Féminisme, homosexualité, avortement: pourquoi une telle offensive réactionnaire chez les jeunes
Alors que la génération Z se distingue par ses engagements et son rejet des stéréotypes de genre, une partie de ces jeunes se montre très conservatrice, voire réactionnaire.
Ils sont jeunes, ils sont Bruxellois, ils sont actifs ou en passe de l’être, et ils lèvent leur verre dans l’un des quartiers les plus festifs de la capitale. Le mercredi, c’est jour d’aftermesse. Comme un afterwork, sauf qu’entre la sortie du boulot ou des amphis et le zinc le plus proche, la petite troupe assiste à la célébration de 19h30 à l’église Sainte-Croix, dont le reflet ondule à la surface des étangs tout proches. Au programme de la soirée: «une chorale sans pareil» et «des prêtres qui font des homélies extra qui s’adressent à nous les jeunes».
L’invitation, lancée par une association de jeunes catholiques, est engageante. Et à en voir les comptes-rendus postés sur Insta, la soirée semble effectivement fertile en dialogues et en rencontres. Au fil de ces événements de quartier ou des rassemblements de masse, comme les Journées mondiales de la jeunesse (JMJ), les réseaux se croisent, se multiplient, s’étoffent. Des jeunes qui nouent ou renouent avec l’Eglise, séduits notamment par ces messes charismatiques données par des personnalités conviées, ayant pour mission de susciter de nouvelles vocations.
Pourquoi ces jeunes, à contre-courant d’une génération Z considérée comme progressiste, ressentent-ils le besoin de s’imprégner d’un discours religieux contemporain qui, sur des thèmes comme le genre, la sexualité ou la famille, n’a que très peu évolué? C’est ce qu’a tenté de comprendre Anne-Sophie Crosetti, chargée de recherches FNRS à l’ULB. «Il s’agit majoritairement de jeunes assez diplômés, issus de la classe sociale moyenne supérieure. Dans la plupart des cas, le retour à la messe est un acte de réinvestissement individuel, qui suit une socialisation primaire familiale. Ils ont été mis en contact avec l’Eglise par leurs parents et n’en sont jamais sortis. C’est juste qu’ils s’investissent davantage qu’eux auprès de l’Eglise.»
La sociologue, dont les travaux s’appuient sur l’observation des jeunes chrétiens, constate aussi une résurgence de groupes conservateurs venus de France, dont l’objectif est de propager des valeurs traditionnelles et de valoriser un enseignement axé sur la morale et la doctrine religieuse.
Revendiquant un «droit de continuité historique», l’un de ces groupes suggère de «reconquérir par la lutte ce qui nous a été repris» et de «faire sécession» en s’excluant d’un monde dans lequel ses membres ne se reconnaissent plus tant il est devenu «insupportable».
«Dans la plupart des cas, le retour à la messe est un acte de réinvestissement individuel.»
Des jeunes pas «contre» mais très «pour»
Contrairement à ce qu’on observe en France, où les moins de 30 ans se montrent particulièrement réceptifs aux idées radicales du Rassemblement national (RN) et à la modernité de son président, Jordan Bardella, les jeunes francophones aspirent à un retour des valeurs conservatrices –ils ont massivement plébiscité le MR au sud du pays– mais n’affichent pas forcément de sympathie envers l’extrême droite. S’ils épousent les idées de la droite, ce n’est pas par crainte du déclassement économique, comme d’autres de leur génération, mais pour préserver un patrimoine culturel qu’ils estiment menacé. Toutefois, évaluer s’ils renouent avec la religion parce qu’ils sont plus conservateurs ou s’ils sont devenus plus conservateurs au contact de l’Eglise reste difficile à évaluer.
Ces jeunes, poursuit la chercheuse de l’ULB, ne tiennent pas ouvertement des propos sexistes ou homophobes. Ils ne se disent pas «contre» mais «pour». «Ils n’affirment pas que l’homosexualité est une pathologie mais leur discours laisse entendre une tendance à la renaturalisation du genre. Ils estiment que les hommes et les femmes sont complémentaires. Qu’il est important de faire famille, ce qui pour eux n’est possible qu’entre hétérosexuels.» Cette «vérité de la nature» s’applique aux autres questions liées au genre et à la sexualité. Forcément anti-IVG, favorables à la virginité jusqu’au mariage et à une répartition très genrée des rôles, ils se sentent relativement peu concernés par l’éducation sexuelle et peu touchés par le mouvement MeToo. Quant au sexisme, il ne s’agit aucunement d’un problème structurel mais d’une question de bonnes manières.
