Georges Didi-Huberman analyse la manière dont les politiques jouent avec nos émotions. © BELGAIMAGE

Georges Didi-Huberman: «On vit aujourd’hui dans un régime propagandiste» (entretien)

Dans La Fabrique des émotions disjointes. Faits d’affects (vol. 2), l’historien de l’art Georges Didi-Huberman livre une réflexion sur le rapport des politiques aux émotions et aux images, son sujet de prédilection, au moment où le populisme suscite crainte et séduction.

Libéraux contre populistes, progressistes contre nationalistes. Sur papier, ils se toisent. Le clivage se veut hermétique et étanche. Aussi antagonistes soient-ils, les deux camps partagent néanmoins un point commun, et non des moindres: convoiter les émotions des citoyens. Telle est la thèse soutenue par Georges Didi-Huberman dans son dernier ouvrage, La Fabrique des émotions disjointes. Faits d’affects, le deuxième volume d’une trilogie d’essais. Cet historien de l’art peu orthodoxe, qui marche avec insolence sur les plates-bandes des anthropologues et philosophes, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) à Paris, stakhanoviste de l’édition, fort d’une œuvre prolifique depuis plus de 40 ans, livre une réflexion bienvenue sur le rapport des politiques aux émotions et aux images, son sujet de prédilection, au moment où le populisme suscite crainte et séduction. Son livre est bien plus que l’étude universitaire conventionnelle à laquelle on aurait pu s’attendre. En établissant une continuité, ou du moins une analogie, dans le rapport des différents régimes politiques aux émotions –du fascisme à l’ultralibéralisme–, Georges Didi-Huberman renverse un certain nombre d’idées acquises sur la manière dont ceux-ci cherchent à se jouer de nos affects.

Dans La Fabrique des émotions disjointes, vous relevez d’entrée de jeu que les émotions ne sont pas un sujet psychologique mais bel et bien politique. En quoi et dans quelle mesure?

Les émotions sont de nature politique d’abord parce que les premiers usages du mot «émotion», en français, concernent justement les mouvements de révoltes populaires. Les innombrables soulèvements qui, au XVIIe et au XVIIIe siècles, ont précédé la Révolution française, étaient nommé «émotions du peuple». D’autre part, la politique, aujourd’hui comme hier, n’est pas seulement faite d’actions ou de décisions rationnelles. Elle l’est aussi de gestes, quelquefois imprévus ou involontaires, qui ont les affects comme sources, comme véhicules ou comme soubassements. Les grands moments politiques commencent souvent par de grandes émotions.

Pensez-vous à des exemples en particulier?

Le deuil d’une personne injustement assassinée entraîne une «émotion» collective qui se transforme en véritable soulèvement politique. Ce que raconte magnifiquement, d’ailleurs, le film d’Eisenstein Le Cuirassé Potemkine à propos de la révolution de 1905 en Russie: le «peuple en larmes» devient alors un «peuple en armes», comme j’ai essayé de le développer dans un livre précédent qui portait le titre Peuples en larmes, peuples en armes.

L’émotion serait donc le moteur du politique?

Il n’y a pas de mouvements politiques sans mouvements psychiques. Hannah Arendt disait, par exemple, et avec raison, que la première de toutes les facultés politiques est l’imagination. Donc chacun fait de la politique avec sa psyché. Vous êtes ému: vous «sortez de vous-même», ce que veut dire exactement le verbe s’émouvoir… C’est psychique, puis corporel, puis collectif, puis politique… Cela ne signifie pas, bien sûr, que l’émotion serait le seul moteur de la politique. Mais je pense qu’un des travers de la pensée politique dominante, y compris à gauche, c’est d’avoir oublié la psychanalyse, qui me semble encore le meilleur outil théorique pour comprendre et critiquer les affects. On ne peut pas faire de politique comme si l’inconscient, le désir, les fantasmes, les symptômes, les refoulements, etc. n’existaient pas. Ils sont, au contraire, ce par quoi le politique prend son sens le plus «existentiel», si je puis dire.

«Toutes les techniques de domination recherchent à “siphonner les émotions” des populations.»

«On vit aujourd’hui dans un régime propagandiste», soutenez-vous dans votre essai. Vous rappelez aussi que l’un des grands théoriciens et fondateurs du libéralisme, Walter Lippmann, avait exprimé le projet de «siphonner les émotions» des consommateurs. Son mot d’ordre vous semble-t-il mis en œuvre et d’actualité aujourd’hui?

