
Faut-il encore faire des enfants? «Le pessimisme parental explique la baisse de la natalité»
L’économiste Claudia Senik a participé à une enquête collective inédite sur un basculement silencieux mais mondial: le repli démographique. Une mutation qui semble durable et qui a des répercussions profondes à la fois sociales, économiques et géopolitiques.
Faut-il encore faire des enfants? La question, autrefois taboue, traverse désormais les conversations intimes comme les débats publics. Crise écologique, incertitudes économiques, solitude des mères, «réarmement démographique» souhaité par Emmanuel Macron, répartition inégalitaire des tâches, injonctions contradictoires… Le simple fait d’«enfanter» semble désormais chargé d’un poids nouveau, révélateur des angoisses contemporaines. C’est ce que documente avec finesse et rigueur un collectif d’auteurs et d’autrices réuni autour de l’économiste Claudia Senik, dans un ouvrage limpide et dense: Enfanter. Natalité, démographie et politiques publiques (1).
Professeure à Sorbonne-Université et à l’Ecole d’économie de Paris, Claudia Senik dirige ici une enquête collective inédite sur un basculement silencieux mais mondial: pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, deux tiers de la population mondiale vivent dans un pays où le taux de fécondité est inférieur au seuil de renouvellement des générations. Une mutation démographique sans précédent, aux répercussions profondes sur l’économie, les équilibres sociaux, la géopolitique –et même l’imaginaire collectif. Mais loin des angoisses identitaires ou des discours natalistes réactionnaires, ce livre donne à comprendre, de manière apaisée et informée, les raisons multiples de ce repli démographique. Dans cet entretien, Claudia Senik revient sur les causes et les conséquences de cette «seconde transition démographique»: poids des inégalités de genre, épuisement parental, pression des normes sociales, transformations du désir d’enfant. Elle évoque aussi la manière dont certains Etats instrumentalisent la natalité à des fins de puissance nationale. Une analyse documentée sur ce que la baisse de la natalité révèle de la société, et de son rapport à l’avenir.
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Votre ouvrage s’intéresse aux mutations contemporaines de la natalité. Qu’est-ce qui rend ce sujet particulièrement crucial aujourd’hui?
On s’intéresse à un phénomène majeur: le ralentissement mondial de la croissance démographique. Deux tiers des habitants de la planète vivent désormais dans un pays où la fécondité est inférieure au taux de reproduction de la population. L’Europe et la Chine rétrécissent et vieillissent, tandis que l’Inde devient le pays le plus peuplé du monde. Ces évolutions ont des conséquences profondes, notamment sur la croissance économique et l’équilibre des relations entre générations. Elles modifient la composition internationale de la population mondiale. Elles touchent enfin à la question fondamentale de la soutenabilité de nos modes de vie et la préservation des ressources naturelles.
Vous évoquez la baisse de la natalité qui touche de nombreuses sociétés développées, comme l’Europe et la Chine. S’agit-il d’une transition démographique irréversible ou d’un simple cycle?
Comme l’explique l’économiste Mickael Melki dans l’ouvrage, nous assistons à une «seconde transition démographique» qui fait écho à la première, intervenue au XIXe siècle. Cette transition ne semble pas être un simple cycle mais plutôt un changement profond, lié à l’évolution des valeurs concernant la famille et la reproduction, notamment l’acceptabilité sociale de former une famille plus petite ou de ne pas avoir d’enfants. La diffusion des normes culturelles, illustrée historiquement par l’influence française sur d’autres pays européens via les migrations, nous montre que ces transitions démographiques s’inscrivent dans des mouvements culturels larges et au long cours.
Certains Etats s’inquiètent du vieillissement de la population et de ses conséquences économiques. Cette crainte est-elle justifiée?
Ces inquiétudes sont fondées. Les évolutions démographiques actuelles sont effectivement porteuses de conséquences sur la croissance économique. D’une part, la croissance dépend en partie de la population active, donc jeune. Le système de protection sociale, notamment le système de retraite, est d’autant plus soutenable que la population active (donc jeune) est relativement nombreuse. Il y a évidemment des limites à ce raisonnement car un pays qui veut se développer doit avoir assez de ressources financières et fiscales pour assurer la formation des jeunes et élever leur niveau de qualification. L’exemple de la Chine illustre ces deux aspects de la pyramide des âges: après avoir limité drastiquement les naissances, dans une optique de développement, avec la politique de l’enfant unique de 1979 à 2015, le gouvernement chinois est aujourd’hui préoccupé par le vieillissement de la population et souhaite un regain de natalité.