Il en est un qui a une vision bien cadenassée du rôle de Monsieur et de Madame. Son nom, c’est Medhi Matthieu, mais les internautes le connaissent sous le pseudo «L’assimilé», en référence à ses origines algériennes. Sur les réseaux sociaux, le polémiste amateur, fan inconditionnel d’Eric Zemmour, tire à coup de vannes et de punchlines sur tout ce qui gangrène la France: les gauchos, les écolos, les féministes, les bourgeois, les wokistes et tous ceux «qui vous font regretter Napoléon et le temps des cathédrales».
Fort de 62.000 abonnés à sa chaîne YouTube, l’influenceur masculiniste déverse sa haine sans filtre et véhicule une pensée rétrograde. Dans l’une de ses performances, il s’en prend à «ces femmes masculinisées» qui se désintéressent de la maternité. «Si vous mettez dix femmes et un homme sur une île déserte, vous pouvez être sûr de pouvoir repeupler la Terre assez rapidement. En revanche, si vous mettez dix hommes et une femme, c’est la guerre totale assurée. Donc ce qui caractérise principalement la grandeur et la beauté de la femme, c’est cette capacité à porter la vie, établit celui qui se qualifie d’égide face à la dégénérescence moderne. Or, depuis au moins Mai 68, le féminisme, notamment celui de Simone de Beauvoir, est en train de vider la femme de sa substance. Tout ça pour la mettre sur un pied d’égalité sur le marché du travail avec les hommes.»
«Le féminisme est en train de vider la femme de sa substance.»
Un sexisme banalisé que «L’assimilé» n’est pas le seul à brandir. Sur les réseaux sociaux, les influenceurs qui font l’apologie de la domination masculine et de l’antiféminisme gagnent du terrain. Ce backlash (retour de bâton) viriliste n’est pas si récent. Il est apparu dès les premières heures de MeToo mais ses effets n’étaient jusqu’à présent pas, ou peu, perceptibles.
En France, le Haut conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes (HCE) s’est récemment inquiété de la situation. Son dernier baromètre (2023) montre qu’un tiers de la population (27% des femmes et 40% des hommes) estime normal qu’une femme s’arrête de travailler pour s’occuper des enfants. Un chiffre en progression par rapport à 2022. Dix-sept pour cent des femmes mais 37% des hommes trouvent normal que les femmes prennent davantage soin de leur physique. Quant au «mansplaining», cette manie qui consiste pour un homme à expliquer à une femme des choses qu’elle maîtrise mieux que lui, il n’est perçu comme problématique que par 54% des hommes, contre 75% des femmes.
Masculinité hégémonique
Plus révélateur encore: le sexisme s’exprime différemment selon les catégories d’âge, indique le baromètre. A travers un réflexe conservateur sur la place et le rôle des femmes chez les plus âgés, à travers un réflexe masculiniste sur la place et le rôle des hommes chez les 25-34 ans. Huit hommes plus âgés sur dix pensent qu’un homme doit prendre soin financièrement de sa famille. Mais un jeune sur cinq pense que pour être respecté en tant qu’homme, il faut vanter ses exploits sexuels auprès de ses amis, contre 8% en moyenne. La même proportion (23% contre 11% en moyenne) estime qu’il faut parfois être violent pour se faire respecter.
Ce qui témoigne, s’inquiète le HCE, d’une acculturation du sexisme dans l’opinion publique. «Les hommes plus âgés restent conservateurs: ils sont en faveur de l’égalité mais continuent à enfermer les hommes et les femmes dans des rôles très stricts. Chez les moins de 35 ans, on observe a contrario une plus grande affirmation de la « masculinité hégémonique », autrement dit des pratiques de genre visant à perpétuer le patriarcat et la domination des hommes sur les femmes.»
Des réflexes virilistes toujours ancrés dans la société, comme le confirment également des études réalisées en 2021 en France par Ipsos et en 2019 par l’Observatoire français des LGTBphobies: 70% des 18-25 ans déclarent que «forcer sa conjointe ou sa partenaire à avoir un rapport sexuel alors qu’elle refuse et ne se laisse pas faire» est un viol, contre 84% des plus de 25 ans. Et 20% des moins de 34 ans considèrent l’homosexualité comme une maladie contre moins de 15% pour les 35-65 ans.
«Chez les moins de 35 ans, on observe des pratiques de genre visant à perpétuer le patriarcat.»