Ce mot d’ordre n’a jamais cessé d’être mis en œuvre et, malheureusement, il l’est plus que jamais, de la façon la plus explicite ou, au contraire, la plus insidieuse qui soit. Il faut se rappeler que «propagande» veut d’abord dire «propagation»: ce mot avait été choisi par l’Eglise catholique, à l’époque de la Contre-Réforme, pour créer un office de la Propaganda Fide, la «propagation de la foi», dont le but était de convertir, notamment à travers les missionnaires jésuites, les peuples dit «sauvages» en Amérique du Sud, en Afrique et en Asie. Bref, la propagande est une technique d’expansion de la domination impériale, coloniale. Il est très troublant de savoir qu’Edward Bernays (1891-1995), l’inventeur de la publicité contemporaine dans le monde libéral nord-américain –qui est devenu le nôtre un peu partout en Occident–, avait intitulé Propaganda son livre majeur, publié en 1928, et que ce livre, tout «libéral» qu’il fût, était aussi le livre de chevet de Joseph Goebbels. Hitler lui-même, dans Mein Kampf, se définissait strictement comme un «propagandiste», rien de plus: à savoir quelqu’un qui travaille à développer, à l’aide des médias mis à sa disposition, un ensemble de techniques pour imposer à la collectivité sa propre vision du monde. Toutes les techniques de domination recherchent ainsi à «siphonner les émotions» des populations, de façon à créer un consentement à cette domination.

Vous semblez suggérer que les démocraties libérales instrumentalisent les émotions comme l’avaient fait le nazisme et le fascisme avant elles. Néanmoins, il existe forcément des différences et des divergences de nature entre les deux types de régime…

Je trouve que le sens du mot «comme», dans votre question, prête à confusion. Les différences entre les démocraties libérales et le nazisme sont évidentes, innombrables et profondes… naturellement! Je suis bien loin de penser qu’il y aurait un signe «égal» entre tout cela. En revanche, il est caractéristique de tous les systèmes gouvernementaux qu’ils tentent de maîtriser, voire d’instrumentaliser les émotions de leurs sujets. Je n’ai fait que signaler des épisodes très précis où le libéralisme économique a pu toucher, historiquement, l’autoritarisme politique, comme lorsque le grand théoricien du libéralisme économique Friedrich Hayek a prêté main forte au système dictatorial de Pinochet au Chili. Ce n’est pas parce qu’on est «libéral» en économie qu’on l’est aussi en politique.

Avec les promotions, on se trouve dans la situation d’une émotion induite artificiellement. Ce n’est pas ça, une émotion, s’insurge l’historien. © BELGAIMAGE

Notre époque serait celle d’un «paternalisme libertaire», dites-vous. Qu’entendez-vous par là?

Je n’ai pas inventé cette formule du «paternalisme libertaire». C’est une notion créée par des techniciens de la propagande –souvent des prix Nobel d’économie, soit dit en passant– pour signifier ceci: vous êtes libre d’acheter ce que vous voulez dans un supermarché, mais si je mets le bon produit au bon endroit, avec la bonne étiquette et le bon design, eh bien vous serez contraint, malgré vous, de suivre mon indication d’achat. La technique la plus simple s’appelle ici, en effet, promotion. Je pense qu’avec ce mot on se trouve dans la situation d’une émotion provoquée ou induite artificiellement. Est-ce cela une émotion? Pas du tout.

C’est l’inverse d’une promotion?

L’émotion est ce qui nous met en mouvement hors de nous-mêmes. Mais vers où? Il ne faut pas répondre «vers le produit que tout le monde veut acheter»; cela, ça s’appelle du fétichisme de la marchandise. Il faut plutôt répondre «vers autrui». L’émotion s’adresse à autrui, c’est en cela qu’elle se justifie d’un point de vue psychique et, même, éthique. Par exemple, on ne pleure pas pour soi ou pour une «promotion» ratée. On pleure pour être entendu, compris par autrui.

A propos du fétichisme de la marchandise. Dans quelle mesure les émotions disjointes provoquent-elles un rapport fétichiste aux produits de consommation?

Cela relève, je le développe dans le livre, de ce que Karl Marx appelait le «fétichisme de la marchandise », une notion qui, d’ailleurs, déplaisait beaucoup à certains marxistes orthodoxes et qui, au contraire, a influencé certains penseurs plus marginaux par rapport au marxisme, Guy Debord par exemple, avec sa fameuse notion de Société du spectacle. Le fétichisme peut ici se comprendre à travers ce que le philosophe hongrois Georg Lukács a nommé la «réification», une notion beaucoup utilisée par les philosophes allemands de la théorie critique. Il s’agit, avec cette idée, de décrire ce qui se passe lorsqu’une relation entre des personnes se calque sur une relation entre des choses. Il y a des gens qui sont, par exemple, obligés de vendre leur émotion comme on vendrait une chose. Pensez, simplement, au sourire des hôtesses de l’air. Votre question concerne, je suppose, la société de consommation…

