Plus de divorces, plus de tromperies… Comment la ville impacte-t-elle les relations amoureuses?
Aime-t-on en ville comme on aime à la campagne? Dans son premier essai, la journaliste Pauline Machado décrypte les dynamiques amoureuses propres aux métropoles.
Un verre de rouge à la main, les yeux rivés sur une planche apéro à peine entamée, elle soupire de lassitude. Face à elle, un homme, abordé la veille en plein Paris. Intarissable, il l’abreuve depuis deux heures d’innombrables détails sur son parcours professionnel. Pour échapper à l’ennui (et au constat d’un nouvel échec sentimental), son esprit vagabonde. «L’amour en ville a vraiment quelque chose de singulier», songe-t-elle. Douze ans plus tard, sa réflexion –un brin plus étayée– sera couchée sur papier. Dans Foules sentimentales: comment la ville impacte l’amour, la journaliste Pauline Machado explore les dynamiques relationnelles propres aux métropoles. Si le sentiment amoureux reste universel, la frénésie de la grande ville, son immensité et sa productivité exacerbée en font un lieu à part pour les rencontres amoureuses. Nourri d’entretiens sociologiques et anthropologiques, de références culturelles et d’expériences incarnées, cet essai-enquête décrypte la dating life parisienne à l’heure du virtuel et de l’hyperconsommation. Des conclusions applicables à d’autres capitales, Bruxelles en tête.
Les statistiques sont unanimes: que ce soit à Paris ou à Bruxelles, la proportion de célibataires est bien plus importante dans les métropoles qu’à la campagne. Pourtant, la ville est un véritable eldorado pour les rencontres. Comment expliquer ce paradoxe?
Effectivement, entre les bars, les restaurants et les boîtes de nuit, les opportunités de rencontres foisonnent dans les métropoles. La difficulté, en réalité, n’est pas tant de trouver l’amour, plutôt de s’engager et de faire perdurer une relation. Car dans les villes, tout va plus vite. La rapidité a gagné tous les pans de la vie: travail, agenda social… Les possibilités de distraction et de divertissement sont beaucoup plus nombreuses que dans les campagnes ou dans les plus petites villes. Elles grignotent donc sur le temps qui pourrait être consacré à la construction d’un engagement, à la transformation d’une simple rencontre en une véritable connexion. Cette frénésie propre à la ville engendre également un passage plus rapide d’une relation superficielle à l’autre.
Les citadins tirent-ils réellement profit de ces opportunités de rencontres?
Pas vraiment, surtout au regard du nombre de personnes présentes sur les applications de rencontre. En 2017, 56% des Parisiens s’étaient inscrits au moins une fois sur ces applis, contre seulement 30% des Français. Ces chiffres ont encore augmenté avec le Covid. C’est paradoxal, car les possibilités de rencontres sont débordantes, mais les citadins préfèrent se tourner vers Internet pour trouver l’amour. Est-ce parce que l’offre devient si vertigineuse qu’elle nous effraie? Peut-être. Il y a sans doute aussi une part de frustration à ne pas réussir à trouver quelqu’un qui nous plaît alors que Paris, ville de l’amour, compte des milliers de bars et plus de 50% de célibataires. Cela peut causer un sentiment de solitude au milieu d’une foule. Pourtant, le fait d’être entouré de monde crée aussi une sorte d’anonymat, qui peut s’avérer libérateur.
«La difficulté, en ville, n’est pas tant de trouver l’amour, plutôt de faire perdurer une relation.»
Plutôt que de voir l’anonymat comme un facteur de solitude, vous en faites l’éloge, car il autoriserait une forme d’insouciance, propice aux conversations romantiques. «Si l’on se prend un vent, on n’a qu’à se taire et nul n’en saura rien», écrivez-vous.
Effectivement, on a souvent l’impression que la ville est plus synonyme de solitude que la campagne, car il est plus difficile d’y créer des liens interpersonnels. Ce n’est pas faux. A la campagne, on croise régulièrement ses voisins, on a nos repères, notre QG, notre boulangerie fétiche. En même temps, connaître tout le monde n’est pas forcément plus épanouissant. Sortir en sachant que nos faits et gestes seront épiés, ou du moins le sujet d’une potentielle rumeur le lendemain, empêche aussi d’être soi-même, d’être spontané et de se sentir libre. Cela peut entraîner un certain isolement par défaut. Au contraire, la grande ville a un vrai côté émancipateur. Elle permet d’être délesté de toute pression sociale, de ne pas avoir de réputation qui nous précède et confère donc davantage de liberté. Dans l’essai, j’évoque le témoignage de Laura qui, après une rupture difficile, cherchait à «se remettre en selle». Au cours de cette période, l’anonymat lui a permis de rencontrer des personnes qui ne connaissaient rien d’elle, sans avoir à leur déballer tout son passé. Un baiser ou une aventure le temps d’une soirée ne devenait pas un sujet de conversation ou de rumeur le lendemain; personne n’en savait rien.
