Grève des livreurs Uber Eats: pourquoi le gouvernement est responsable (et le ministre Van Peteghem en particulier)
Les livreurs de la plate-forme Uber Eats ne déposeront aucune commande chez leurs clients ces mardi 30 avril et mercredi 1er mai. Leurs revendications: une augmentation de salaire et l’arrêt de toute déconnexion du réseau sans que ce «renvoi» du travailleur ait été précédé d’un entretien. Le gouvernement fédéral, tenu de faire respecter la loi sur le statut des livreurs, n’assume manifestement pas ses responsabilités.
Point de pizza, de riz cantonais ni de mezze au programme ces mardi et mercredi, du moins si vous comptiez qu’ils vous soient livrés à domicile par ces cyclistes ou motocyclistes à sac vert. Les coursiers de Uber Eats à Bruxelles ont en effet rangé leurs véhicules pour 48 heures, afin de faire pression sur la direction et soutenir leurs revendications. Celles-ci tiennent en deux points: une augmentation de salaire et l’arrêt de toute déconnexion automatique des livreurs de la plate-forme de commandes, du seul fait des algorithmes. Actuellement en effet, l’application Uber Eats, centre névralgique de ce service, peut exclure un livreur sans aucune justification. En plus de leur arrêt de travail, les coursiers grévistes ont également prévu de se rassembler le 1er mai à 16h30 devant le siège bruxellois de Uber.
4,42 euros la course
Les livreurs de Uber Eats sont actuellement payés 4,9 euros brut par course, soit 4,42 euros nets. Ils réclament une augmentation d’au moins 2 euros par course et 0,5 euro par kilomètre parcouru. Ces rémunérations n’ont pas été ajustées depuis 2019. Les livreurs qui en dépendent sont essentiellement des hommes, plutôt jeunes, souvent racisés. On en compte entre 3000 et 3500. Alors qu’au départ, ce sont surtout des étudiants qui arrondissaient leurs fins de mois de la sorte en livrant des repas, il s’agit désormais, en tous cas à Bruxelles, de personnes plutôt précarisées qui optent pour cet emploi faute d’autre choix.
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La question de la rémunération ne peut être abordée sans évoquer le statut des livreurs. Légalement, après avoir erré pendant plusieurs années dans un désert réglementaire, les coursiers sont tous censés être salariés depuis le 1er janvier 2023. Et cela, quel que soit leur volume ou leur temps de travail. Certains prestent d’ailleurs 60 heures par semaine, et d’autres, 10 pour une durée d’occupation moyenne qui ne dépasse pas six mois. Tous sont censés, sous ce statut de salariés, être couverts en termes de sécurité sociale et être payés à l’heure et non plus à la course. En tant que salariés, le salaire minimum s’appliquerait à eux. S’ils ne le sont pas, les plates-formes sont libres de fixer les salaires elles-mêmes, y compris sous le salaire minimum.
Ce postulat est renforcé par un arrêt de la cour du travail de Bruxelles, datant de la fin de 2023. Dans ce dossier qui concernait Deliveroo – firme aux pratiques similaires à celles de Uber Eats, le tribunal avait confirmé que les livreurs devaient disposer des mêmes droits que n’importe quel travailleur, notamment en termes de sécurité sociale, donc être déclarés comme salariés par la plateforme. Ce qui n’est pas impossible, dès lors que «c’est bien ce qu’a fait la firme Just Eat Take Away. Celle-ci fournit des contrats de travail à son personnel, qui est sous statut soit salarié, soit indépendant, soit étudiant», détaille Philippe Lescot, délégué permanent de la CSC-Transcom. Une ligne difficile à tenir en termes de concurrence, dès lors que ses principaux rivaux, Uber Eats et Deliveroo, n’appliquent pas les mêmes règles du jeu.
Uber Eats et l’illusion de l’économie collaborative
Le personnel de ces deux dernières plates-formes n’est en effet pas salarié. Quelque 10% des travailleurs sont sous statut indépendant. Mais l’écrasante majorité des autres est inscrite dans le régime dit de l’économie collaborative, inventé par Alexandre De Croo en 2017. On l’appelle également le «P2P» pour «peer-to-peer», une allusion au fait qu’il s’agit théoriquement de services échangés de particulier à particulier.
A l’origine conçu pour permettre à ceux qui le souhaitent de gagner un petit revenu complémentaire, ce régime est fiscalement intéressant puisque le taux de taxation ne dépasse pas environ 10%. Mais il n’est autorisé qu’à condition de ne pas dépasser un revenu de 7460 euros bruts par an. Revers de la médaille: ce statut n’offre aucune protection sociale aux travailleurs qui en dépendent: ni droit au chômage, ni pension, ni soins de santé. Logique, dès lors qu’il s’agit en théorie d’un emploi d’appoint; la couverture sociale du travailleur doit être assurée par son employeur principal. Dans les faits, ce modèle ne tient toutefois pas longtemps.
Inattentifs au montant accumulé, il est arrivé que certains livreurs dépassent le seuil annuel autorisé de 7460 euros et soient considérés rétroactivement comme indépendants, avec tous les redressements financiers liés à ce statut. «Or, rentabiliser une activité d’indépendant en tant que livreur est quasi impossible. A supposer que toutes les commandes se suivent, sans temps d’attente ni chez le client ni chez le restaurateur, un coursier peut assurer un peu moins de deux commandes par heure. En travaillant 10 heures par jour, cela lui rapporte maximum 90 euros en une journée, dont il faut déduire les cotisations sociales et les impôts», souligne Martin Willems, responsable national des United Freelancers de la CSC.
A contrario, pour gagner davantage, certains livreurs travaillent parfois sous couvert du compte de quelqu’un d’autre, après avoir atteint leur propre quota de rémunération. Un «emprunt» ou une location de compte qui n’a rien de légal. Et qui se paie cash. Quelque 60% des livreurs bruxellois travailleraient sous double casquette.
A ce jour, ni la loi ni la décision de la cour du travail ne sont respectées par Uber Eats, dont les livreurs ne sont toujours pas salariés. «C’est une société qui modifie les règles à sa guise», déplore Philippe Lescot. Dans les rangs du gouvernement, on argue qu’il revient au ministre des finances, Vincent Van Peteghem, de suspendre les accords de ruling qui avaient été conclus avec les plateformes de livraison dans le cadre du régime d’économie collaborative… puisqu’il est établi que le secteur de la livraison ne peut pas se revendiquer de ce régime. «Les demandes qui lui ont été adressées restent lettre morte», se désole Martin Willems. «Le gouvernement ne réagit pas davantage que l’ONSS, confirme Philippe Lescot. Or, nous n’avons pas d’autre levier d’action que d’interpeller les partis politiques et l’ONSS.» La porte-parole du ministre Van Peteghem n’a pas donné suite à notre demande de contact.
Contactée par Le Vif, la direction de Uber Belgique a répondu partiellement et indirectement à nos questions via une agence de communication. «Nous entamons une nouvelle série de tables rondes et invitons tous les coursiers à y aborder leurs points de discussion, afin que nous puissions continuer à rendre le travail via notre application encore plus attrayant», peut-on lire dans ce courriel. Au moment de publier cet article, il n’avait pas été possible de savoir si ces tables rondes avaient commencé, ou quand elles commenceraient. Ni si les revendications avancées par les grévistes y seraient abordées, dès lors que ces tables rondes devaient porter sur «les préoccupations actuelles».
«Uber Eats modifie les règles à sa guise»
Philippe Lescot
délégué permanent CSC Transcom
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