Infiltré dans une usine de broyage de métaux: «Cette “sale poussière”, j’ai fini par la bouffer»
En collaboration avec Le Vif, le magazine #Investigation de la RTBF a enquêté sur les maladies professionnelles et a notamment eu recours à un «infiltré». Il raconte l’envers d’un décor embrumé par les poussières de métaux lourds et ainsi l’exposition à ces particules toxiques.
C’est un triste constat. Le bilan, pour le moins interpellant, est mis en lumière dans une enquête réalisée par la cellule #Investigation de la RTBF, en collaboration avec Le Vif: ces dix dernières années, l’Agence fédérale des risques professionnels (Fedris) a rejeté plus de 60% des demandes de reconnaissance en maladie liée au travail. C’est aussi Fedris qui, à la fois, établit les critères de reconnaissance et indemnise les travailleurs, a priori en toute indépendance.
Le chemin pour les victimes de maladies ou d’accidents dans le cadre de leur métier prend ainsi davantage les détours d’un parcours du combattant, en ce compris de longues escales, presque obligatoires, par la case justice. Quelque 120.000 cas de cancers d’origine professionnelle sont pourtant diagnostiqués chaque année en Europe. Il s’agit même de la principale cause de décès dans le monde du travail. Alors, en l’absence de réponses concrètes, j’ai infiltré une usine wallonne et je m’y suis fait engager en tant qu’intérimaire. J’ai nettoyé des grilles, raclé des sols, débouché des machines… Et inhalé toujours plus de poussière.
«Je ne vais pas perdre un doigt?»
L’entreprise en question s’appelle Comet, un groupe industriel belge qui se décrit comme familial, actif dans le secteur des métaux ferreux, non ferreux et de leurs dérivés. Des présences en Asie, en Amérique du Sud, pour un beau projet sur le papier: recycler de la vieille ferraille. A Obourg, près de Mons, Comet dispose de l’un des plus grands broyeurs d’Europe. Des montagnes de voitures déclassées ou d’appareils électroménagers s’élèvent au bord du canal du Centre, dans l’attente d’être broyées, triées et connaître une seconde vie.
L’offre d’emploi, aussi, peut paraître alléchante: ouvrier de production, 13,67 euros bruts de l’heure, des shifts de 6 à 14 heures ou de 14 à 22 heures, et surtout, aucune qualification requise. Je postule, passe un test, répond à des questions relativement simples sur la sécurité, regarde des vidéos du site où je vais m’employer, et suis assez vite admis dans la grande famille. L’agence d’intérim me met à disposition des chaussures de sécurité, un bleu de travail, un gilet jaune, un casque et des lunettes de protection. Je me sentirais presque à l’aise si la RH n’avait évoqué «l’environnement de travail», entre poussières et potentiels accidents:
-Je ne vais quand même pas perdre un doigt?
-Je ne vous cache pas que c’est déjà arrivé…
Je garde l’effroi pour plus tard. Et je me dis que si j’avais vraiment besoin d’un boulot, d’argent pour payer les factures, j’aurais probablement aussi fait mine de ne rien entendre. Alors j’adresse un sourire gêné, des salutations cordiales, et attends son appel. Ce ne sera pas bien long: quelques jours après cette première entrevue, Comet cherche déjà à pallier l’absence de l’un de ses travailleurs. J’ai rendez-vous le lendemain à 5h50. Je deviens «rondier», un ouvrier qui, comme son nom l’indique, effectue des rondes, surveille les machines, nettoie les différentes zones, manipule des big bags, contrôle la qualité du produit.
Avant mon shift, j’enfile un bracelet en silicone et j’urine dans un pot. L’analyse du bracelet, ainsi que les prélèvement urinaires, effectués au début et à la fin de chaque journée, permettront de mesurer mon exposition à des éléments potentiellement nocifs et de capter les poussières de l’usine. Je m’équipe aussi d’une caméra cachée.
«Je garde l’effroi pour plus tard. Si j’avais vraiment besoin d’un boulot, j’aurais probablement aussi fait mine de ne rien entendre.»
Les masques coûtent trop cher
Le lendemain matin, j’applique à la lettre les consignes de sécurité. Je mets mon casque dès l’entrée sur le site, puis je suis le marquage au sol afin de rallier mon poste. Le premier accueil réservé par les collègues s’avère chaleureux; celui prodigué par un autre membre de l’équipe donne le ton: «Tu vas être déçu, me lance-t-il. Quand tu nettoies un endroit, tu reviens deux heures après et c’est comme si tu n’avais rien fait.» L’activité de Comet est telle que même si mon travail s’effectue principalement en extérieur ou sur des zones aérées, je vais constamment être confronté à des nuages de poussière.
