Les ruptures amicales résultent généralement d’une lente déliquescence de la relation. © DR

«J’ai vécu ça comme un deuil»: les ruptures amicales, douloureusement banalisées

Elise Legrand
Elise Legrand Journaliste

Contrairement aux peines de cœur, les ruptures amicales restent encore impensées sociologiquement et culturellement. Pourtant, les chagrins d’amitié peuvent bouleverser une existence.

C’était une sombre matinée de novembre. Derrière les vitres poussiéreuses de l’amphithéâtre, la pluie tombait sans discontinuer. A l’avant-dernier rang, le siège à côté d’Alice(*) était resté curieusement vide. Pourtant, avec Elsa(*), elles partageaient tout depuis trois ans: les nuits blanches de révisions, les verres en terrasse entre deux cours, les travaux de groupe, les soirées de débauche après les examens. «Du jour au lendemain, elle n’a plus donné de nouvelles. Elle n’a jamais remis les pieds à la fac.» Les messages d’Alice, restés sans réponse, ont laissé place au vide. Et à l’incompréhension. «J’ai vécu ça comme un deuil.» Six ans plus tard, la douleur s’est dissipée, mais Alice confesse «y repenser régulièrement».

Peu documentées dans la littérature scientifique, grandes absentes des références culturelles, les ruptures amicales laissent pourtant des plaies béantes. Car la cassure est l’antithèse de l’amitié. «Les histoires d’amour finissent mal en général», mais «les amis, c’est pour la vie»… «L’amitié est censée être un sentiment plus durable que l’amour, confirme Béatrice Sommier, enseignante-chercheuse en sciences humaines à la Brest Business School. Contrairement à la relation amoureuse, parfois impulsée par un désir, qui peut même relever de l’instinct primaire, la relation amicale repose sur une dimension volontaire, choisie, libre.» Ce «sentiment électif», comme le définit le philosophe Michel Erman, implique la durabilité. «L’amitié vertueuse, telle que pensée par Aristote, se base sur un lien fiduciaire qui ne peut connaître que la permanence et l’immuabilité. La rupture apparaît dès lors comme incompréhensible, irrationnelle», souligne l’auteur de Le lien d’amitié (Plon Poche, 2022).

Si les soutiens se bousculent en cas de peine de cœur, les chagrins d’amitié suscitent peu de compassion.

Ruptures amicales: loin des yeux, loin du cœur

Si le contrat d’amitié ne comporte aucune date d’expiration, la rupture relationnelle apparaît parfois inévitable. Notamment en cas d’éloignement géographique. «Certaines amitiés reposent sur des contacts quotidiens, observe Line Mourey, psychologue clinicienne et psychothérapeute. On est amis car on se voit au travail, à l’école, ou parce qu’on est voisins. La distance peut alors requestionner le socle de cette amitié.» Surtout si elle se limitait plutôt à de la camaraderie ou du compagnonnage. Les liens amicaux peuvent également se distendre en raison des évolutions personnelles. «Cet effritement est généralement progressif, note Lubomir Lamy, professeur de psychologie sociale à l’université Paris Cité. La prise de conscience peut prendre des années. Et puis, un jour, des amis de longue date se rendent compte qu’ils n’ont plus grand-chose à se dire et décident naturellement de poursuivre leur chemin séparément.» Cette déliquescence de la relation est particulièrement fréquente à l’adolescence, lorsque les caractères et les valeurs s’affirment, remarque Béatrice Sommier.

La rupture amicale résulte parfois d’un changement de priorités. L’arrivée d’enfants ou d’un nouvel amant peut bouleverser les équilibres relationnels et laisser un ami sur le carreau. Si, généralement, le couple n’exclut pas l’amitié, l’emprise amoureuse peut briser des liens, même puissants. C’est ce qui est arrivé à Camille(*), qui a vu sa meilleure amie s’éloigner à cause d’un compagnon «toxique». «Je ne la reconnaissais plus du tout, se remémore la jeune femme. Elle s’isolait de plus en plus et je sentais que je la perdais. Sur le moment, j’ai ressenti une véritable injustice, car elle priorisait son nouveau couple à notre amitié longue de cinq ans. Malgré ma colère, j’étais aussi inquiète pour elle. Je me disais « dans quelle relation est-elle en train de s’empêtrer? ».» Aujourd’hui, la tristesse a laissé place à la nostalgie. «Je me demande ce qu’elle devient, serait-on toujours amies si elle n’avait pas rencontré ce gars?» La bienveillance l’a emporté sur les ressentiments. «J’espère sincèrement qu’elle va bien. S’il lui arrivait quelque chose, j’en souffrirais beaucoup.»