Outre cet effet salvateur, l’immensité de la ville permet également de ne plus recroiser son ex à chaque coin de rue et de tourner plus facilement la page.
Absolument, c’est un réel avantage expérimenté par de nombreuses sources interrogées. L’anthropologue Colette Pétonnet, spécialiste des dynamiques urbaines, explique que l’anonymat de la grande ville confère une sorte de bulle protectrice, qui va jusqu’à nous protéger de se retrouver nez à nez avec celui ou celle qui nous a brisé le cœur. Bien sûr, juste après une rupture, la tentation est grande de vouloir recroiser l’être aimé. On aimerait tomber dessus par hasard, pour essayer de raviver la flamme. Dans ce cas, l’anonymat peut paraître néfaste. Mais sur le long terme, on réalise que disposer de tas d’opportunités pour se divertir et rebondir sans risquer de croiser l’autre, permet vraiment de passer à autre chose. Ne pas être sans cesse confronté à des souvenirs communs, ne pas avoir la peur au ventre à l’idée de tomber sur lui ou elle à la boulangerie ou au café du coin, permet de panser ses plaies. Cela autorise une sorte de distanciation, géographique et mentale, tout en restant dans la même ville. Si tant est que la personne ne fasse pas partie de notre cercle d’amis, car là, les chances de la recroiser dans un petit village de 800 habitants ou dans une grande ville sont les mêmes. Au-delà, la ville, par son tourbillon culturel et social, a vraiment un effet réparateur.
A contrario, l’anonymat de la grande ville peut aussi autoriser des comportements plus égoïstes, comme le ghosting, le fait de ne plus donner de nouvelles du jour au lendemain.
Tout à fait. Un tas de gens sautent sur l’occasion de l’anonymat pour disparaître sans rendre de comptes, car le risque de recroiser la personne en question est de l’ordre de un sur 10.000. Le ghosting peut aussi s’expliquer par l’hyperconsommation liée à la ville, qui favorise le saut d’une relation à l’autre, où on «prend» et on «jette» plus facilement. Cela étant, je pense que si on est lâche, on sera lâche à la ville comme à la campagne. La docteure en philosophie Marie Robert apporte aussi une nuance intéressante: elle estime que la foule peut, a contrario, entraîner une certaine responsabilisation. Quand on sait que nos actions auront moins de conséquences visibles et seront noyées dans le torrent de la ville, on se retrouve face-à-face avec la personne qu’on a envie d’incarner. Avoir la possibilité de filer à l’anglaise, mais quand même décider d’assumer, de donner des explications et d’agir de manière respectueuse, est un choix assez parlant. Cela en dit beaucoup sur quelqu’un. Aussi, l’anonymat urbain peut favoriser les tromperies, étant donné que les possibilités d’être pris la main dans le sac sont moins nombreuses.
Les tromperies seraient d’ailleurs plus fréquentes en ville qu’à la campagne, selon les statistiques. Les métropoles favorisent-elles l’infidélité?
Ces chiffres s’expliquent forcément par l’anonymat de la grande ville, qui permet d’éviter d’être attrapé. Mais aussi par la multiplicité des tentations et des opportunités de rencontres, bien plus importantes en ville qu’à la campagne. Cela n’empêche qu’on trompe aussi à la campagne, mais cette infidélité mènera moins fréquemment à une séparation. Les divorces sont d’ailleurs moins nombreux à la campagne qu’en ville. Car hors des métropoles, la pression sociale est plus importante. On gérera donc davantage cette infidélité au sein du couple, car les normes familiales (jugement en cas de divorce, pression à faire des enfants…) sont plus contraignantes.
Vous évoquez souvent la notion d’engagement, qui serait plus importante hors des villes. «A la campagne, on se met ensemble et on y reste», écrivez-vous. L’engagement durable est-il impossible en milieu urbain?
