À 95 ans, la doyenne des libraires d’Allemagne ne tourne pas la page
Quand la jeune Helga Weyhe a commencé à travailler dans la librairie familiale de Salzwedel, bourgade d’ex-Allemagne de l’Est, Hitler mettait encore l’Europe à feu et à sang et Jean-Paul Sartre publiait « Huis clos ».
Soixante-treize ans plus tard, à 95 printemps, la plus vieille libraire du pays est encore très fringante entre les piles de livres de son arrière-boutique.
« J’ai commencé à y travailler en 1944 et je suis toujours là. (…) J’avais beaucoup de rêves étant jeune et ils impliquaient toujours des livres », raconte à l’AFP cette fière descendante d’une famille passionnée de littérature.
Elle représente la troisième génération de Weyhe à diriger cette librairie ouverte en 1840. Les étagères y datent des années 1880, l’époque de son grand-père et du chancelier Otto von Bismarck.
Sur le pont six jours sur sept, Mme Weyhe porte en elle au moins autant d’histoire que ses étals, son commerce ayant survécu à deux dictatures, nazie puis communiste.
Après la Seconde guerre mondiale, la jeune Allemande qui travaillait encore aux côtés de son père dut s’accommoder au régime de la RDA et une nouvelle fois aux interdits, à la censure.
‘Pas une missionnaire’
« En RDA, la chose la plus horrible était de s’habituer à ce quotidien, en pensant: ‘Je ne survivrai pas jusqu’au jour où les choses changeront' », raconte Helga Weyhe.
Ce n’est qu’après ses 60 ans dans les années 1980 -l’âge légal de la retraite en RDA pour les femmes- qu’elle a pu sortir de son pays. Et la littérature fut au coeur de son voyage auprès de son oncle préféré, propriétaire d’une librairie renommée à New York, Lexington Avenue.
Son passé sous chape de plomb n’a pas fait d’elle pour autant une « missionnaire », par exemple contre le mouvement d’extrême droite Alternative pour l’Allemagne (AfD) qui gagne en influence dans sa région.
Son positionnement se fait par le choix de sa marchandise, explique-t-elle: « Je ne vends tout simplement pas le genre de livres qui renforcent actuellement l’AfD », dit-elle, en référence aux récents best-sellers qui ont attisé les craintes d’une immigration de masse.
« Dans les années d’après-guerre, j’ai essentiellement stocké des livres d’Histoire, pour que les gens sachent ce qui s’était vraiment passé », raconte-t-elle encore.
Lauréate l’an dernier du Prix de l’Association des libraires allemands, Mme Weyhe a dédié son prix à sa famille: « ce n’était pas seulement ma récompense mais celle de toute ma famille qui a tenu si longtemps les lieux. »
‘Clients du monde entier’
Sa librairie fait toujours la fierté de cette ville de Saxe-Anhalt de 25.000 habitants, notamment grâce à la qualité et la diversité de ses oeuvres.
« J’essaie d’avoir des livres qui étonnent les gens pour qu’ils disent ‘vous vendez ça dans cette petite ville?' », se réjouit la nonagénaire. « C’est pourquoi j’attire des clients du monde entier! J’aime dire que ma clientèle va de Boston à Bangkok. »
Dans son commerce, on trouve ainsi biographies politiques, ouvrages sur les existentialistes français, classiques de la littérature allemande, et même des scénarios de films hollywoodiens.
Chaque volume vendu dans la librairie a reçu l’approbation de Helga Weyhe, même si, admet-elle, elle n’en a pas toujours lu chaque page.
« Vous ne trouverez pas ici de romans policiers, à moins qu’ils aient vraiment quelque chose de spécial », lâche-t-elle cependant l’air grave, réservant tout juste un espace à Agatha Christie et aux thrillers allemands d’Ingrid Noll.
Et la retraite ?
Client de longue date, le pasteur Klaus Schartmann pense que la libraire a le don rare de reconnaître ce qu’un lecteur recherche.
« Elle tombe toujours en plein dans le mille, que ce soit concernant des livres pour enfants ou de la littérature pour adulte », estime cet homme de 78 ans. « Nous sommes toujours comblés parce que vous ne trouvez plus vraiment cela dans les librairies allemandes, mais seulement à Salzwedel. »
Car même au pays où Gutenberg inventa l’imprimerie au 15e siècle, les clients privilégient de plus en plus les plateformes en ligne, dont les ventes ont augmenté de 5% en 2016.
Lorsqu’on l’interroge sur sa retraite, la libraire qui ne s’est jamais mariée et n’a pas d’enfant se fait mystérieuse. « Ça pourrait être aujourd’hui, comme demain ou encore dans un moment… »
Plusieurs personnes sont prêtes à prendre le relais, assure-t-elle. « Mais mon Dieu, qui d’autre peut aider un homme comme M. Schartmann? Il vous faut un peu d’expérience pour cela ! »
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici