«Faut-il interdire TikTok? C’est une question très politique» (entretien)
Pour Océane Herrero, autrice du livre Le Système TikTok, il n’y a pas de preuve, à ce stade, que les données des utilisateurs soient accessibles aux autorités chinoises.
Journaliste au site Politico après avoir travaillé pour Le Figaro, Océane Herrero a enquêté pendant plusieurs années sur l’application TikTok. Elle en dévoile les rouages dans Le Système TikTok (1), un livre documenté et passionnant.
Les principales inquiétudes qu’inspire TikTok sont liées à la question de la sécurité des Etats en raison du caractère non démocratique du régime de Pékin. Les liens de la plateforme avec l’Etat chinois sont-ils avérés?
Une des plus importantes craintes exprimées est que ByteDance, la société propriétaire de TikTok, transmettrait massivement les données des utilisateurs au gouvernement chinois et l’autoriserait à les utiliser. Jusqu’à présent, nous n’en avons pas la preuve. ByteDance a toujours nié cette accusation. Mais la nature autoritaire du système politique chinois est telle que le doute persiste et qu’il a été jugé suffisant pour pousser un certain nombre d’Etats occidentaux à proscrire l’usage de l’application, au moins par leurs responsables politiques et leurs fonctionnaires.
Ces interdictions sont-elles justifiées?
La question est très politique. Au moment du scandale de Cambridge Analytica (NDLR: qui aurait favorisé l’élection de Donald Trump en 2016 par la diffusion massive de fake news partisanes), on n’a pas vu les politiques recommander de désinstaller Facebook en raison d’une menace d’ingérence malgré les liens entre les entreprises de la tech et les services de renseignement américains. Pour TikTok, se pose la question de savoir si les gouvernements ont des éléments d’information supplémentaires sur ses pratiques par rapport à ce qu’en sait le grand public. Il faut voir ces décisions comme des mesures de prévention à forte dimension politique. J’imagine qu’elles sont pesées par les gouvernements en fonction, aussi, de leur relation avec la Chine, et de la manière dont ils entendent la voir évoluer.
L’algorithme de TikTok anticipe les demandes sur la base de signaux d’intérêts très subtils.» Océane Herrero, journaliste à Politico.
Le problème le plus sensible posé par TikTok réside-t-il dans l’usage qui serait fait des données des utilisateurs?
C’est un des points qui chagrinent le plus les autorités aujourd’hui. Une affaire a beaucoup inquiété les autorités: quand on a appris que TikTok, aux Etats-Unis, avait utilisé les données de géolocalisation transmises par l’application pour identifier les journalistes qui enquêtaient sur elle et, surtout, leurs sources au sein de l’entreprise. La plateforme avait essayé de les confondre de cette manière, ce qui avait jeté une lumière assez crue sur les pratiques auxquelles ByteDance pouvait avoir recours pour défendre son image.
En quoi TikTok peut-elle être décrite comme un «réseau de l’intime»?
Le rapport que j’ai eu personnellement avec la plateforme et les discussions que j’ai pu avoir avec des utilisateurs m’ont amenée à approfondir cette dimension. Beaucoup d’entre eux m’ont rapporté avoir l’impression de disposer d’un espace à eux sur TikTok et d’y avoir trouvé une communauté, ce qu’ils ne ressentaient pas à ce point sur d’autres réseaux. Ce sentiment tient à plusieurs choses. L’algorithme est très personnalisé. Il parvient à anticiper les demandes des utilisateurs en se basant sur des signaux d’intérêts très subtils (NDLR: comme le temps de visionnage d’une vidéo), tout en maintenant le sentiment de leur accorder toujours de nouveaux espaces. C’est la raison pour laquelle l’usager de TikTok ne ressent pas la lassitude qu’il peut connaître sur d’autres plateformes. Partager des vidéos, des blagues, des références, c’est ce qui forge une communauté. D’un autre côté, les créateurs y trouvent aussi leur compte. Etant donné qu’à l’origine, TikTok était une plateforme un peu confidentielle ou, en tout cas, moins centrée sur les personnes connues dans la vraie vie, un créateur ne sait pas vraiment qui il touchera quand il poste une vidéo. A priori, l’algorithme la proposera à des utilisateurs qui partagent les mêmes centres d’intérêt, habitudes ou préoccupations, mais pas nécessairement à son entourage direct. Quelque part, cela décomplexe, favorise la création et accroît le partage. Les créateurs avec lesquels j’ai échangé m’ont fait part de ce sentiment.
Les créateurs font-ils l’objet d’une attention particulière par les dirigeants de TikTok?
Oui. Ils ont développé cette relation dernièrement parce que beaucoup d’autres applications se sont lancées, à l’instar de TikTok, dans la diffusion de vidéos courtes: YouTube et ses Shorts, Instagram avec ses Reels, Snapchat avec ses snaps Spotlight. Le marché de la vidéo courte est devenu très concurrentiel. Les plateformes ont tout intérêt à draguer les créateurs pour qu’ils produisent en premier dans leur espace. Mais le succès dépend de plusieurs choses. TikTok était la première sur ce format. Elle a su s’adapter à ce défi et a renforcé la rémunération des créateurs pour les fidéliser et conforte à ce stade son attrait aux yeux des utilisateurs.