Des camions qui déchargent, des tapis qui tamisent le produit dans un boucan infernal et, déjà, mon binôme qui évoque ce travailleur qui a perdu cinq doigts. «Ils les ont retrouvé, mais une semaine après. Les doigts, il faut directement les mettre dans la glace, sinon, ils meurent…» Nouveau malaise, nouveau sourire gêné, mais on poursuit la ronde. Comme si de rien n’était. Le fatalisme n’est pourtant pas la première chose qui me frappe: tous les ouvriers semblent conscients de la nocivité des poussières qu’ils peuvent inhaler, mais aucun, ou presque, ne porte un masque. Au mieux, ils se couvrent la bouche et le nez avec un cache-cou.
En ce qui me concerne, seul un FFP2 m’a été remis. Il sera noir au bout de quelques heures. La brochure de présentation du poste soulignait pourtant la distribution de masques à cartouches pour mieux filtrer l’air. «On ne peut plus les donner aux intérimaires qui commencent parce que, apparemment, ça coûte trop cher», me glisse mon chef.
120.000
cas de cancers d’origine professionnelle sont diagnostiqués chaque année en Europe.
Deux heures plus tard, la conseillère en prévention, chargée de me briefer en matière de sécurité, m’explique pourtant que le FFP2 est aussi efficace qu’un masque à cartouches… Avant d’identifier cette «sale poussière», l’ennemi numéro un: «C’est de la poussière de métaux lourds, du cadmium par exemple, qui est potentiellement cancérigène, qui pose des problèmes aux systèmes digestif, reproducteur ou endocrinien si tu l’avales.» Tous les trois mois, ajoute-t-elle, Comet soumet ses travailleurs à des prises de sang: si le taux de plomb est trop élevé, ces derniers sont écartés temporairement.
Cette foutue «sale poussière»
Mes questions portent en tout cas leurs fruits. Dès le lendemain, on m’envoie faire un tour au «magasin» afin de recevoir un masque à cartouches. Alain (1), mon chaperon, m’accompagne. Il bosse pour l’entreprise depuis plusieurs années. Alain est du genre bienveillant. Et j’ai l’impression qu’il porte désormais son masque pour me montrer l’exemple, ce qui ne va pas durer. La résignation semble de toute façon autant rythmer son quotidien que cette foutue «sale poussière» qui tourbillonne dans l’air, bouche les machines par endroits, forme des monticules par ailleurs, lorsqu’elle ne lui tombe par sur un coin du visage.
«La poussière, on en bouffe, c’est sûr. Dès que tu respires, tu en bouffes», me souffle-t-il. Plus tard, installé devant les écrans de contrôle, il évoque les collègues écartés parce qu’ils avaient trop de plomb dans le sang. «Ce n’est arrivé pour l’instant qu’à trois personnes…» Je lui demande si la situation ne le tracasse pas, s’il ne craint pas pour sa santé, et la réponse fuse: «Si j’en ai, j’en ai (NDLR: du plomb), qu’est-ce que tu veux que je te dise? Je fais avec.»
Il s’agirait donc simplement d’attendre que «ça redescende». Alain, lui, regarde d’abord le temps défiler. Entre deux rondes, deux contrôles de produit, deux machines qui déraillent, il crame une clope, imagine ses prochaines vacances ou se réjouit de passer à table. Le dîner –principalement des tartines englouties dans un préfabriqué– nous rapproche un peu plus de la fin de journée, c’est-à-dire d’une forme de délivrance. Le plaisir du métier semble s’être dissipé depuis bien longtemps dans un nuage de fumée.
Mes shifts suivants se révèlent légèrement plus sportifs. Je poursuis mon «6-14» et commence à prendre mes habitudes. J’arrive à 5h50, salue les collègues, me fait couler un café. Ils se montrent attentionnés, taquins, souvent solidaires. Si bien que ce matin-là, ce sont eux qui me rappellent que c’est à mon tour de lancer le broyeur, sans quoi le site ne pourrait tourner. Je file alors vers ce grand tableau de bord qui clignote de toutes les couleurs, appuie sur les boutons qui me paraissent être les bons, et prie pour que l’ensemble fonctionne. Quelques minutes passent et mon GSM vibre: «Bien joué.» La mission est semble-t-il réussie.
«Quand les machines tournent, tu ne sais pas rentrer, tu ne vois rien.»
50 minutes dans un épais brouillard
Pour le reste, je dois m’en tenir à une feuille de route, une simple A4 quadrillée et remplie d’appellations de machines, de termes techniques que mes camarades connaissent par cœur et que je découvre à peine. Il s’agit toujours de racler le sol, d’inspecter, de déboucher si besoin, mais je commence sérieusement à me sentir livré à moi-même. A la mi-journée, je pars sur le «plateau», une sorte de pièce en taule située en hauteur, qui ne bénéficie d’aucune aération. Les machines sont à l’arrêt et la plupart des poussières au repos. Elles couvrent le moindre recoin, les balustrades, les bâches et tournoient dans les rares faisceaux de lumière.