Pour faire face à cela, plusieurs pays ont adopté des politiques natalistes, avec des résultats contrastés. Existe-t-il aujourd’hui un «modèle» efficace pour encourager les naissances?
Différentes approches coexistent selon les pays, des avantages fiscaux aux congés parentaux en passant par la mise à disposition de modes de garde d’enfants et à la tentative d’inciter les couples parentaux à mieux partager les tâches familiales.
Comme vous le soulignez dans le livre, les femmes sont au cœur de cette question. Dans quelle mesure le poids des inégalités de genre et de sexe pèse dans le choix d’avoir (ou non) des enfants?
Effectivement, le point de vue spécifique des femmes joue un rôle décisif. La sociologue Anne Lambert montre comment les conditions de travail avec horaires atypiques, qui touchent particulièrement les femmes dans le secteur des services, affectent négativement leur fertilité. Les grossesses de ces femmes sont souvent marquées par de nombreux arrêts de travail précoces, des congés «pathologiques», des fausses couches répétées et des naissances prématurées. De son côté, le sociologue Romain Delès parle de pessimisme parental pour expliquer la baisse de la natalité. Son analyse des «régimes de genre» en Europe révèle que le modèle de rôles symétriques des pays nordiques est associé à une vision moins pessimiste de la parentalité et à une fécondité plus élevée. A l’inverse, le régime de la double journée féminine à la française, où l’égalité professionnelle n’est pas suivie d’un équilibre dans la répartition des tâches domestiques, engendre un plus grand pessimisme parental. D’autres chapitres du livres illustrent le poids écrasant des contraintes et des attentes qui pèsent sur les mères, en Chine, du fait du système patrilocal. Selon les propres mots de l’une d’entre elles, lorsqu’elles deviennent mères, «leur vie est finie», une vision peu propice à la natalité.
Malgré ces contraintes, le désir d’enfant persiste. Comment analysez-vous les tensions entre aspirations personnelles et contraintes sociales?
L’anthropologue Renyou Ho montre comment les personnes homosexuelles en Chine développent des stratégies comme le «mariage coopératif» entre personnes de sexe opposé pour concilier leur désir d’enfant avec la pression sociale au mariage hétérosexuel. Marie-Caroline Compans analyse les restrictions d’accès à l’assistance médicale à la procréation (AMP) selon l’âge des femmes, variant considérablement d’un pays à l’autre. L’étude de Marie Trepeusch sur le recours à la gestation pour autrui (GPA), évoque, elle aussi, un véritable parcours d’obstacles pour réaliser le désir d’enfant.
Les avancées scientifiques et médicales que vous évoquez permettent aujourd’hui de dissocier plus que jamais sexualité et procréation (AMP, GPA, vitrification des ovocytes). Quels effets ces innovations ont-elles sur la natalité?
Ces techniques permettent à des personnes qui n’auraient pas pu avoir d’enfant naturellement d’accéder à la parentalité. Comme le montre Marie-Caroline Compans, l’AMP se pratique de plus en plus fréquemment en réponse aux problèmes d’infertilité liés à l’âge, dans un contexte de report des naissances. Toutefois, l’accès à ces techniques reste inégal selon les pays, l’âge et la situation familiale des personnes. Par exemple, l’AMP est officiellement réservée aux couples hétérosexuels mariés en Chine, ce qui a conduit au développement d’un marché clandestin pour les personnes homosexuelles, comme le décrit Renyou Ho. Le recours à la GPA, lui, répond à d’autres préoccupations. Notre collègue Marie Trepeusch décrit le marché international de la GPA, avec des circuits transnationaux organisés et intermédiés permettant à des couples hétérosexuels ou à des hommes homosexuels, provenant le plus souvent de pays riches, de se déplacer vers d’autres pays où la GPA est légale et organisée.
L’accès à la parentalité est de plus en plus diversifié: familles monoparentales, recomposées, homoparentales. Comment ces nouvelles configurations influencent-elles le choix d’avoir des enfants?