TikTok modère-t-elle ses contenus plus que d’autres plateformes?
C’est difficile à dire parce que les algorithmes sont assez opaques. En 2021, TikTok avait été épinglée par une enquête du Wall Street Journal qui, en utilisant des bots (des comptes automatisés), avait montré qu’après un temps d’envoi de vidéos variées, la plateforme avait tendance à ne proposer à l’utilisateur que des vidéos censées répondre à ses attentes, dans une boucle permanente de contenus similaires. A la suite de ces expériences, TikTok avait annoncé qu’elle mitigerait les contenus afin de moins enfermer les utilisateurs dans un seul univers. Mais on a peu d’études précises concernant les effets de cette décision. De par mes interviews, je peux dire que beaucoup d’utilisateurs ont l’impression de ne pas avoir le contrôle sur ce qu’ils voient. Pour des personnes plus fragiles, cela peut être un sujet de préoccupation.
TikTok est-elle financièrement rentable?
L’entreprise n’est pas cotée en Bourse. Elle n’a pas d’obligation de publication de ses résultats. Quelques informations sortent parfois dans les médias et tendent à montrer que TikTok, qui investit beaucoup pour se développer, n’est pas encore rentable.
En apparence, TikTok n’est-elle pas une plateforme qui, comme d’autres, favorise la diffusion de la culture occidentale, en contradiction avec l’antioccidentalisme professé par le régime de Pékin?
La plupart des contenus que consomment les utilisateurs aux Etats-Unis et en Europe sont effectivement produits en Occident. Et les valeurs partagées par TikTok sont beaucoup axées sur la consommation et sur la publicité. Cela peut paraître paradoxal pour une plateforme d’origine chinoise. Mais il faut savoir que le contrôle est beaucoup plus important sur Douyin. La version chinoise de la plateforme propose plus de contenus d’ordre éducatif à ses jeunes utilisateurs que la déclinaison occidentale.
Ce traitement distinct est-il de nature à rassurer les autorités aux Etats-Unis et en Europe?
D’un côté, les dirigeants de TikTok avancent cet argument dans leur communication, sur le mode «TikTok n’est pas comme Douyin». Mais parallèlement, ils développent aussi fortement la dimension culturelle de TikTok. On le voit, par exemple, en France. TikTok pousse énormément les contenus de BookTok, la communauté littéraire de la plateforme. Dans la même optique, TikTok est partenaire du Festival du livre de Paris. Elle soutient des opérations dans le monde du cinéma. On sent bien que la volonté est de montrer que TikTok est une plateforme de découverte et d’exploration culturelles. L’idée est de mettre en avant ces communautés-là, même de manière un peu artificielle, pour éviter les procès en «abrutissement de la jeunesse» qui commence à poindre contre l’application.
Sur la guerre en Ukraine, les utilisateurs russes de TikTok ne peuvent voir que des vidéos produites par des Russes.
Vu son succès auprès d’une partie de la population en Europe et aux Etats-Unis, une interdiction générale de TikTok est-elle réellement imaginable?
La question se pose principalement aux Etats-Unis où la menace est plus prégnante qu’en Europe et où le lobbying des détracteurs et des défenseurs de la plateforme bat son plein. TikTok a évidemment intérêt à se plier à la réglementation américaine pour pouvoir continuer à être présente. Elle peut être soutenue dans cette bataille par un certain nombre de créateurs américains qui n’ont pas forcément envie de la voir disparaître. Au-delà, il est intéressant d’observer que ByteDance a créé une autre application, Lemon8, appelée à concurrencer Instagram. Un nouvel écosystème est en train d’être mis en place pour permettre à ByteDance de survivre dans un climat tendu. Ses dirigeants se préparent à toutes les hypothèses.
Le traitement de la guerre en Ukraine ne serait-il pas un bon test de la «neutralité politique» de TikTok? Y aurait-il des indices d’un biais prorusse dans cette couverture?
Une étude menée par NewsGuard (NDLR: une start-up dont la mission est d’apporter des indications sur les sources d’information) montre que les utilisateurs voient sur TikTok de l’information comme de la désinformation au sujet de la guerre. Est-ce de la manipulation ou un problème de modération? Cela nous apprend, en tout cas, que le vrai et le faux se confondent sur la plateforme. Ce qui est sûr, en revanche, c’est que les dirigeants de TikTok sont prêts à énormément de concessions pour se maintenir sur les marchés où elle est implantée. Ainsi, depuis le début de la guerre, la version de la plateforme en Russie est en quelque sorte isolée du monde. Les utilisateurs ne peuvent y voir que des vidéos produites par des Russes. Par l’entremise d’influenceurs notamment, le gouvernement russe peut donc promouvoir son narratif de la guerre. En Russie, TikTok ne s’embarrasse pas de la recherche d’un équilibre.
(1) Le Système TikTok. Comment la plateforme chinoise modèle nos vies, par Océane Herrero, éd. du Rocher, 200 p.
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