Tandis que je tente de nettoyer les lieux, mes supérieurs multiplient les appels. La quantité de poussière évacuée par la seule porte d’entrée les a alarmés. Dans son bureau, mon chef m’explique qu’il ne préfère pas «envoyer [ses] gars là-bas». «Quand les machines tournent, tu ne sais pas rentrer, tu ne vois rien. Ils vont installer le dépoussiérage dans les années à venir, mais le budget va d’abord aller au broyeur», précise-t-il.
C’est pourtant là, à cet endroit précis, qu’on va «m’envoyer» le lendemain. Pas le choix: il faut souffler les poussières pour préparer le terrain aux mécanos. Quand Thomas (1), un autre supérieur, m’instigue à me protéger, à ne pas oublier de prendre l’air, après m’avoir équipé d’une combinaison jetable, j’ai comme le sentiment de partir à la guerre. Je viens à peine de démarrer le souffleur que je me retrouve déjà seul, pris dans un épais brouillard, sous un nuage de particules toxiques. Cinquante minutes à batailler, l’impression d’être écrasé par une chaleur de plomb, avec mon seul masque à cartouches pour préserver mes poumons. Ça y est, je dois officiellement faire partie de la famille: cette «sale poussière», je finis vraiment par la bouffer.
«On se contente de faire des prises de sang ou des prélèvements d’urine et puis, on verra bien.»
Une situation du XIXe siècle
Par courrier électronique, Comet certifie pourtant avoir investi dix millions d’euros au cours des cinq dernières années dans des systèmes d’aération et de filtration de l’air. Les équipements de protection individuelle semblent néanmoins primer sur les mesures collectives et la différence de traitement entre ouvriers engagés et intérimaires paraît flagrante. Comme un pansement sur une plaie ouverte: «On se contente de faire des prises de sang ou des prélèvements d’urine et puis, on verra bien, regrette Luc Van Hamme, ancien patron du contrôle du bien-être au travail (SPF Emploi), commentant les images de la caméra cachée. C’est un peu bizarre que des situations comme celles-ci existent encore. Ça me fait presque penser au XIXe siècle.»
Yves Botquin, conseiller en prévention et formateur au Cresept, organisme spécialisé dans le bien-être au travail, juge à son tour également la scène de dépoussiérage «inacceptable». D’après lui, les manquements de l’entreprise sont graves: «C’est assez effrayant. On peut déjà douter de l’efficacité de la méthode, qui remet les poussières en suspension et créé la capacité à s’intoxiquer, souligne-t-il. Ce qui me choque aussi, c’est que cette personne est seule dans un espace confiné, avec une visibilité très limitée. Si elle avait fait une chute ou un malaise, combien de temps serait-elle restée avant qu’on puisse intervenir?»
Heureusement, rien de grave ne m’est arrivé. J’étais simplement lessivé, le visage et les appareils de protection noircis par l’effort. Au terme de mon intérim, on a fait analyser mes prélèvements d’urine et mon bracelet en silicone par le Laboratoire national de santé du Luxembourg. Conclusions: les urines renseignent une présence croissante de plomb au fil des journées et le bracelet révèle une exposition dix fois plus importante aux PCB –des polluants toxiques très persistants– que celle de ma vie quotidienne et ce, en quelques jours à peine. Reste alors une question: si j’avais poursuivi une telle mission sur du long terme, me serais-je exposé à une lourde maladie professionnelle?
Gilbert Baxter
(1) Prénom d’emprunt.Malades au travail, victimes invisibles, une enquête réalisée par la cellule #Investigation de la RTBF en collaboration avec Le Vif, diffusée le 2 octobre et à revoir sur la plateforme Auvio.Les réponses de Comet
Le groupe Comet n’a pas répondu aux demandes d’interview et a seulement souhaité réagir par courriel: «Tous les membres du personnel bénéficient du même traitement et des mêmes dispositifs de protection qui dépendent de leur fiche de poste et non de leur statut. Pour les intérimaires, les équipements de protection individuelle de base sont fournis par l’agence d’intérim, les équipements de protection individuelle spécifiques le sont par Comet.»
La société précise par ailleurs que la sécurité du «plateau» sera améliorée: «Cette installation est sur la liste des usines dont le dépoussiérage sera renforcé. […] La réalisation devrait prendre 18 mois.» Le comité pour la prévention et la protection au travail de Comet abonde: «La surveillance médicale de notre personnel est organisée conformément à la loi et au code du bien-être au travail […]. Sur ces cinq dernières années, nous pouvons vous confirmer qu’aucun membre du personnel n’a dépassé de seuils conduisant légalement à un écartement de son poste de travail.» (NDLR: cinq sources différentes confirment cependant que des écartements ont déjà eu lieu, non pas en raison de dépassement de la norme légale en plomb mais d’une norme interne fixée par l’entreprise.)
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