
Garde alternée: «Que se passe-t-il dans ma chambre quand je ne suis pas là?»
La garde alternée oblige l’enfant à réfléchir à la manière dont il va se créer un chez-soi, de chaque côté. Avec des stratégies différentes, sur lesquelles la sociologue Laura Merla s’est penchée. Le résultat de ses recherches fait l’objet d’une BD.
Depuis bientôt 20 ans, Laura Merla travaille sur la transformation des relations familiales, plus spécifiquement dans un contexte de mobilité géographique. Notamment la façon dont les familles dont les membres dispersés entre plusieurs pays établissent et vivent des rapports forcément distendus. Ou, plus récemment, les mécanismes développés par les enfants dont les parents séparés ont opté pour une garde égalitaire, soit une semaine chacun, pour s’adapter à leur nouvelle vie de nomades. Cette dernière recherche fait l’objet d’une bande dessinée, Deux toits, un chez moi? (1), parue cet été. L’histoire s’inspire des témoignages des 21 jeunes (dix filles et onze garçons), âgés de 10 à 16 ans, et que la sociologue de l’UCLouvain a suivis pendant deux ans avec sa collègue Bérengère Nobels. En Belgique, sur dix enfants entre 0 et 18 ans, six vivent au sein d’une famille nucléaire et quatre en famille séparée ou divorcée; sur ces 40%, quatre sur dix habitent uniquement chez leur maman, deux selon le système d’un week-end sur deux chez le papa, un à 100% chez le papa et trois en garde alternée égalitaire.
Pourquoi avoir entamé une recherche sur la façon dont les enfants vivent l’hébergement égalitaire?
Parce que la parole des enfants qui ont deux lieux de vie et transitent de manière régulière entre le domicile de chacun de leurs parents m’intéresse. Qu’est-ce que grandir dans un univers où l’on a des contextes culturels, éducatifs et normatifs parfois très différents? Plus globalement, c’est une situation familiale particulièrement exemplative de nos sociétés qui se pensent comme des sociétés sédentaires et dans lesquelles on nous demande de plus en plus d’être mobiles: dans notre vie professionnelle, notre parcours résidentiel, notre vie intime, l’idée de rencontrer quelqu’un avec qui on passera toute notre vie est devenue un peu surannée. Ces jeunes, depuis leur plus jeune âge, vivent la mobilité au quotidien. C’est intéressant à étudier, car cela permet de décrypter les défis auxquels ils sont confrontés, quelles ressources ils mobilisent pour y faire face, comment ils s’approprient leur propre mobilité, la gèrent et, surtout, comment ils arrivent à entretenir des relations familiales dans un contexte de coprésence intermittente, avec des moments passés ensemble et d’autres où ils ne sont pas là.
Aucune recherche de ce type n’avait été menée auparavant?
Si, mais principalement en interrogeant les parents et avec des approches plutôt normatives, du style «en quoi cela peut-il potentiellement nuire au bien-être des enfants?». Ce qui est assez paradoxal, car le mode d’hébergement égalitaire est mis en avant comme étant un exemple à suivre, notamment pour les parents. Mais dès qu’on parle d’enfants en garde alternée, les regards deviennent très négatifs. Parce qu’on a intégré le modèle selon lequel l’enfant ne peut bien se construire que dans un environnement stable, c’est-à-dire «une maison, papa, maman et une vie ensemble 100% du temps». En matière de recherches, les choses ont évolué, mais quand je dis autour de moi que je travaille sur des enfants en garde alternée, la première réaction est «Oh, les pauvres!». L’idée était donc d’approcher la question sans poser un regard normatif mais en étant très pragmatique et en partant de la manière dont cela s’organise au quotidien.
Comment avez-vous choisi ces 21 enfants?
Nous souhaitions des jeunes installés dans la routine de l’hébergement égalitaire, donc au moins depuis un an, et dont au moins un des parents s’est remis en couple, avec éventuellement à nouveau des enfants. Parce que ça amène des enjeux très spécifiques, comme celui de trouver sa place dans la famille. On a aussi varié les curseurs, comme la distance entre le domicile des parents ou leur niveau d’études et de vie. Ce sont principalement des enfants issus de la classe moyenne; l’hébergement égalitaire est lié au profil des parents, il est plus compliqué à mettre en place dans les milieux plus défavorisés.
