la chaleur humaine, un sentiment de rejet se renforce parmi les moins convaincus. «Il est normal que les rituels qui surviennent à chaque fin d’année ne séduisent pas tout le monde, et la formule qui recueillera la pleine adhésion est bien souvent un mythe, prévient Vincent Yzerbyt. En honorant une invitation au départ avec des pieds de plomb, on peut cependant se surprendre à trouver que la rencontre est une source de dynamisme, une manière de partager des émotions collectives.»
Dans l’hostilité à une réunion en préparation, les modes de communication peuvent exercer une influence, parfois plus prégnante que la nature du repas ou de la fête en question. «Ce qui me crispe le plus et pas seulement à Noël, ce sont ces interminables messages de groupe qui partent dans tous les sens, ces sondages pour décider d’une date, ces injonctions à répondre vite, cet empressement à tout fixer. Ça ruine le plaisir que sont censés charrier ces événements car on se rend malade des semaines voire des mois à l’avance», regrette Pascale.
Invitations et flemme sociale: j’y vais ou j’y vais pas?
«Je m’en voudrais de donner un conseil ou une règle unique quant à la décision de se rendre ou non à un événement qui ne donne pas envie de prime abord, ajuste Vincent Yserbyt. Si on cherche des façons de surmonter les obstacles, je dirais que se focaliser sur les gens qu’on apprécie est la meilleure chose. On n’est pas forcé à des relations humaines omnivores. Il est vrai qu’on se confronte souvent à quelques personnes dont on sait que la compagnie ne nous enchantera pas. Mais on peut alors être sélectif et penser à d’autres rencontres qui nous enthousiasment davantage. Le plaisir ne doit pas forcément être absolu pour se trouver bien dans une assemblée.»
«Les rituels de rencontre agissent bien plus profondément qu’il n’y paraît.»
Vincent Yzerbyt, professeur de psychologie sociale (UCLouvain)
Le psychologue admet que si le poids est vraiment trop lourd, que le manque d’envie se mue en tourment qui ronge l’esprit, se faire mal à outrance n’est pas non plus à encourager. «Mais sans perdre de vue que les rituels de rencontre agissent bien plus profondément qu’il n’y paraît: ils participent à la spontanéité d’une aide future, entretiennent la possibilité de moments de compagnonnage, dont chacun a besoin à un moment ou l’autre. En cela, les épisodes isolés forgent les conditions d’une existence équilibrée en s’inscrivant dans du très long terme», expose Vincent Yzerbyt.
S’écouter ou s’émouvoir des répercussions
Sur fond de relations familiales houleuses, l’arrivée des fêtes, loin de signifier le renouveau d’un dialogue devenu crispé ou rompu, peut plutôt contribuer cycliquement à amplifier rancœur et passions tristes. «Quand j’allais encore au réveillon familial, une pression ambiante plombait toute la soirée, décrit Pascale. Alors non, je ne vais pas me forcer à aller à ce souper de Noël.»
S’il respecte les réactions épidermiques que certains éprouvent, Vincent Yzerbyt tient à mettre en garde: «De plus en plus de personnes vivent seules, surtout dans les villes. Au moment des fêtes, je crois qu’il est important d’y penser et de consentir alors éventuellement davantage de sacrifices, même quand on a pris l’habitude de trouver son bonheur dans une conduite individuelle auto-déterminée. Sentir une compagnie dans un moment de réunion est nécessaire à une vie équilibrée. Or, faire une croix sur une occasion de se retrouver, parfois rare, semble peut-être ne pas signifier grand-chose pour soi, mais cela peut avoir des effets très durs sur le bien-être et la santé mentale de la personne que l’on implique dans cette décision, pour qui cette privation volontaire et consciente constitue un manque irremplaçable.»
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