Grande criminalité: les narco-Etats, c’est en Amérique centrale
Ils se caractérisent par une emprise des trafiquants de drogue sur les pouvoirs publics et un taux extrêmement élevé de violences. Ce n’est pas (encore) le cas en Belgique.
Le 28 avril dernier, le chef du gouvernement des Iles Vierges britanniques est arrêté à l’aéroport d’Opa Locka, à Miami, à bord d’un jet privé en partance pour Road Town, la capitale de ce territoire d’outre-mer du Royaume-Uni. Andrew Fahie, au pouvoir depuis 2019, vient de conclure un deal avec des représentants d’un cartel de drogue colombien, leur concédant un accès au port de Road Town pour le transit de leurs marchandises contre un «dédommagement» de sept millions de dollars. Pas de chance, les trafiquants étaient des membres de l’Agence américaine contre le narcotrafic (DEA). Andrew Fahie, la directrice du port des Iles Vierges, Oleanvine Maynard, et son fils Kadeem, également du voyage, sont arrêtés et emprisonnés aux Etats-Unis. Histoire de la vie politique quotidienne dans les Caraïbes et en Amérique centrale.
Le triangle nord d’Amérique centrale (Guatemala, Honduras, Salvador) est une zone cinquante à soixante fois plus meurtrière que l’Europe occidentale.
Les narco-Etats, c’est dans cette partie géographiquement stratégique des Amériques, entre le sud producteur de cocaïne (Pérou, Colombie, Bolivie) et le nord consommateur (Etats-Unis), et dans quelques pays d’Afrique ou d’Asie, qu’on les trouve. Pas (encore) en Europe. Pour Bernard Duterme, directeur du Centre tricontinental (Cetri), organisme de recherche sur le développement et les rapports Nord-Sud à Louvain-la-Neuve, un narco-Etat se caractérise par deux dimensions principales: une emprise des trafiquants de drogue sur les pouvoirs publics et un taux extrêmement élevé de violences.
Le summum au Guatemala
Le cas du Mexique est emblématique. L’Etat lui-même reconnaissait à l’époque de la présidence d’Enrique Peña Nieto (2012-2018) que 71% des municipalités du pays étaient sous l’influence d’un cartel de la drogue. «L’implication peut être de différentes natures. Mais la plupart du temps, les groupes de la criminalité organisée financent les campagnes électorales de candidats, les font chanter une fois qu’ils sont élus et exercent de la sorte une emprise sur les décisions qu’ils seront amenés à prendre, détaille Bernard Duterme. C’est le principal critère pour parler de narco-Etat.»
Plus significatif encore est le cas du Guatemala. Car si au Mexique la gangrène criminelle cible essentiellement le pouvoir municipal, dans cet autre pays d’Amérique centrale, elle a infecté le sommet du pouvoir. Un délitement mis en évidence par les travaux de la Commission internationale contre l’impunité au Guatemala (Cicig), mise sur pied en 2006 au terme d’un accord entre l’ONU et le gouvernement guatémaltèque. «Plus petit, moins fort politiquement, cet Etat n’a jamais su se libérer de ce qu’on appelle là-bas “los poderes factitos”, les pouvoirs de fait parallèles qui exercent une mainmise sur les autorités publiques réelles», analyse Bernard Duterme.
La preuve par la Cicig qui, au terme d’une dizaine d’années d’enquête, a mis au jour une série d’affaires de corruption, au sens large. Elles ont débouché sur l’implication, la condamnation et l’arrestation de deux anciens présidents du Guatemala, Alvaro Colom, de l’Union nationale de l’espérance, social-démocrate de centre-gauche (au pouvoir de 2008 à 2012) et Otto Pérez Molina, du Parti patriote, de droite conservatrice (2012-2015). A propos de ce dernier et de sa vice-présidente, Roxana Baldetti, directement accusée de trafic de drogue, le constat de la Commission internationale contre l’impunité au Guatemala était éloquent: «Nous en avons déduit qu’il ne s’agissait plus tant d’un gouvernement dont les membres commettaient des actes isolés de corruption que d’une structure criminelle mafieuse ayant acquis le contrôle de l’Etat par la voie des urnes.»
La région la plus dangereuse
Dans ce contexte de large collusion entre le monde politique et le crime organisé, les chances de survie de la Cicig étaient réduites. Le président guatémaltèque élu en 2016, Jimmy Morales, du Front de convergence nationale, de droite radicale, a mis fin à ses travaux alors qu’elle projetait d’enquêter sur des accusations de corruption à son encontre… Son successeur et actuel chef de l’Etat, Alejandro Giammattei, de droite conservatrice, a poursuivi dans la même veine en démettant de ses fonctions le chef du bureau du procureur spécial contre l’impunité.
Autre caractéristique constitutive d’un narco-Etat, le climat de violence. Là aussi, l’Amérique centrale en est la plus criante illustration. L’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (UNODC) en parle comme de «la région la plus dangereuse au monde» en raison de ses «taux d’homicides intentionnels» records. «Le triangle nord d’Amérique centrale (Guatemala, Honduras, Salvador), au regard de son poids démographique, est une zone deux à trois fois plus meurtrière que le Mexique, dix fois plus que les Etats-Unis, cinquante à soixante fois plus que l’Europe occidentale», précise Bernard Duterme.
Cette violence est le plus souvent le fait des «maras», ces gangs qui se sont développés en Amérique centrale après le rapatriement de gangsters centraméricains de Los Angeles dans les années 1990. «Ils sont tellement forts, militairement et socialement parlant, qu’ils imposent un climat de négociation permanent avec l’Etat. Sur le mode “réduction de la répression ou libéralisation des conditions de détention contre l’assurance d’une victoire lors des prochaines législatives”. On est face à des Etats de non-droit et plus à des Etats de droit.»
Un environnement, fort éloigné du contexte belgo-néerlandais, qui explique que, depuis plusieurs années maintenant, nombre de citoyens centraméricains voient dans les Etats-Unis l’eldorado qui pourra les sauver, là même où est écoulée la drogue de ceux qui les font fuir.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici