Avortement: le ventre des femmes, ce terrain de jeux politiques (analyse)
La tendance à remettre en question le droit à l’avortement ou à entraver son application est observable un peu partout dans le monde, y compris en Europe.
Le droit des femmes à disposer librement de leur corps sera-t-il un jour unanimement reconnu? Pas de sitôt… Les fuites sur le projet de la Cour suprême américaine de faire sauter l’arrêt Roe v. Wade de 1973, et les réactions enflammées des pro- comme des anti-IVG, attestent que le ventre des femmes reste un terrain de jeux politiques comme les autres. Les durcissements de législations ont été plus nombreux ces dernières années que les évolutions en faveur du droit à l’interruption de grossesse ou à son accès.
Petit tour du globe: avorter reste interdit dans certains pays d’Afrique, d’Asie et d’Amérique du Sud. En Europe, la Pologne n’autorise l’IVG qu’en cas de viol ou de danger pour la santé de la femme. En Finlande et au Royaume-Uni, des critères socio-économiques entrent également en ligne de compte. En Slovaquie, un groupe de députés catholiques conservateurs de la coalition au pouvoir tente de mettre en place des obstacles pratiques à l’intervention.
Aujourd’hui, c’est l’avortement, mais demain, cela pourrait être les droits LGBT ou les spécificités américaines sur les questions raciales.
Une tendance à la stagnation ou au rétropédalage qui inquiète Bérengère Marques-Pereira, professeure invitée de sociologie politique à l’ULB et autrice de l’ouvrage L’Avortement dans l’Union européenne (Crisp, 2021). «On remarque que quand un droit d’accès à l’avortement sûr et légal est acquis, ce n’est pas toujours définitif. Il y a l’exemple des Etats-Unis mais en Europe aussi on peut pointer des cas emblématiques de recul, comme c’est le cas avec la Pologne. Et ça va continuer… On observe aussi quelques avancées, mais elles sont moins fréquentes, moins importantes. Ce qui est commun à ces situations, c’est qu’elles font partie d’une guerre culturelle. Ces reculs sont l’un des éléments les plus importants des campagnes antigenre qui se sont développées en particulier dans les pays d’Europe de l’Est et qui sont de véritables attaques contre le droit des femmes en général.»
L’idéologie du genre
Pour la chercheuse de l’ULB, qui s’intéresse depuis de longues années à la condition des femmes à travers le monde et aux questions de genre, cette tendance ultraconservatrice va plus loin qu’une simple pensée réactionnaire. «Il existe un activisme qui consiste à faire de la désinformation à propos de la contraception et de l’avortement. Cela peut d’ailleurs aller jusqu’à des offensives contre des cliniques qui pratiquent des interruptions de grossesse.
Tout cela est englobé dans ce que le Vatican a appelé, à partir des années 1990 et des premières grandes conférences internationales sur les droits humains organisées par l’ONU, “l’idéologie du genre”. Depuis, une guerre véritablement culturelle s’est développée contre cette “idéologie”. Il y a eu un tir de barrage sur les droits sexuels et reproductifs en mettant en avant qu’on se dirige vers une décadence de la civilisation européenne parce que l’ordre sexué traditionnel entre hommes et femmes n’est plus respecté, que l’idée du mariage pour tous commence à émerger, ainsi que la pluralité des sexualités, etc.
Depuis que ce virage s’est opéré, on assiste à des attaques constantes à l’égard du droit à l’avortement pour empêcher que ce soit reconnu symboliquement dans les représentations collectives et intégré au champ des droits humains et fondamentaux. Pour ce faire, des églises catholiques, orthodoxes, évangélistes, pentecôtistes, bref ce qui représente les fondamentalismes religieux, ont formé une alliance autour de cette résistance. C’est en partie ce qui explique que, dans certains pays d’Europe centrale et orientale, on assiste à des tentatives de redéfinition plus radicales de ce qu’est la démocratie libérale. On en vient à considérer que les adversaires politiques ne sont plus des partenaires ou des interlocuteurs mais des ennemis.»
La droite chrétienne américaine
Une restriction progressive d’autres droits et libertés, c’est aussi ce que craint Neil Datta, directeur exécutif du Forum parlementaire européen pour les droits sexuels et reproductifs. «Ce projet de remise en cause de la jurisprudence aux Etat-Unis n’est pas le reflet d’une opinion publique américaine qui deviendrait plus conservatrice et antiavortement. En revanche, c’est celui de l’aboutissement d’une stratégie de la droite chrétienne américaine qui consiste à infiltrer les instances judiciaires et à placer ses membres à des postes clés pour obtenir des décisions semblables sur les questions de société, de culture et de droits humains. Vingt-six Etats favorables à l’annulation du droit à l’avortement ont déjà annoncé qu’ils avaient prévu des restrictions et des interdictions. Aujourd’hui, c’est l’avortement, mais demain, cela pourrait être les droits LGBT ou les spécificités américaines sur les questions raciales ou le droit de vote pour certaines catégories de personnes.»
Les avancées sont moins fréquentes, moins importantes, que les reculs.
Pour le leader du groupe de pression européen qui milite en faveur du droit à l’IVG, ce retournement de situation pourrait faire tache d’huile et avoir des répercussions bien au-delà des Etats-Unis. «Ça renforcera l’ensemble de ces mouvements anti-IVG qui existent dans presque tous les pays d’Europe. Pour eux, ce serait une grande victoire. Pas vraiment en Europe occidentale mais en Pologne ou dans d’autres pays de l’Est, où l’aura de l’Amérique est différente, et où la décision de la Cour suprême pourrait avoir un impact plus fort.
Autre canal d’influence, ces organisations de la droite chrétienne américaine qui ont pu infiltrer le système judiciaire US sont présentes en Europe et ont une influence sur les grandes institutions: l’Union européenne, le Conseil de l’Europe, l’ONU, la Cour européenne des droits de l’homme. Ils essaieront certainement d’appliquer en Europe la stratégie utilisée aux Etats-Unis. Ce n’est qu’une question de temps. Si nous ne sommes pas attentifs, nous pourrions un jour nous retrouver dans une situation semblable.»
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