La parentalité se renouvelle effectivement avec ces reconfigurations familiales. Mais à côté de ces éléments de modernité que sont l’AMP et la GPA évoqués dans le chapitre de Renyou Ho sur la Chine, l’étude révèle le poids de facteurs plus traditionnels, tels que le rôle crucial des «grands-parents d’intention» dans l’appui au recours aux technologies médicales de procréation. Cette présence lourde des grands-parents crée alors de fortes tensions avec le couple parental, et plus particulièrement avec la mère. Cette situation particulière est révélatrice des contraintes qui pèsent même sur les parents «atypiques».
L’épuisement parental, la charge mentale et la difficulté à concilier vies professionnelle et privées sont des arguments souvent avancés pour expliquer la baisse des naissances. Faut-il réinventer complètement le modèle parental?
Les analyses de Romain Delès suggèrent qu’une évolution vers un modèle plus égalitaire pourrait favoriser la natalité. Plutôt qu’une réinvention complète, c’est l’achèvement de ce qu’il appelle la «deuxième révolution de genre» (l’égalisation des investissements parentaux au sein du foyer) qui semble nécessaire, suite à la «première révolution» (l’égalité professionnelle entre hommes et femmes).
La place des pères a évolué ces dernières décennies, notamment avec l’allongement des congés de paternité. Quelles conséquences ces transformations ont-elles sur la natalité?
Estelle Herbaut observe que l’implication paternelle reste sélective et plus importante dans la sphère ludique, mais qu’elle augmente au fur et à mesure que l’enfant grandit. Elle note également que cette implication est plus élevée lorsque la mère occupe un emploi de cadre. L’analyse de Romain Delès suggère qu’une plus grande implication des pères pourrait avoir un effet positif sur la natalité, en réduisant le «pessimisme parental» lié à la double charge qui pèse sur les femmes.
A propos des nouvelles valeurs familiales: plusieurs observateurs soutiennent que les jeunes générations hésitent à avoir des enfants en raison de l’incertitude économique et écologique. Dans vos recherches, ces freins sont-ils déterminants?
Les menaces écologiques et l’instabilité économique peuvent effectivement amener certains jeunes, dans les pays développés, à renoncer à enfanter. Mais ce n’est qu’une partie de l’explication. Nous observons également l’importance de motifs plus personnels, comme la difficulté à concilier travail et famille, ou les difficultés à se loger. Par ailleurs, la montée de l’individualisme, quand il s’accompagne du désir de s’accomplir soi-même avant tout, joue également contre le projet d’enfantement.
A l’avenir, peut-on imaginer une société où la parentalité ne serait plus un passage obligé, mais une expérience minoritaire?
L’évolution des valeurs concernant la famille et la reproduction fait partie des facteurs expliquant la transition démographique. Les prévisions actuelles de l’Institut national français d’études démographiques (Ined) tablent sur une population mondiale qui continue d’augmenter, mais à un rythme de plus en plus faible pour atteindre environ dix milliards d’habitants d’ici à la fin du siècle, avant de commencer à décroître. Par exemple, si la fécondité se maintient au niveau de 2023, le solde naturel (naissances moins décès) devient négatif à partir de 2030. Il s’agirait cependant d’une véritable mutation anthropologique. La plupart des modèles évolutionnistes décrivent l’homme comme étant mû par l’objectif de reproduire et diffuser ses gênes. L’homme sortirait-il de cette logique?
« L’inquiétude face à l’avenir, tant individuel que collectif réduit le désir ou au moins le projet d’enfant»
Certains mouvements prônent un refus de la procréation au nom de l’écologie. Quel regard portez-vous sur cela?
Cette préoccupation fait effectivement partie des facteurs qui peuvent influencer le désir d’enfant. Eco-anxiété et pessimisme sur l’avenir de la planète et de nos sociétés entrent en tension avec le désir d’enfant. Cependant, le refus de la procréation semble paradoxal: l’homme préserverait la planète pour ne plus l’habiter?
Partout dans le monde, l’Etat intervient de plus en plus dans la parentalité, que ce soit via des aides financières, des congés parentaux ou même des injonctions morales. Jusqu’où l’Etat doit-il aller dans la régulation de la natalité?