Un enfant en garde alternée doit-il absolument se créer un endroit à lui pour pouvoir se dire «oui, je suis chez moi sous les deux toits»?
Tout le monde a besoin d’avoir un «chez soi», un lieu dans lequel se poser, qui nous correspond et où l’on peut trouver de la sérénité, de la stabilité, etc. On se construit son chez soi, on s’approprie des espaces dans la maison. Quand on a plusieurs enfants, chacun s’accapare un territoire et en négocie d’autres. Cela peut évoluer lorsque les enfants grandissent et investissent moins les lieux collectifs mais davantage leur chambre. Ou quand un nouvel enfant arrive dans la famille: il faut renégocier l’espace… Ce travail, quotidien, de territorialisation est rendu bien plus visible par l’hébergement égalitaire puisque les enfants ont alors deux lieux de vie où ils ne sont pas présents en permanence. Ça oblige à réfléchir davantage à la manière dont on va se créer et surtout conserver un chez soi, de chaque côté. Cela ne signifie pas que les enfants sont des stratèges qui chaque matin se lèvent en se disant «tiens, comment vais-je faire pour conserver mon territoire ou m’en approprier un?». Ce sont des choses qui se construisent progressivement. Nous avons travaillé sur la préadolescence et l’adolescence, soit quand les enfants développent leur propre identité. Car cette identité se développe aussi en s’appuyant sur les lieux dans lesquels ils vivent et la manière d’y négocier leur place et de s’y approprier des territoires.
Dans cette optique, que provoque le fait d’être absent une semaine sur deux sous l’un des deux toits?
Plein de questions, déjà: que se passe-t-il dans ma chambre quand je ne suis pas là?; ira-t-on fouiller dans mes affaires?; quelqu’un s’est-il installé sur mon lit? Les jeunes dans cette situation sont amenés à gérer cela de manière consciente: «OK, j’ai une place, mais je ne suis là qu’à certains moments et lorsque je suis absent, il se passe des choses auxquelles je ne participe pas.» Les personnes qui résident en continu dans chacun des lieux doivent, elles aussi, réaliser un travail. Il faut pouvoir vivre avec le fait qu’un membre de la famille n’est présent que par intermittence, cela a des conséquences sur la prise de décisions, la planification, etc.
L’enfant, lui, le fait deux fois. Des deux côtés. Et recommence chaque semaine…
D’où l’importance des routines. Ces jeunes parviennent à créer de la stabilité dans le désordre. Ils mettent en place, seuls ou avec l’aide de leur entourage, des repères qui font que tout n’est pas à reconstruire à chaque fois. Ce peut être un rituel bien précis, dès l’arrivée à la maison, pour marquer le fait qu’on est de retour: par exemple, une des jeunes filles rencontrées emporte toujours des bibelots dans sa valise et la première chose qu’elle fait en arrivant, d’un côté comme de l’autre, est de les disposer à leur place. Ça lui permet de retrouver son environnement et à tous les membres de la famille de savoir qu’elle est présente. Certains aiment qu’on leur fasse la fête quand ils arrivent, d’autres ont envie de dire «foutez moi la paix, c’est normal que je sois là, pas besoin d’en faire un événement». Des jeunes laissent des vêtements de chaque côté, ce qui leur permet de retrouver un univers familier. D’autres emportent tout ce dont ils ont besoin et voyagent sans cesse avec ces objets, par exemple une grande trousse de toilette avec le maquillage, le savon, le gel douche, le dentifrice, alors qu’il y a tout cela chez les deux parents. Mais le nécessaire qui les suit partout leur permet de se créer de la stabilité, même quand ils bougent.
Reproduisent-ils à l’identique le même territoire des deux côtés?
Certains, oui, ont besoin de ça; repeindre les murs dans les mêmes couleurs, afficher les mêmes posters… Un jeune nous racontait: «Chez papa, c’est juste à côté de l’école, je peux me lever à 8 heures si je veux; chez maman, j’ai une heure de trajet, je dois me lever à 6h30; ben, je me lève tout le temps à 6h30 parce que j’ai besoin de ma routine. Je ne vais pas commencer à me lever une semaine à 8 heures et l’autre à 6h30…» Pour d’autres, c’est le fait d’avoir les mêmes jeux des deux côtés, pour conserver les mêmes activités. Ça permet aussi de réduire la logistique: il ne faut tout emporter avec soi. Mais d’autres valorisent le fait de vivre dans deux lieux différents et nous disent: «J’aime bien parce que je peux être quelqu’un d’autre, je peux mettre en avant d’autres aspects de ma personnalité.» Par exemple: «Chez maman, j’ai ma console et je suis tout le temps dessus, dans ma chambre; chez papa, c’est pas de console, pas de tablette, mais il y a des jeux de société, des livres. Donc, les jours où je suis chez lui, je me pose et je fais autre chose.»