Impossible non, mais plus compliqué. Les chiffres montrent d’ailleurs qu’en ville, on a un enfant bien plus tard qu’à la campagne. A Paris, l’âge moyen d’une mère lors de son premier accouchement est de 33 ans, contre 30,6 ans pour les Françaises en général et 29,5 ans pour celles vivant dans des communes plus reculées. Cela prouve que certaines étapes de l’existence se jouent plus tôt ou plus tard d’un milieu à l’autre. Cet écart s’explique aussi par le coût de la vie, la durée des études (plus longues en ville) et l’acquisition d’une stabilité financière (plus tardive en ville). Mais l’expérience de la psychologue Marie-Noëlle Pichard-Bonnet, qui a exercé à la fois dans un petit village de Touraine et à Paris, confirme que l’engagement se fait plus rapidement au sein du milieu rural. Selon elle, il est moins facile de faire des rencontres à la campagne, mais plus aisé de s’inscrire dans une relation engagée, du moins dans une relation où on posera des termes d’engagement. En raison, d’une part, de tentations plus limitées, mais aussi d’attentes plus réalistes concernant le partenaire idéal.
Cet engagement plus rapide et durable à la campagne s’explique-t-il aussi par le fait qu’être seul y est moins répandu et socialement moins accepté qu’en ville?
Tout à fait. Etre célibataire est moins jugé en ville qu’à la campagne. Il est aussi moins synonyme d’isolement. Vivre seul à Paris posera moins de problèmes d’intégration ou de vie sociale parce que le taux de célibataires y est plus élevé et que la ville offre des tas d’activités et de divertissements, contrairement à la campagne où l’ennui peut pousser à s’engager dans une relation. Quand je parle d’ennui, ce n’est absolument pas péjoratif: j’ai grandi à la campagne et j’ai adoré cette expérience. Mais disons qu’à la campagne, on vit moins à 100 à l’heure. Il y a moins de distractions, de sorties. La vie sociale y est moins remplie, ce qui ne veut pas dire qu’elle est moins riche ou moins intéressante. En tout cas, ce calme relatif poussera peut-être les gens à vouloir partager leur vie, leur routine à deux, de manière plus volontaire et plus rapide.
Alors que la frénésie et l’hyperactivité qui règnent dans les grandes villes accorderaient moins de temps à l’amour, ou du moins à consacrer à l’être aimé…
Tout à fait. En ville, la hustle culture (NDLR: culture de l’agitation) est plus prégnante. Les statistiques le confirment: les citadins passent plus de temps dans les transports et finissent de travailler plus tard qu’à la campagne. C’est du temps qui n’est pas dédié aux relations amicales ou amoureuses. Or, le milieu rural, dont le rythme est moins effréné, où le temps libre n’est pas mis à profit pour courir par monts et par vaux, permet l’entretien des liens, amicaux ou amoureux. Les citadins auront davantage tendance à essayer d’optimiser leur temps pour faire des rencontres, mais en manqueront ensuite cruellement pour faire grandir ces relations et les voir évoluer. La conclusion de mon essai est que pour être heureux en couple en ville, il faut essayer d’intégrer des habitudes plus rurales: s’isoler du brouhaha ambiant, se créer une bulle et prendre son temps.
La frénésie de la ville entraîne-t-elle un hyperconsumérisme de l’amour et empêche-t-elle l’approfondissement des relations?
Elle ne l’empêche pas totalement. Mais disons qu’il faut se battre un peu plus en ville pour réussir à la fois à créer une connexion profonde avec quelqu’un, et ensuite à bâtir une relation durable et pérenne avec cette personne. Il y a quelque chose de combatif dans le fait de s’aimer en ville. Cela repose sur de la détermination, de la volonté. Il faut faire le choix de revoir la personne, de s’en tenir à elle et de s’investir au-delà de la superficialité, malgré la foule d’opportunités qui existent.
L’amour à la campagne serait-il dès lors plus simple que l’amour en ville?
Je ne pense pas qu’il soit plus simple. Penser que tout est plus simple à la campagne est une idée préconçue, une sorte de projection glamourisée. Oui, c’est plus évident d’y approfondir des liens. La vie à la campagne confère une certaine authenticité, une certaine lenteur plus bénéfiques aux relations interpersonnelles. Mais la vie hors des villes a aussi son lot de problématiques, contrairement à ce que pourraient penser les citadins. Un sondage datant de la crise du Covid-19 révélait d’ailleurs qu’un grand pourcentage de cadres parisiens souhaitaient alors déménager en province, car là-bas «tout est plus simple». Bien sûr, la vie y est moins frénétique, il y a moins de monde, de surstimulation. Mais il n’y a qu’à se pencher sur la condition des agriculteurs pour réaliser que l’existence n’y est pas vraiment plus facile. Ce sont juste des modes de vie différents. D’ailleurs, la psychologue Marie-Noëlle Pichard-Bonnet l’assure: les couples urbains ou ruraux rencontrent généralement les mêmes difficultés (jalousie, manque de confiance, conception différente de l’avenir…).
