Histoire parallèle: l’énigme de la grande pyramide
Les dimensions du tombeau de Kheops ? Des mesures sacrées qui auraient un sens caché… Si les historiens sérieux se gaussent, les amateurs d’étrange continuent de prendre cette légende pour argent comptant.
Et si l’étude des proportions de la grande pyramide d’Egypte révélait les grandes dates de l’histoire de l’humanité ? Bien que loufoque, cette idée a pourtant trouvé un large écho. Tout au long de l’été, Le Vif/L’Express vous invite à découvrir les extraits du livre Théories folles de l’histoire, à paraître en septembre. Fruit de l’imagination fertile de complotistes acharnés, ces thèses partent du même principe : la vérité est ailleurs, on nous la cache. Le credo de ces doux dingues ? « Une proposition est vraie parce que rien ne prouve qu’elle est fausse. » Si débattre avec de tels interlocuteurs semble généralement inutile, étudier leurs élucubrations est, tout compte fait, passionnant. D’abord, parce qu’elles sont fort distrayantes ! Ensuite, parce qu’elles démontrent par l’absurde la pertinence et la grandeur de la méthodologie historique. Enfin, parce que comprendre et analyser forge des armes contre les « assassins de la mémoire ».
EXTRAITS
Des Sept Merveilles de l’Antiquité classique ne subsiste aujourd’hui que la pyramide de Kheops, plantée avec ses petites soeurs de Khephren et de Mykérinos sur le plateau désertique de Gizeh, qui domine Le Caire. Voilà plus de quarante-cinq siècles que cet immense polyèdre repose sur son carré presque parfait de 230 mètres de côté, ses quatre faces triangulaires se rejoignant en un sommet unique qui culmine à près de 150 mètres de hauteur. Selon les estimations, il serait constitué de 600 000 à 4 millions de blocs de granit rose et de pierre calcaire, pour un volume actuel de 2 352 000 mètres cubes et une masse totale de quelque 5 millions de tonnes. […]
Au Ier siècle, le Romain Pline l’Ancien – le très docte auteur de l’Histoire naturelle – avouera sa perplexité devant ces témoignages de cette « sotte et inutile ostentation de la richesse des rois » :
« Le plus difficile à expliquer, c’est de quelle manière on porta les pierres à une telle hauteur. Les uns disent que ce fut par le moyen de monceaux de nitre et de sel qu’on élevait en même temps que l’ouvrage, et que, lorsque tout fut achevé, on les fit fondre en amenant les eaux du Nil. Les autres prétendent qu’on se servit de briques de terre, qui furent distribuées ensuite aux particuliers pour leurs maisons. »
Durant le Moyen Age, les origines de la civilisation égyptienne se drapent des voiles de la légende. […] Aux yeux des chrétiens et des juifs, les pyramides passent pour les greniers à blé que Joseph, fils de Jacob, aurait fait bâtir en vue des sept années de disette dont parle la Genèse. C’est seulement vers le milieu du XVIIe siècle que l’Anglais John Greaves, professeur d’astronomie à Oxford, de retour d’Orient, s’essaie à une approche scientifique, avec sa Pyramidographia ou Description des pyramides d’Egypte, publiée à Londres en 1646.
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En 1781, le mathématicien français Alexis-Jean-Pierre Paucton voit dans les monuments de Gizeh « le hiéroglyphe du grand principe de la nature » : « Dans la construction des pyramides, on mit une attention scrupuleuse à ce qu’elles fixassent pour toujours ce qu’il était nécessaire aux hommes de savoir touchant l’astronomie, les dimensions de la Terre et les mesures usuelles dans le commerce et la société. »
Lors de sa campagne d’Egypte, en 1798, le général Bonaparte s’adjoint une commission de 160 experts dans tous les domaines des beaux-arts et des sciences. Les résultats de leurs observations et de leurs recherches sont consignés dans une Description de l’Egypte, ouvrage encyclopédique comportant 10 volumes de textes et 13 de planches. Le succès de cette somme renforce l’engouement du public pour l’Orient antique et ses mystères, alors que Jean-François Champollion s’apprête à déchiffrer l’écriture hiéroglyphique. Certains francs-maçons, séduits par l’exotisme, créent les rites de Memphis et de Misraïm, tandis que les spéculations les plus échevelées commencent à courir alentour de l’étrange cénotaphe du roi Kheops.
