Industriels, résistants…: ce que les noms des rues de Liège racontent sur son histoire
De très nombreuses rues de la Cité ardente portent les noms de personnalités locales, tous domaines confondus. La liste de celles-ci témoigne du fait qu’une toponymie n’est jamais neutre à l’heure où le sujet est investi de nouveaux enjeux.
C’est une habitude communale bien ancrée: recourir à des noms de personnes pour baptiser les rues, avenues, places, quais, sentiers et autres ponts. Dans la Cité ardente, ce sont plusieurs centaines de personnalités dont les noms sont apposés sur les célèbres plaques émaillées. Une longue galerie de portraits. Une étrange agrégation d’existences. Un condensé d’histoire liégeoise, aussi, estampillée «officielle» puisque, pour intégrer la toponymie de Liège, un patronyme doit avoir été validé par l’autorité communale.
Que raconte cette histoire? Jusqu’en 1830 au moins, les rues, les avenues et les places ne portaient pas le nom de personnalités. «C’est une toponymie spontanée qui prévalait alors, affirme Martine Willems, professeure de philologie romane à l’université Saint-Louis et responsable des avis sur les noms de rue pour la province de Liège au sein de la Commission royale de toponymie et de dialectologie. C’est-à-dire une toponymie descriptive et fonctionnelle qui structurait l’espace en fonction de l’aspect des lieux, des métiers qui y étaient exercés, des établissements qui s’y trouvaient ou des ordres religieux qui y étaient établis. Un excellent exemple de cette toponymie à Liège, c’est Féronstrée, en wallon Fèronstrêye, c’est-à-dire la rue des ferrons, des forgerons.»
A la naissance de la Belgique, il existe tout de même deux dénominations patronymiques à Liège: une rue Velbruck (1783), du nom du prince-évêque, et une place André Grétry (1810), le célèbre compositeur liégeois. Mais les choses évolueront. D’importants chantiers bouleversent le plan d’une ville en proie à un intense phénomène d’urbanisation. «Il faut donner des noms à un grand nombre d’artères créées au sein des nouveaux quartiers, relate Martine Willems. Pour ce faire, les toponymes traditionnels ne suffisent plus. C’est dans ce contexte qu’on commence à recourir progressivement à des noms de personnes.» La pratique se développe au cours du XIXe siècle, portée par un avantage: offrir aux responsables communaux un «moyen simple, pratique et peu coûteux», comme le précise l’archiviste provincial Théodore Gobert dans une série d’ouvrages pionniers sur les noms des rues liégeoises ( Liège à travers les âges, Les Rues de Liège…), publiés entre 1884 et 1902.
Au cours du XXe siècle, le nombre de dénominations patronymiques croît plus rapidement, à la faveur notamment de la naissance de rues. Avec la fusion des communes dans les années 1970, l’autorité communale doit s’attaquer à supprimer les doublons odonymiques. Elle le fait notamment en puisant dans un «réservoir» de personnalités qui lui sont chères.
Les catégories de noms
Au cours de cette période de plus d’un siècle et demi, quelles sont les personnalités mises à l’honneur? Impossible d’être exhaustif. Toutefois, dans la diversité des «profils», quelques «grandes» catégories affleurent.
Une première est constituée des personnalités liées à l’histoire de la Principauté : des princes-évêques, comme Notger, Albert de Cuyck, Erard de la Marck, Ernest de Bavière ; des bourgmestres du Moyen Age, comme Henri de Dinant ou Guillaume Beeckman. Mais les responsables politiques qui se sont succédé se sont montrés plutôt sélectifs, condensant huit siècles d’histoire autour d’un nombre limité de noms. Vraisemblablement les plus célèbres ou les plus liés au combat liégeois pour les libertés.
Des industriels, des inventeurs et des ingénieurs forment une autre catégorie. Les noms des entrepreneurs John Cockerill, Henri Orban, Georges Montefiore-Levi et François-Dominique Mosselman côtoient ainsi ceux des inventeurs Rennequin Sualem (machine de Marly), Robertson (voyage en ballon), Jean-Jacques Dony (procédé d’extraction du zinc) et Zénobe Gramme (dynamo) dans ce qui ressemble à une célébration de la révolution industrielle, qui a métamorphosé la région liégeoise plus que beaucoup d’autres. Le point de vue adopté est celui des capitaines d’industrie et des porteurs du progrès technique, pas celui des masses populeuses, qui devront souvent attendre la seconde moitié du XXe siècle avant d’avoir des rues témoignant de leur labeur (rue des Hiercheuses et rue des Haveurs), comme le note Martine Willems.
Une autre catégorie bien représentée est celle des scientifiques. La plupart sont passés par l’université de Liège. Comme les biologistes Theodor Schwann et Edouard Van Beneden ou le paléontologue Laurent de Koninck.
Les deux conflits mondiaux ont «poussé» d’autres types de noms: des patriotes du premier et des résistants du second entre autres (comme Walthère Dewé). Ils représentent souvent l’intrusion d’ «anonymes» dans le champ de la toponymie. «Autour de la Chartreuse, qui a servi de prison durant la Première Guerre mondiale, plusieurs rues portent le nom de fusillés», évoque Michel Elsdorf qui, avec Yannick Delairesse, a publié un ouvrage dévoilant l’histoire des rues liégeoises ( Le Livre officiel des rues de Liège, éd. Noir Dessin, 2021).
Au-delà, il y a encore toute une «galerie» d’artistes. Certains dont la renommée a atteint les capitales européennes, comme Eugène Ysaÿe ou César Franck, d’autres dont la réputation, à l’inverse, était beaucoup plus modeste, comme des auteurs wallons, aujourd’hui oubliés.
Et une foule d’anciens responsables communaux: des bourgmestres et des échevins parfois accompagnés de secrétaires communaux ou de directeurs au sein de l’administration. Comme une étonnante image de l’autorité se rendant hommage à elle-même, souvent sans rien évoquer aux citoyens et citoyennes d’aujourd’hui. «Enfant, je me suis promenée avec ma classe dans le quartier d’Outremeuse, se remémore Martine Willems. On nous expliquait qui était untel ou untel. Aujourd’hui, je suis convaincue que tous ces noms de rue, à quelques exceptions près, comme Georges Simenon ou John Cockerill, ne signifient plus grand-chose pour la majorité des Liégeois.» L’ échevine en charge de l’état civil, Elisabeth Fraipont, évite de répondre trop directement à la question. «En revanche, je pense que le sujet passionne, tempère-t-elle. La publication du nom des nouvelles rues provoque sur les réseaux sociaux des tas de commentaires accompagnés de propositions contradictoires. Avant d’avoir la toponymie dans mes compétences, je ne l’aurais pas imaginé une seconde.»
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