Richard Nixon, ou la vie de N le maudit
Et si Richard Nixon, l’homme le plus haï d’Amérique, était l’un de ses plus grands présidents ? Diplomatie visionnaire, réformes sociales… La biographie érudite et brillante d’Antoine Coppolani sort « Tricky Dick » de la légende noire.
Y a-t-il un président des Etats-Unis plus haï que Richard Nixon (1913-1994), parfois comparé à Hitler, incarnation du mal absolu ? Non, sans doute. Mais le bilan de ses deux mandats (1969-1974) est-il si désastreux ? Emporté il y a tout juste quarante ans par le scandale du Watergate, une affaire d’écoutes – auxquelles avaient allègrement recours ses prédécesseurs John Kennedy et Lyndon Johnson – menée par une équipe de Pieds nickelés, l’homme n’est-il qu’un tricheur ? « Tricky Dick », ce surnom lui colle à la peau depuis le début de sa carrière, pourtant exceptionnelle : élu à la Chambre des représentants à 33 ans, au Sénat à 37, et vice-président de Dwight Eisenhower à 39. Cet obsédé du secret est-il le paranoïaque caricaturé à loisir par une presse qu’il déteste et qui le lui rend bien ? Un politicien sans envergure, féru de coups tordus ? Ou, à l’inverse, un visionnaire en politique étrangère ? Un pragmatique dans le domaine social, à l’écoute du peuple américain ?
Le 27 avril 1994, jour de l’enterrement de Richard Nixon, dans sa ville natale de Yorba Linda (Californie), Bill Clinton prononce un discours remarqué : « A tous, nous pouvons juste dire : puisse venir le jour où le jugement du président ne portera sur rien d’autre que sa vie et sa carrière. » Ce jour est venu un an après, avec la publication des premiers jugements dénués de haine recuite. Le livre de l’historienne Joan Hoff Nixon Reconsidered marque le tournant : sous le « monstre » apparaît un homme ; sous le « fou », un penseur politique ; sous l' »imprécateur », un bâtisseur. L’ouverture progressive des archives de la bibliothèque présidentielle et la mise à disposition des enregistrements de la Maison-Blanche permettent d’affiner le portrait, tout en brossant le tableau d’une époque. Le temps de l’analyse sereine est venu et l’impressionnante biographie d’Antoine Coppolani (1 170 pages, dont près de 200 pages de références et 3 560 notes) en est la preuve. Le professeur d’histoire contemporaine à l’université Montpellier III, normalien et ancien de Berkeley, dresse un portrait si contrasté qu’on en vient à se demander si Nixon n’est pas l’un des plus grands présidents que l’Amérique ait couvés en son sein. A l’égal d’Abraham Lincoln, de Woodrow Wilson et de Franklin Roosevelt.
Pourtant, le 9 août 1974, lorsque Marine One, l’hélicoptère présidentiel, décolle de la pelouse de la Maison-Blanche, que reste-t-il de l’oeuvre du président déchu ? Sans doute, sa politique étrangère – mais on ne l’écrira vraiment qu’au début des années 1990 -, même si les bombardements au Cambodge et la participation de la CIA au coup d’Etat au Chili lui sont jetés à la figure par la gauche comme autant de preuves de son bellicisme et de son cynisme. Près d’un demi-siècle plus tard, les passions apaisées, Antoine Coppolani dresse un bilan positif. La détente assouplit les relations entre l’Ouest et l’Est. La course aux armements est bridée (accords Salt). L’ouverture vers la Chine (avec la scène d’anthologie de Nixon serrant la main au Premier ministre Zhou Enlai sur le tarmac, à Pékin, en février 1972) et l’avènement de la diplomatie triangulaire (avec Moscou, dans le rôle du troisième larron) « révolutionnent » le cours des relations internationales. Grâce à cette nouvelle équation, les Américains peuvent « s’extraire, enfin, des jungles et rizières ensanglantées du Vietnam » où Kennedy et Johnson les ont enferrés. Last, but not least, au Proche-Orient compliqué, dans la foulée de la guerre du Kippour, le processus de paix est enclenché, qui débouche, en 1979, sur la signature du traité israélo-égyptien. Tout cela, ce n’est pas rien.
Mais le plus captivant, c’est la vision du monde du président américain et sa méthode. Nixon est un grand admirateur de son lointain prédécesseur – et Prix Nobel de la paix – Woodrow Wilson, ce fils de pasteur engagé à « émanciper le monde » à l’issue de la Première Guerre mondiale, en tentant d’introduire un système de sécurité collective. Comme son modèle, Nixon ne jure que par l' »avènement de la paix ». Et, comme lui, il est convaincu que l’efficacité de la politique étrangère suppose la concentration des pouvoirs entre les mains du seul chef de l’exécutif. Etrangement, le locataire de la Maison-Blanche choisit un grand pourfendeur de l’idéalisme wilsonien, Henry Kissinger, pour mener cette politique. L’incongruité n’est qu’apparente. Car le réalisme le plus froid – celui de son conseiller à la sécurité – doit servir l’idéalisme le plus généreux, le sien. C’est d’ailleurs un tandem baroque que celui formé par ce quaker californien, à qui il est resté une once de messianisme, et ce juif allemand, chassé de son pays et à jamais convaincu que l’hostilité règne en ce bas monde. Contre toutes les apparences, le théoricien est Nixon, et le praticien chargé de la mettre en musique, Kissinger, l’ancien professeur à Harvard, l’intellectuel.
Autre domaine, autres moeurs. La politique sociale – souvent restée au stade des intentions – de celui qui résume celle-ci par une formule méprisante (« construire des appentis chez les bouseux ») et qui rêve d' »exterminer les travailleurs sociaux » est, à son tour, réévaluée. Nixon met la barre haut. Si, en politique étrangère, il rêve d’égaler Wilson, dans le domaine social, il souhaite rivaliser avec le Britannique Benjamin Disraeli. A son arrivée à la Maison-Blanche, il s’empare des idées, et parfois des hommes (Daniel P. Moynihan), du camp démocrate pour les appliquer. Son ambition : améliorer l’efficacité de l’Etat providence, réduire la pauvreté, encourager l’émergence d’une classe moyenne afro-américaine. Celui qui, adolescent, a vu, depuis l’épicerie parentale, la pauvreté de la Grande Dépression, réforme le système d’assistance sociale. Il supprime l’Agence de lutte contre la pauvreté et crée un revenu minimum garanti pour toute famille de quatre personnes vivant en deçà du seuil de pauvreté. Mais, très vite, il rencontre l’hostilité des membres les plus progressistes du Congrès et des syndicalistes sur les autres réformes, en particulier sur la création d’un système d’assurance-maladie, repris et voté plusieurs décennies plus tard par le démocrate Barack Obama. En moins généreux, selon le Prix Nobel d’économie Paul Krugman, peu susceptible de sympathie républicaine. Le locataire de la Maison-Blanche s’efforce ensuite de ramener la paix sociale dans les banlieues en proie aux émeutes sous Lyndon Johnson et, côté droits civiques – lui qui n’est jamais avare d’une blague antisémite ou raciste sur les Noirs et les Américains d’origine italienne ou irlandaise -, accélère l’intégration des écoles du Sud, afin d’éradiquer la ségrégation. Plus novateur encore, il crée l’Agence de protection de l’environnement. Cette politique volontariste révèle au grand jour les facettes contradictoires de Nixon, « libéral et conservateur ; généreux et réticent ; colérique et calme ; plein de ressentiment et enclin à la solidarité ».
Par Emmanuel Hecht
Richard Nixon, par Antoine Coppolani. Fayard, 1 170 p.
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