Des diverses options, l’une est-elle meilleure pour l’ado?
Il n’existe pas «une» recette. Tout dépend des jeunes et de ce qui leur permet de se sentir bien. Cependant, tous n’ont pas toujours la possibilité de se créer leur tanière de chaque côté. Parce que la configuration des lieux ne le permet pas forcément, notamment: on peut avoir d’un côté un appartement deux chambres avec un parent et trois enfants, il faut donc partager la chambre, et il sera difficile de pouvoir créer son coin à soi. Mais ce n’est pas pour autant qu’on ne se sentira pas chez soi, parce que d’autres dimensions entrent en considération: l’atmosphère, la qualité des relations… Par conséquent, des jeunes disent: «Je n’ai pas mon territoire à moi, ou pas aussi grand, à tel endroit mais je m’entends super bien avec ma maman, on fait plein de jeux ensemble, je m’y sens bien. En revanche, ma tanière, elle est de l’autre côté, où je me sens chez moi parce que j’ai ma chambre, mon coin.» Certains ados se sentent chez eux des deux côtés mais pour des raisons différentes. Parfois, un équilibre se crée dans ce qu’on a appelé «l’archipel»: une tanière d’un côté et un espace de vie hyperconvivial de l’autre.
Cet archipel ouvre-t-il davantage les horizons que la maison unique?
Tous les enfants ne le vivent pas nécessairement bien, parce que ça peut être compliqué, mais ces jeunes-là sont amenés à développer d’autres compétences: faire son sac, assurer la logistique, ne rien oublier, se débrouiller dans les transports en commun… Ils se construisent un capital de mobilité ou de multilocalité, sont davantage aptes à gérer la coprésence intermittente. Ces jeunes apprennent aussi à maîtriser la communication avec les parents dans un contexte parfois compliqué: comment continuer à parler avec papa si c’est la guerre avec maman et que maman n’a pas envie qu’on communique? Ils doivent apprendre, parfois très tôt, que d’un côté on autorise ou on attend des choses qui ne sont pas autorisées ou attendues de l’autre. Cela demande une plasticité.
«Certains ados se sentent chez eux des deux côtés mais pour des raisons différentes.»
Une plus grande faculté d’adaptation?
Ce n’est pas qu’une question d’adaptation. S’adapter ne veut pas dire tout accepter tel quel. S’adapter, c’est aussi façonner les choses à sa façon. Ce qui est ressorti de nos recherches, c’est que les préados et les ados essaient de façonner les choses de manière à mieux s’y retrouver. Prenons l’exemple de parents qui veulent absolument créer des frontières étanches entre leur domicile et celui de leur ex-partenaire, refusent catégoriquement que des vêtements ou des objets arrivent «depuis l’autre côté» ou y partent. On observe que des jeunes contournent ce système: ils mettent sur eux les habits qu’ils ont envie de prendre ou ils les cachent au fond du sac. D’autres dessinent des frontières là où il n’en existe pas: les parents considèrent que tout peut voyager, dans tous les sens, mais eux ont besoin que les deux lieux soient distincts et préfèrent avoir une garde-robe de chaque côté, et des objets qui ne bougent pas. Il y a aussi un travail de négociation de la part des parents, pour coconstruire un mode de vie ensemble. Et plus l’enfant grandit, plus il est en capacité de négocier. Il ne faut pas s’enfermer dans l’idée que l’enfant subit forcément ce que le père ou la mère veut mettre en place.
C’est pareil pour ceux qui ne se rendent qu’un week-end sur deux et la moitié des vacances d’un côté?