Manon Laurent analyse la loi de promotion de l’éducation familiale adoptée en Chine en 2021, qui impose des normes de «parentalité scientifique» et exige des parents qu’ils adoptent certaines pratiques éducatives et s’investissent personnellement dans la scolarité de leurs enfants, en les tenant pour responsables des résultats. Des «écoles pour parents» offrent des formations obligatoires, et des concours récompensant les «familles exemplaires». Parallèlement, la «politique de double réduction» tente de limiter les cours privés, et une réglementation stricte limite l’accès des mineurs aux jeux en ligne. En contrepoint, Linda Gaudemard questionne l’autorité parentale au regard de la protection des droits de l’enfant. Pour être moralement acceptable, l’autorité parentale devrait être fondée sur la capacité des parents à développer l’agentivité morale de l’enfant. Elle plaide pour l’inscription de cette obligation dans le Code civil, tout en reconnaissant le risque d’un accroissement de l’interventionnisme de l’Etat dans les familles.
Certains observateurs relient la question de la démographie aux préoccupations géopolitiques: guerre en Ukraine, effort militaire, rapport de force entre grandes puissances. Voyez-vous une instrumentalisation de la natalité à des fins politiques? Ou, au contraire, est-ce un débat salutaire?
On n’aborde pas explicitement cette dimension géopolitique de la natalité. Cependant, il est vrai qu’historiquement les questions démographiques ont souvent été liées à des préoccupations de puissance nationale. Le ratio de population entre la Russie et l’Ukraine en est une illustration actuelle. La taille de la population chinoise n’est pas étrangère à l’influence de ce pays.
«Le refus de procréation semble paradoxal: l’homme préserverait la planète pour ne plus l’habiter?»
En Russie, en Chine, en Hongrie, la natalité devient une question nationale majeure. Comment analyser ces politiques pronatalistes autoritaires?
On retrouve la même injonction dans plusieurs pays au régime autoritaire, comme la Turquie, suivant un objectif de puissance nationale, et aussi de renforcement ou de retour à un modèle familial traditionnel. Dans d’autres pays, il s’agit davantage de l’équilibre entre générations déjà évoqué. La question reste ouverte de savoir si cette pression exercée sur les parents est réellement de nature à favoriser le regain de natalité souhaité par le gouvernement.
L’idée d’un «grand remplacement» démographique est régulièrement agitée par certains courants politiques. Que vous inspire ce discours?
Nous avons évoqué plus haut la natalité conçue comme une arme géopolitique, c’est-à-dire dans le cadre des rapports de force entre pays. La question du «grand remplacement» concerne plutôt la composition intérieure de la population d’un pays. Une immigration jeune est souvent présentée comme un remède au vieillissement de la population, notamment en Europe. Mais ce raisonnement omet la dimension culturelle de l’immigration. Pour écarter la critique du «grand remplacement» culturel, il faut certainement promouvoir la diversité des flux d’immigration à destination de chaque pays.
Enfin, au-delà des chiffres et des politiques publiques, que dit la baisse de la natalité de nos sociétés et de notre rapport à l’avenir ?
La baisse de la natalité découle de plusieurs tendances lourdes de nos sociétés. D’abord, le niveau d’éducation des femmes et leur accès à la contraception permet le contrôle des naissances. Ensuite, dans nos sociétés contemporaines, l’inquiétude face à l’avenir, tant individuel que collectif réduit le désir, voire le projet, d’enfant. Individuellement, ceci découle de l’incertitude liée à l’emploi, au niveau de vie et au logement, ainsi qu’à la question de la conciliation travail-maternité et du partage des tâches parentales pour les femmes. Collectivement, l’inquiétude liée au changement climatique, à la montée des régimes autoritaires et au retour de la guerre jusque sur le continent européen sont de nature à obscurcir l’horizon. Dans ce contexte d’incertitude, la tentation du repli individualiste et court-termiste conduit au retard des naissances, voire à l’infécondité. La baisse de la natalité ne dit rien de très positif sur nos sociétés. Nous avions montré avec mes collègues Andrew Clark et Sophie Cêtre que les gens heureux avaient des enfants.
(1) Enfanter. Natalité, démographie et politiques publiques, sous la direction de Claudia Senik, La Découverte, 224 p.
Bio express
1964
Naissance, à Paris.
1984
Entre à l’Ecole normale supérieure.
1993
Soutient sa thèse d’économie à l’EHESS, sur l’intégration des républiques ex-soviétiques dans le marché mondial.
1996
Devient professeur des universités.
2014
Publie L’Economie du bonheur (Seuil).
2016
Fonde l’Observatoire du bien-être du Centre pour la recherche économique et ses applications (Cepremap).
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