Certains voudraient y voir un temple du Soleil ou de la Lune, un gigantesque pylône dédié au feu sacré, un observatoire astronomique ou encore un abri ménagé pour les survivants du Déluge. Certes, la Grande Pyramide, sans ornements ni inscriptions, se montre peu bavarde. Il faut donc la faire parler ! D’abord en la scrutant sur tous ses angles. La clé du « message » des pharaons ne se cacherait-elle pas dans ses proportions ? Ainsi est née la « pyramidologie »…
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En 1923, un ecclésiastique français, l’abbé Théophile Moreux, directeur de l’observatoire de Bourges et féru d’histoire fantastique, publie La Science mystérieuse des pharaons […]. A grand renfort de parallèles, de diagonales et autres quadratures, il détermine par exemple que le méridien de Gizeh sépare les terres émergées en deux surfaces égales. La Grande Pyramide apparaît donc comme le « centre de gravité » de la planète. Cette recherche obsessionnelle du « nombril du monde » porte un nom savant : l’omphalomanie. Mais le résultat diffère grandement selon les méthodes de calcul ! Les uns le placeront ainsi au large de l’Afrique, ou encore dans le Sahara, près de N’Djamena. Les autres en Anatolie, en Mongolie, quelque part en Roumanie, voire sur l’île Dumet, sur les côtes de la Loire-Atlantique !
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Une décennie après Théophile Moreux, un auteur spécialisé dans la spiritualité, l’ésotérisme et la pseudo-histoire, Georges Barbarin, se fait fort de prouver que la pyramide de Kheops n’a pas seulement une destination funéraire, mais constitue une véritable « Bible de pierre » recelant les dates clés de l’histoire passée et future :
« Ses révélations mathématiques, consignées il y a une cinquantaine de siècles dans la pierre, n’ont été comprises que par notre époque et constituent l’adresse allégorique de la civilisation première à la civilisation d’aujourd’hui. […] Il semble en somme, pour la première fois dans l’histoire de l’univers, que les hommes aient été admis à lire de leurs propres yeux le plan objectif de celui que, à défaut de mieux, ils ont nommé le Grand Architecte. »
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Ainsi, par le biais de l’Ancien et du Nouveau Testament, mais également du Livre des Morts égyptien, la Grande Pyramide dévoilerait les arcanes d’un « système de chronologie prophétique » […]. La grande galerie qui monte vers la chambre du roi symbolise l’ère chrétienne par sa forme, sa hauteur et sa longueur. A son extrémité supérieure, l’entrée du premier passage bas, vers l’antichambre, marque le commencement des grandes guerres et des tribulations prédites par les Ecritures. En démarrant le comput de la grande galerie à partir de la Crucifixion, estimée au 7 avril 30 – et si l’on accepte l’échelle d’un « pouce pyramidal » pour chaque année solaire -, on obtient la date finale de 1944, début de l' »âge mécanique ».
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Dans la mouvance du Nouvel Age (le New Age), la pyramide de Kheops continue d’enflammer les imaginations. Elle serait une balise spatiale pour vaisseaux extraterrestres, ou un capteur d' »ondes inconnues » favorisant la méditation… En 1975, Maurice Chatelain, dans Nos ancêtres venus du cosmos, soutenait déjà que le sous-sol de Gizeh « contiendrait, sans doute d’origine céleste, un générateur de froid et un émetteur de radiations qui seraient alimentés en énergie par une pile atomique ou tout simplement par les variations de pression causées par les crues annuelles du Nil que l’on croyait dues à l’appel de Sirius ».
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Les égyptologues authentiques n’ont guère de temps à perdre à réfuter les extravagances de ces adeptes fanatiques de la « pyramidomanie » – qu’il leur arrive de surnommer les « pyramidiots ». Leur tâche est plus aride. Chaque jour, ils s’emploient à éclairer les dernières zones d’ombre qui recouvrent encore ce bâtiment construit par Hémiounou, architecte et vizir du roi Khoufou – « le Protecteur » – , que la plupart des sources classiques décrivent comme un potentat tyrannique, naïf et maladroit…
Quant aux traqueurs de corrélations systématiques, au risque de surinterpréter des faits qui ne doivent qu’au hasard – ce que les psychiatres qualifient de délire apophénique -, nous leur dédierons ce savoureux passage du Pendule de Foucault, d’Umberto Eco :
« Messieurs, dit-il, je vous invite à aller mesurer ce kiosque (à journaux). Vous verrez que la longueur de l’éventaire est de 149 centimètres, c’est-à-dire un cent milliardième de la distance Terre-Soleil. La hauteur postérieure divisée par la largeur de l’ouverture fait 176 : 56 = 3,14. La hauteur antérieure est de 19 décimètres, c’est-à-dire égale au nombre d’années du cycle lunaire grec. La somme des hauteurs des deux arêtes antérieures et des deux arêtes postérieures fait 190 × 2 + 176 × 2 = 732, qui est la date de la victoire de Poitiers. L’épaisseur de l’éventaire est de 3,10 centimètres et la largeur de l’encadrement de l’ouverture de 8,8 centimètres. En remplaçant les nombres entiers par la lettre alphabétique correspondante, nous aurons C10H8, qui est la formule de la naphtaline. »
PAR PHILIPPE DELORME
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