En effet …

Je dirais que les choses sont beaucoup plus profondes et inquiétantes que cela. Dans une société où tout est objet d’échange –avec le prix qui va avec–, on ne peut que constater la difficulté de maintenir une relation humaine, éthique, sociale, indépendante de tout «prix». Emmanuel Kant disait une chose simple et radicale: le prix s’oppose à la dignité. Tout ce qui a un prix, donc une valeur d’échange, perd sa dignité. Si vous donnez un prix à un être humain, cela signifie qu’il n’est pas «inestimable» et peut être échangé contre une somme d’argent: c’est ce qui se passait avec l’esclavage… et aussi avec le marché du travail lorsqu’on dit de quelqu’un qu’il «vaut» tant, même si l’on parle d’une star de cinéma.

Spinoza soutenait que les affects, ou les émotions, ne sont ni bons ni mauvais en soi. Tout dépend de ce qu’on en fait. Diriez-vous la même chose? Et diriez-vous la même chose des images, dont vous êtes spécialiste?

Quand vous dites «tout dépend de ce qu’on en fait», vous touchez au cœur du problème. Car la valeur éthique –«bien ou mal»– n’entre pas dans la nature de quoi que ce soit: les émotions ne sont donc en soi ni bonnes ni mauvaises, et l’on peut dire la même chose des images, de la technique, de la politique, etc. Ce qui compte, c’est l’usage que nous en faisons. Voilà pourquoi le livre sur lequel vous m’interrogez à présent n’est que le deuxième volume d’une série de trois: dans le précédent (Brouillards de peines et de désirs, Les éditions de Minuit, 2023), je décris des situations très diverses où l’émotion, en quelque sorte, nous désoriente, nous met dans le «brouillard» (quand Homère décrit le désespoir d’Achille, par exemple, il est question d’un «brouillard», justement). Dans le volume suivant, il sera plutôt question des formes artistiques et de leur dimension éthique. Mais, dans le volume dont nous discutons ici, je me pose la question de ce qui arrive lorsque l’émotion se referme sur elle-même, se disjoint d’autrui: c’est ce qui se passe lorsqu’on s’émeut des enfants d’Israël sans s’émouvoir des enfants de Gaza, et réciproquement.

«L’espoir vient à partir du moment où vous vous donnez la liberté d’imaginer.»

En tant qu’historien de l’art et spécialiste des images, que vous inspire la profusion des images (réseaux sociaux, médias, etc.) dans nos sociétés contemporaines?

Il n’y a là rien de nouveau, du moins en Occident. Si vous entrez dans une église médiévale, vous êtes environné de centaines de visages, des saints, des martyrs, des pécheurs soumis aux plus terribles supplices en enfer, etc. Oui, il y a profusion d’images en Occident. C’est comme du visible surexposé, trop visible… et qui s’accompagne très souvent, si on y réfléchit un peu, de mouvements non moins importants de censure, comme du visible sous-exposé, invisible.

Dans La Société du spectacle, Guy Debord disait qu’entre le réel et nous s’est installé un mur infranchissable d’images qui nous fait perdre le sens même de ce réel. Souscrivez-vous à ce constat?

Oui, la plupart des images nous imposent une séparation, comme soulignait Debord. Mais on peut tout aussi bien dire la même chose du langage: le conformisme du langage, la profusion des informations non élaborées, les fake news, les mensonges… Tout cela ne date pas d’aujourd’hui, car le mensonge est aussi vieux que le langage. Or, ce n’est pas parce que le langage permet le mensonge qu’il faudrait s’arrêter de parler… Il en est de même avec les images, qui constituent une donnée anthropologique fondamentale, pour le meilleur ou pour le pire. Et puisqu’il y a un abus extraordinaire du mot «image», il revient au chercheur ou au penseur –et souvent au poète, à l’écrivain, à l’artiste– de redonner sens à ce qu’est une image digne. Une image qui ne chercherait pas à faire semblant, qui serait juste ce qu’elle est: un tableau du peintre allemand Paul Klee (1879-1940), contraint à l’exil après l’arrivée des nazis au pouvoir en 1933, pour ne donner que l’exemple qui me passe par la tête. A ce moment, l’image de Klee n’est plus ce «mur infranchissable» dont vous parlez, c’est au contraire, en quelque sorte, un passage de témoin. C’est la part d’espérance que porte en elle toute «image juste».