Nous n’avons pas réalisé d’enquête avec ces enfants-là mais, oui, ça ressort des discussions avec les acteurs de terrain, entre autres. Ils doivent aussi gérer le fait de vivre par intermittence dans deux lieux mais on se trouve alors plutôt dans une configuration où le logement dans lequel on réside 80% du temps est vraiment le chez soi principal. Ce qui n’empêche qu’on doit aussi négocier sa place et ses territoires, se reconnecter avec papa et peut-être sa compagne et les enfants qu’on n’a pas vus pendant deux semaines, négocier ces relations-là… C’est la même chose pour les jeunes qui sont en internat: à chaque retour à la maison, il faut retrouver sa place, tant physique que dans la famille. Ce sont les mêmes mécanismes.
«Il ne faut pas s’enfermer dans l’idée que l’enfant subit forcément ce que le père ou la mère veut mettre en place.»
Voilà presque 20 ans que vous travaillez sur les problématiques familiales. Quel a été le plus gros changement dans ce laps de temps?
Les familles ont connu de nombreuses transformations profondes. Certaines ont trait aux cycles de vie. Par le passé, les parcours et les étapes étaient très homogènes: on va à l’école, on se forme, on travaille, on construit un couple, on se marie, on a des enfants, on part à la retraite. Cette séquence est complètement bousculée aujourd’hui, et sur tous les plans: on continue à se former même quand on est adulte, et parfois jusque très tard, et le divorce ou la séparation sont quasiment devenus un passage obligé pour une grande part de la population. Et de plus en plus tôt dans la vie des enfants: avant, on attendait qu’ils soient plus âgés. Ces évolutions sont notamment liées aux progrès dans le domaine de l’émancipation féminine: les femmes ont accédé au contrôle de leur fertilité, elles parviennent à maintenir leur place sur le marché du travail, les inégalités de pouvoir au sein des couples changent –même si tout n’est pas encore parfait–, parce que les femmes ont acquis davantage de possibilités d’autonomisation. Par ailleurs, le sens du couple et de la famille ont changé: désormais, une de leurs fonctions est la validation identitaire, le fait de reconnaître qui je suis et de me permettre aussi de déployer mes propres projets. Il faut composer avec le «je», alors que dans une société plus patriarcale, avec la figure du pater familias, l’homme ou le père était le détenteur de l’autorité –même juridiquement parlant. Tout ça amène des bouleversements importants.
L’hébergement égalitaire en est-il l’un des reflets?
Absolument. Il y a eu ce mouvement qui a aussi accompagné, mais de façon plus lente, la modification de la place des femmes dans la société, notamment ses revendications de se décharger du «care» et de pouvoir s’investir professionnellement: progressivement, des hommes, de leur propre chef ou encouragés notamment par des politiques publiques, se sont mis à revendiquer le fait de s’investir dans une paternité davantage active, davantage engagée et davantage sur le terrain du «care», même si ce sont toujours les femmes qui en assument la plus grande part. C’est un des éléments qui ont amené le législateur à promouvoir l’hébergement égalitaire parce que ce système donne une égale responsabilité à chacun des parents. Ce n’est pas juste l’autorité parentale, qui était déjà partagée, ce n’est pas juste le fait de prendre part aux décisions qui concernent la vie d’un enfant (quelle école, quel traitement médical, etc.), c’est aussi l’héberger. Et qui dit héberger l’enfant dit prendre une part active dans son éducation. Les enquêtes montrent que l’hébergement égalitaire est un puissant levier qui permet aux femmes de s’investir dans la sphère professionnelle et réduit leur charge: la semaine où les enfants ne sont pas là, elles peuvent se donner à fond dans leur job et profiter du temps libre, et la suivante, quand ils reviennent, elles se replongent pleinement dans le rôle de mère.
(1) Deux toits, un chez moi?, par Laura Merla et Bérengère Nobels, Falzar (scénario) et Pacotine (illustrations), Kennes, 64 p.Bio express
1976
Naissance, à Anderlecht.
1998
Licence en sciences politiques (ULB).
2000
Master en droit et sociologie du travail (ULB).
2003
Membre invitée de la Faculty of Education de l’université de Sydney .
2006
Doctorat en sociologie (UCLouvain).
2010
Chargée de recherches au FNRS.
2018
Professeure de sociologie à l’UCLouvain.
2021
Lauréate du prix de la recherche du Comité Femmes et Sciences.
2022
Elue membre de l’Académie royale des sciences, des lettres et des beaux-arts de Belgique.
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