Ces ruptures «douces», qui répondent à un schéma de «dissolution progressive», sont plus courantes que les «explosions en plein vol», estime Lubomir Lamy. Mais les ruptures brutales (parfois passagères) peuvent survenir en cas de désaccord politique, exacerbé par une élection ou un conflit géopolitique. «A l’approche de la présidentielle française, un patient m’a confié avoir découvert avec effroi que son meilleur ami votait pour l’extrême droite, illustre Line Mourey. Il  refusait de l’accepter.» La survie de l’amitié dépend alors du degré de tolérance et d’implication politique des amis en question. «Tant que l’objet de la discorde reste marginal, on peut procéder par évitement, observe Lubomir Lamy. Mais les dissensions deviennent parfois insurmontables et impliquent une prise de distance.»

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«Elle n’est pas morte»

Généralement, les cassures les plus violentes résultent d’une rupture du «contrat d’amitié», dont la fidélité et l’entraide sont des piliers majeurs. Un «défaut de présence» en cas de coup dur peut être difficile à pardonner. Tout comme une trahison ou une rupture de confiance, synonymes de point de non-retour. Surtout quand l’amitié est profonde. «Plus les gens sont intimes, plus leurs relations deviennent douloureuses, fratricides et associables», écrivait à ce sujet l’auteur américain Richard Sennett dans Les Tyrannies de l’amitié. «Plus on se confie, plus on s’expose, résume Béatrice Sommier. L’ami peut alors devenir quelqu’un de redoutable

Bien que douloureuses, les ruptures amicales restent souvent incomprises socialement. Si les soutiens se bousculent au portillon en cas de peines de cœur, les chagrins d’amitié suscitent peu de compassion. Chloé(*) s’en souvient avec amertume. Adolescente, elle partageait sa chambre d’internat avec Marie(*), qui est rapidement devenue sa «confidente». Devoirs, dîners, discussions à cœur ouvert: elles étaient inséparables. Le renvoi de Marie a brutalement signé la fin de cette idylle amicale. «Je suis rentrée de l’école et j’ai vu ma chambre vide. Il n’y avait plus que mon lit et mes affaires. J’ai eu l’impression que mon monde s’écroulait. Je n’arrêtais pas de pleurer.» Pourtant, les proches de Chloé sous-estimaient sa douleur. «Personne ne comprenait mon choc. Même l’éducatrice tentait de relativiser: « C’est bon, elle n’est pas morte. Tu la reverras hors de l’internat ». Mais j’étais déboussolée. Je devais faire le deuil de ne plus partager mon quotidien avec elle.» Ses parents, avec qui elle entretient une relation solide, ne s’en sont d’ailleurs jamais inquiétés. «Pourtant, ils ont été présents à chacun de mes chagrins amoureux.»

«Les ruptures amicales peuvent être banalisées par ceux qui ne les vivent pas, confirme Michel Erman. Elles sont parfois considérées comme un aléa de la vie, alors qu’elles sont bien plus que ça. Perdre un ami, c’est perdre un alter egoCes personnes qui nous ressemblent, soigneusement sélectionnées (et souvent limitées en nombre), comprennent une part de nous-même. «Quand elles disparaissent, c’est comme si un pan de notre vie s’effondrait», expose Lubomir Lamy. Surtout si l’amitié est de longue date. Les amis de jeunesse sont une réminiscence de ce qu’on a vécu autrefois, des témoins de nos sorties, de nos voyages, de nos concerts. C’est pour ça qu’on y est très attaché.» Les perdre, c’est perdre une partie de cette jeunesse. C’est faire une croix sur une «banque de souvenirs», ajoute Line Mourey.

Perdre un ami, c’est faire une croix sur une «banque de souvenirs».

Ruptures amicales: double peine

Les ruptures amicales au-delà d’un certain âge peuvent ainsi être plus douloureuses à surmonter. «Surtout que plus on vieillit, moins le cercle social est étendu, insiste Béatrice Sommier. La perte d’un ami peut laisser un vide énorme, car on se retrouve du jour au lendemain sans personne sur qui compter.» D’autant que nouer de nouvelles amitiés relève d’un véritable défi à un âge avancé: une vie sociale moins riche et une routine cadenassée laissent peu de place aux rencontres. Mais perdre un ami à l’adolescence peut également s’avérer brutal. «C’est une période clé dans la construction identitaire, durant laquelle l’individu essaie d’exister ailleurs qu’à travers la sphère familiale, analyse Line Mourey. La rupture amicale peut être vécue comme un traumatisme et venir profondément questionner l’estime de soi. Surtout qu’il s’agit d’une phase de la vie où l’appartenance à un groupe est cruciale.»