Dans son ouvrage Formés à la haine des femmes (J.-C. Lattès, 2023), la journaliste Pauline Ferrari explore la manosphère en ligne, des mouvements Incels (célibataires involontaires) au concept populaire d’«alpha mâle» pour en identifier les ressorts et en analyser les mécanismes. Pour les besoins de son enquête, elle a rencontré des proches d’hommes tombés dans le masculinisme et d’autres qui s’en étaient éloignés. Elle s’est également intéressée au milieu scolaire. Son enquête montre que les mouvements conservateurs de droite et d’extrême droite ont commencé à occuper une place plus importante sur Internet et à recruter sur ce terrain à partir des années 2000 pour contrer le boycott qu’ils subissaient de la part des médias traditionnels. «Cantonnés dans un premier temps aux plateformes comme Reddit ou aux jeux vidéo, ils sont progressivement sortis de ces endroits obscurs pour aller vers des lieux plus mainstream. Ils se sont alors sentis autorisés à délivrer un discours décomplexé par rapport aux idées misogynes, encouragés par des personnalités comme Donald Trump et confortés dans leur démarche par la montée des mouvements conservateurs.»
Des hommes effrayés par le féminisme, décrit la spécialiste des nouvelles technologies, des questions de genre et des cultures Web, qui maîtrisent suffisamment les codes de l’Internet pour produire des contenus très clivants tout en restant dans les limites de ce qui est admissible sur les réseaux sociaux. «Ils délivrent un discours très limite dans lequel ils se victimisent. Certains coachs en séduction, par exemple, tiennent des propos de l’ordre du pur bon sens. Mais au fur et à mesure, leur discours devient plus radical. Aussi parce qu’eux-mêmes se radicalisent et parce que plus ils ont de l’influence, plus ils gagnent de l’argent.»
Les oubliées du féminisme
Des masculinistes qui, depuis peu, peuvent aussi compter sur de nouveaux alliés dans le camp des femmes. Tablier blanc, jupe fleurie et bigoudis sur la tête, Estee C. Williams est l’une de ces tradwifes, ces influenceuses réactionnaires qui tentent de convaincre l’Amérique que la femme ne peut réellement s’épanouir que derrière ses fourneaux ou devant son lave-linge. Leurs contenus glorifient une Amérique d’après-guerre des années 1950, parfois imprégnés de références bibliques, et vantent une vie totalement dédiée au couple, aux enfants et à la maison. Dans une analyse intitulée «Pourquoi les filles de la génération Z sont-elles attirées par le mode de vie des femmes traditionnelles?», le centre de recherche sur la justice sociale Political Research Associates (PRA) expose le cas de Sarah, une fille banale de la génération Z soutenue par plus de 17.000 followers. «Son compte TikTok lui offre une plateforme substantielle pour diffuser son évangile de rhétorique d’extrême droite, antiféministe et anti-LGBTQ. Mêlée à ses vidéos de playback sur les garçons et ses groupes préférés, elle commente fréquemment la dégénérescence du féminisme, répète des stéréotypes racistes sur les hommes noirs, plaisante sur le fait de tuer des libéraux et fait honte aux Blancs qui critiquent leur propre race.»
Comment expliquer que ces ados puissent adhérer à un mouvement à la fois esthétique et idéologique encourageant les femmes à adopter des caractéristiques soi-disant féminines comme la chasteté et la soumission, et à troquer l’autonomisation féministe contre une vision patriarcale des normes de genre, pour reprendre la définition que donne le PRA du tradwifery? «Nous sommes aujourd’hui dans la quatrième vague du féminisme, un mouvement qui se concentre nettement plus sur la diversité, l’intersectionnalité, l’homosexualité et l’ouverture sur la violence et les agressions sexuelles que les vagues précédentes. Mais malgré toutes ces avancées positives, de nombreuses femmes ont été abandonnées par les compromis du féminisme moderne et du capitalisme tardif, incapables de trouver une solution viable au dilemme de l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée. Les filles de la génération Z ont vu leurs mères qui travaillaient se tourner vers des lieux de travail inégalitaires pour ensuite gagner moins d’argent dans un système capitaliste qui dévalorise également leur charge de travail domestique.»
Paradoxalement, ces femmes qui véhiculent un discours antiféministe, antitravail et profamille n’ont pas conscience qu’elles promeuvent une rhétorique féministe lorsqu’elles valorisent «l’égalité des sexes dans la prise de décision relationnelle, s’opposent à l’objectification et à la sursexualisation des femmes, en particulier des filles mineures, et critiquent l’industrie du porno. Alors que de plus en plus de jeunes hommes de leur génération abandonnent les notions traditionnelles de virilité au profit d’une version plus empathique de leur identité de genre, cette vision évolutive de la masculinité a provoqué d’intenses réactions négatives parmi les hommes d’extrême droite de la génération Z», pointe encore le rapport. Dans leurs fantasmes, ces tradwifes sont des femmes au foyer adorées, respectées et soignées par des hommes traditionnellement masculins, riches, fertiles, beaux et forts, mais aussi tendres, gentils et conscients de leurs besoins. Une vie merveilleuse dans un monde merveilleux.
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