Vous évoquez beaucoup l’influence des films et des séries sur l’image romantique associée à la ville. Quelles sont les répercussions de cette vision sur les attentes amoureuses?
Depuis tout petit, l’être humain est conditionné par les films dans ses attentes de l’amour, différemment en fonction des sexes. Les petites filles s’identifieront naturellement au personnage féminin. Dans les contes de fées, c’est la princesse qui attend le prince charmant, celui qui rendra tout extrêmement merveilleux. Les petits garçons, eux, s’identifieront au prince charmant qui est beau, vit dans un château, est forcément riche: ce bon parti rendra la vie d’une femme fantastique. Souvent, la rencontre entre ces deux rôles très réducteurs a lieu lors d’une soirée prestigieuse au château. Avec l’âge, les contes de fées laissent progressivement place aux comédies romantiques. Le lieu des possibles (le château dans le conte de fées) sera cette fois incarné par la grande ville. La majorité des comédies romantiques se déroulent à New York, Paris, Londres. Le scénario repose souvent sur une femme célibataire qui galère, une sorte de looseuse qui attend l’homme de sa vie. Elle le rencontrera en ville, et son bonheur sera alors immédiat. Dans ce genre de film, il existe vraiment une notion d’accomplissement par la rencontre: c’est l’homme qui donnera à la vie de la femme tout son éclat. Ce scénario crée des attentes totalement irréalistes: la jeune fille imagine qu’une relation qui fonctionne, c’est celle avec un homme qui la comprend immédiatement et en qui elle a une pleine confiance. Or, ce sont des choses qui, dans la vraie vie, prennent du temps à se mettre en place. Bref, les personnes qui ont l’habitude de regarder des comédies romantiques arrivent en ville avec des attentes irréalistes au sujet de l’amour. Heureusement, toutes les comédies romantiques ne sont pas à jeter. Déjà, les versions françaises sont souvent moins codifiées et suivent moins cette recette magique prônée dans les films anglo-saxons. Et puis, actuellement, des tas de comédies bien écrites voient le jour, avec des personnages féminins très puissants. Elles sont moins basées sur l’idée que l’accomplissement personnel se réalise par le biais de la rencontre, a fortiori en ville. L’amour est davantage perçu comme «la cerise sur le gâteau».
«Les fans de comédies romantiques arrivent en ville avec des attentes amoureuses irréalistes.»
Tout au long de l’essai, vous évoquez des tas de différences entre les relations en ville et à la campagne. Mais fondamentalement, le sentiment amoureux reste-t-il le même?
Tout à fait. On aime en ville comme on aime à la campagne. La différence se situe plutôt en matière de comportements et d’attentes: la façon dont on aborde l’amour, le temps qu’on y consacre, la rapidité des relations, la volonté d’engagement… Mais finalement, ce que l’on ressent pour l’être aimé sera identique, peu importe le lieu. Le sentiment amoureux reste assez universel.
Paris est votre terrain de recherche principal. Les conclusions de votre essai peuvent-elles s’appliquer à d’autres grandes villes ou capitales, comme Bruxelles?
Absolument. Il y a des tas de caractéristiques communes aux capitales: la taille de la ville, la densité de population, la frénésie, l’hyperconsommation… J’ai choisi de consacrer la majeure parti de l’essai à Paris car j’y ai vécu, mais aussi parce que depuis l’étranger, on la considère comme la capitale de l’amour, ce qui renforce les attentes romantiques. Mais mes observations peuvent être transposées à d’autres grandes villes comme Bruxelles. Ce serait d’ailleurs très intéressant d’étudier les dynamiques amoureuses qui s’opèrent dans cette ville encore plus cosmopolite que Paris, qui accueille un grand nombre d’expatriés dû à la présence des institutions européennes. La diversité linguistique doit certainement aussi influer sur les relations amoureuses.
Bio express
1990
Naissance, à Fontainebleau.
2012
Diplômée de l’école de journalisme de Paris.
2015
Rédactrice pour la presse lifestyle, à Londres.
2017
Débute une collaboration avec Paul.e Magazine.
2018
Rejoint la rédaction en ligne de Terrafemina.
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