Plus que l’âge, c’est surtout le «contexte de vulnérabilité» dans lequel est plongé l’individu qui rendra la perte d’un ami plus ou moins amère: additionnée à la perte d’un emploi, une maladie ou une rupture amoureuse, elle peut devenir déchirante. Margot en a fait les frais lors de la séparation avec son ex-copain, avec qui elle partageait la même bande d’amis d’enfance, en Bretagne. Retenue à Bruxelles en pleine pandémie de Covid-19, la Française n’a pas pu compter sur leur oreille attentive. «A l’inverse, lui a pu se livrer à nos potes, leur exposer sa version des faits de la rupture et bénéficier de leur soutien.» Après le confinement, Margot est rentrée dans sa ville natale. «J’ai rapidement compris que mes amis avaient pris le parti de mon ex. Je n’étais plus invitée aux soirées et mes sollicitations restaient toujours sans réponse. J’étais tout bonnement ignorée. Ça a été très douloureux.»

Une «double peine» à laquelle sont confrontés de nombreux anciens amants partageant des amis communs. «Comme la société actuelle privilégie le couple ou la famille à l’amitié, il arrive bien souvent que les partenaires fassent presque tout ensemble, y compris voir leurs amis, relève Béatrice Sommier. Au lieu de continuer à se voir séparément, les groupes vont parfois être rassemblés. Ce qui peut donner des choix cornéliens à poser en cas de rupture», déplore l’enseignante-chercheuse.

«Les ruptures amicales sont devenues le coma des relations humaines.»

L’essor des thérapies d’amitié

C’est précisément cette priorité accordée au couple qui entraîne la banalisation de la perte d’un ami, estime Michel Erman. «Depuis le XIXe siècle et le romantisme, l’Europe occidentale vit avec cette idée que ce qui permet de se réaliser, c’est l’amour, pointe le philosophe. L’amitié est reléguée au second plan. Si bien qu’aujourd’hui, les ruptures amicales sont devenues le coma des relations humaines.» Alors que le cinéma, la littérature et la musique regorgent de références aux peines de cœur, les ruptures amicales brillent par leur absence des représentations culturelles. «A part la série Friends, dont le scénario repose quasi exclusivement sur la sphère amicale, ces liens sont très peu glamourisés à l’écran ou dans les livres, confirme Line Mourey. L’amitié se joue en arrière-plan, derrière les drames sentimentaux ou familiaux. La meilleure copine va consoler le cœur brisé de son amie et manger de la glace avec elle, mais jamais la profondeur de ce lien ne sera explorée.»

La rupture amicale est d’ailleurs beaucoup moins ritualisée que la rupture amoureuse: pas de «pause», de «seconde chance» ou de lettre d’adieu. Plus insidieuse, plus floue, elle repose généralement sur des non-dits. Comme Elsa, les amis disparaissent parfois sans donner de nouvelles. Similaires au ghosting sur les applications de rencontre, ces ruptures brutales pèsent sur l’estime de soi. «L’ami finit par se demander s’il a fait quelque chose de mal, sans comprendre ce qui a pu faire basculer la relation, note Lubomir Lamy.  C’est très difficile à accepter.»

Face à ces incompréhensions, les «thérapies entre amis» gagnent aujourd’hui en popularité. Plusieurs fois par semaine, la psychopraticienne Kelly Larranaga reçoit des duos brisés, qui souhaitent recoller les morceaux. «On reprend le contexte de leur rencontre et on retrace leur amitié, détaille la spécialiste installée en Ile-de-France. On essaie de comprendre ce qui a posé les balises de leur lien et d’identifier le nœud du problème. Souvent, cela permet d’éclaircir les non-dits.» Loin d’être un remède miracle, la thérapie permet toutefois de «jolies ruptures». « Elle peut être l’occasion de se remercier pour les années d’amitié et de se dire au revoir sans amertume.»

Trois ans après sa disparition des bancs de l’université, Alice a pu renouer avec Elsa. «Elle m’a avoué les raisons de sa fuite, sa dépression, son mal-être. Tout s’est éclairé.» Aujourd’hui, les deux femmes ne se fréquentent plus. La rupture est entérinée.

(*) Les prénoms ont été modifiés

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