En parlant d’espérance: dans votre précédent livre, Imaginer recommencer, vous traitiez de l’espérance –le «Principe Espérance», pour le dire comme le philosophe Ernst Bloch qui vous est cher. Comment susciter de l’espoir dans le monde incertain que nous vivons (crise écologique, incertitude économique, etc.)?

Demander à un philosophe de dire comment «susciter de l’espoir dans le monde incertain que nous vivons», c’est prêter à la philosophie un pouvoir immense, presque un pouvoir de guérison spirituelle qui est en contradiction totale avec le peu d’intérêt que la société, par ailleurs, accorde à la pensée philosophique en général. Un philosophe n’est ni un médecin, ni un coach, ni un devin; ce n’est pas un oracle ou quelqu’un qui prétentieusement vient annoncer tout ce qui va nous arriver… C’est un chercheur sur le chemin modeste de la question posée et reposée, et dont la réponse n’est jamais brutale oui/non, noir/blanc, etc. Il faut aimer les nuances pour aimer la philosophie, exactement comme il faut aimer les nuances (Le Tintoret, Vermeer…) pour comprendre ce qu’est une image qui ne soit pas une simple «émoticône». Susciter l’espoir? Que chacun prenne d’abord la mesure de ses propres possibilités d’être libre, de secouer les conformismes qui nous emprisonnent. C’est l’une des grandes leçons de Kant, et c’est aussi ce que Michel Foucault a nommé l’«art de n’être pas gouverné», corps et âme, par autrui. Si vous mettez tout votre espoir dans un autre –un dieu ou un dirigeant politique, par exemple– vous vous trouvez peut-être déjà sur le chemin de cette «servitude volontaire» dont parlait si bien Etienne de La Boétie. L’espoir vient à partir du moment où vous vous donnez la liberté d’imaginer.

Qu’entendez-vous par là?

Une imagination libre est, par exemple, une imagination qui n’est plus étouffée dans la paranoïa sociale, celle des «réseaux», avec l’espèce de soupçon ou de persécution généralisée qu’ils suscitent. C’est imaginer des formes nouvelles, non conformistes, d’existence. Ne pas nier son propre désir. Et en même temps, ne jamais cesser d’exercer sa pensée. C’est à partir de là qu’il faudrait, contre le ton général du débat médiatique, revenir véritablement à ce que signifie l’activité critique. C’est sur ce dernier point que porte mon prochain livre, qui s’intitule Gestes critiques.

Quelles formes peut épouser concrètement cette activité critique?

La critique constitue sans doute l’activité primordiale de toute pensée émancipatrice. Nul ne saurait lui prescrire une forme unique, elle dont la tâche est de déconstruire tous les conformismes. La critique est donc plurielle, faite de différents gestes possibles. Il y a le geste socratique, que Platon nommait une «technique critique» pour parvenir à l’idée juste des choses. Il y a le geste de la lecture philologique, qui permet de mettre en question les autorités religieuses. Il y a l’invention de la critique d’art par Diderot, une forme de critique aussi aiguë dans sa pensée que sensuelle dans ses émotions, et, bien sûr, ce geste des Lumières effectué par Kant et nommé «criticisme». Il y a une critique poétique chez les premiers romantiques allemands et, chez Karl Marx, le grand « combat critique » envers le capitalisme et destiné à transformer le monde. Je pourrais élargir cette énumération, mais je voudrais surtout préciser qu’un des grands penseurs critiques, en France, fut Miguel Abensour (1939-2017) qui a, justement, défendu l’idée d’une politique imaginative, une politique de l’espérance ou de l’utopie. Laissez-moi finir avec le philosophe allemand Walter Benjamin, un des pères de l’Ecole de Francfort. Il aimait citer Kafka: «Il y a une quantité infinie d’espoir, mais pas pour nous»… Souvenons-nous que Benjamin a passé sa vie entre les deux «apocalypses» historiques de 1914-1918 et de 1933-1945… Mais, citant cette phrase apparemment désespérée, il ajoutait: «Cette phrase contient vraiment l’espérance de Kafka. Elle est la source de son allégresse rayonnante.» Et il disait là quelque chose de très profond: espérer, ce n’est pas tourner le dos à l’histoire qui nous porte ses coups. C’est trouver des formes pour sortir de toute mélancolie en produisant quelque chose comme une «allégresse rayonnante».

Bio express

1953
Naissance, à Saint-Etienne (France).
1981
Docteur en sociologie et sémiologie des arts et des littératures à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS).
1990
Maître de conférences à l’EHESS.
2009
Publie Quand les images prennent position (Les Editions de Minuit).
2011
Professeur invité à l’ULB.
2015
Lauréat du prestigieux Prix Theodor-W.-Adorno.

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