Faut-il arrêter d’enseigner le grec pour cause de misogynie ?
Aux Etats-Unis, l’université de Princeton n’impose plus le grec et le latin dans l’étude des lettres classiques. Ces études sont aujourd’hui menacées dans le monde universitaire car les textes grecs sont accusés de banaliser des comportements opprimants notamment à l’égard des femmes.
Viols banalisés, clichés misogynes: la mythologie grecque soulève de nombreux sourcils à sa première lecture. Des voix s’élèvent aujourd’hui pour bouder le patrimoine grec dans les universités, comme à l’université de Princeton. Ces textes aux fondements de la culture européenne sont au coeur d’un débat venant des Etats-Unis qui se rapproche de l’Europe.
« C’est important d’en parler aujourd’hui parce qu’on est à une époque où il y a des voix qui s’élèvent pour refuser ou du moins écarter le patrimoine grec, je crois que c’est une bonne idée d’examiner la question sans préjugé. On ne peut pas dire d’un bloc qu’elle est misogyne, c’est plus complexe que cela », défend Laurent Pernot, Professeur et Directeur de l’Institut de Grec à l’Université de Strasbourg.
« La première impression va dans le sens de cette misogynie parce que la civilisation grecque antique était une civilisation patriarcale, comme toutes les sociétés antiques où les hommes exerçaient le pouvoir et dirigeaient la société », poursuit-il.
« La mythologie porte la marque de son temps »
Il y a des exemples précis de ce patriarcat dans les textes d’Hésiode, auteur des Travaux et des Jours et de la Théogonie. « Héra, comme épouse de Zeus, et Athéna, fille de Zeus, sont soumises au pouvoir de Zeus. C’est le dieu masculin qui domine – même si elles ont quand même une puissance et une marge d’action. La mythologie porte la marque de son temps », révèle Laurent Pernot.
Héra était la reine de l’Olympe, femme et sœur de Zeus. Son rang dépassait celui de toutes les autres déesses grecques et de la plupart des autres dieux. Déesse du mariage, elle était l’une des déesses les plus respectées de la Grèce antique. Dans la mythologie, Héra a rejeté à plusieurs reprises les avances de Zeus et a refusé de l’épouser. Cependant, Zeus ne voulait rien entendre et viola Héra qui, honteuse, accepta finalement de l’épouser.
Zeus trompa Héra avec de nombreuses belles femmes et hommes mortels, et fut un meilleur père pour ses enfants illégitimes que pour ses enfants avec elle. La luxure de Zeus et la jalousie d’Héra furent à l’origine de nombreux problèmes. Alors qu’elle était censée représenter l’idéal divin d’un mariage et d’une famille heureux, Héra vivait le contraire.
La déesse n’a pas pu se venger des provocations de Zeus car elle était soumise par la hiérarchie divine et craignait le dieu tout puissant. Elle n’essaya qu’une fois de renverser Zeus avec l’aide d’autres dieux, mais le complot échoua. Pour se venger, Zeus tourmenta et terrifia tellement Héra qu’elle ne tenta plus jamais de le renverser.
Il suspendit Héra au ciel en mouvement et lui montra le chaos dans son horreur et le destin de l’abîme.
Elle n’avait pas le pouvoir d’échapper à ce lien, car leur mariage se devait d’être éternel, et dans la Grèce antique, seul l’homme pouvait décider d’un divorce. De plus, si Zeus et Héra divorçaient, elle aurait perdu son statut et son pouvoir de reine de l’Olympe.
« Zeus n’est pas pensable tout seul, il ne peut pas avoir un dieu masculin unique. Dans la mythologie grecque, il y a une société des dieux qui est très complexe, qui a plusieurs aspects et plusieurs générations. Héra reste la garante de toute une série d’activités humaines comme le mariage et la société, Zeus ne peut pas faire ça tout seul. Je pense qu’il faut parler de rapport entre les hommes et les femmes dans la mythologie. La mythologie met en scène les rapports entre les hommes et les femmes dans la société. Ce monde est régit par des figures féminines et des figures masculines. Et cela depuis le début : à l’origine du monde grec, il y a un couple fondamental, Ouranos et Gaïa qui donnent naissance à toutes les figures divines », nuance Laurent Pernot.
Pandore : la femme à l’origine de tous les maux
Après une guerre sans merci contre les Titans, les Dieux de l’Olympe se sont ennuyés rapidement. La guerre était enfin finie et ils pouvaient à présent vivre en paix, mais le temps leur a vite semblé long. Zeus, en dieu suprême, confie alors à Prométhée, fils d’un Titan, la création des hommes. Ce dernier vole le feu aux dieux et le donne aux hommes, leur offrant une connaissance essentielle pour se forger eux-mêmes des protections. Les dieux ne sont pas enchantés et pour le punir, ils l’enchaînent à un rocher où un aigle vient lui dévorer le foie le jour qui repousse la nuit.
Pour punir les hommes, les dieux décident alors d’inventer la femme. Et pas n’importe laquelle.
Héphaïstos, dieu artisan, modèle un corps avec de la glaise et de l’eau, puis la déesse Athéna l’orne de parure délicate : une robe blanche, des colliers d’or, un voile brodé, une couronne scintillante. Les dieux la dotent de la séduction, la beauté et le charme. Mais sous cette beauté ineffable se cache de nombreux maux invisibles : Pandore est belle à l’extérieur et imparfaite à l’intérieur. Après avoir été donnée en mariage au frère d’Epiméthée, Pandore reçoit une boite qu’il lui est défendu d’ouvrir.
Le premier geste de Pandore va sceller le sort de l’humanité.
Pandore, gagnée par sa curiosité, cède à la tentation et soulève le couvercle de cette boite, libérant toute la misère et la souffrance sur l’humanité. Comme l’Eve biblique, qui, séduite par le serpent sur l’arbre de la connaissance, succombe à ce qui était interdit et est accusée du péché originel, Pandore ne peut s’empêcher d’ouvrir cette boîte qui contient tous les maux de la terre : peine, douleur, fatigue, maladie, famine, malheur. Effrayée, elle referme précipitamment la boite, mais il est trop tard. Seul l’espoir demeure au fond du récipient.
Les maux libérés par Pandore se répandent alors insidieusement sur la terre. Les hommes ne connaitront désormais que l’instabilité. L’homme devra obligatoirement travailler la terre, produire, semer, récolter pour se nourrir. Et pour ne pas s’éteindre, il devra épouser une femme, qui pourra lui donner une descendance.
La boîte de Pandore, c’est l’explication des hommes à la cause de leurs maux, arrivés selon eux par la femme. En présentant l’origine des femmes de cette manière, la fausse idée selon laquelle la faiblesse et la tentation sont des traits par définition féminins peut persister.
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Pour Laurent Pernot, le cas de Pandore est un « cas tout à fait éclatant, un des cas les plus misogynes puisque Pandore en tant que femme créée par les dieux est belle mais pleine de ruse et va devenir la cause de tous les malheurs de l’humanité. Il ne faut pas le cacher et évidemment la mythologie est issue d’une société qui n’était pas du tout comme la nôtre et n’avait pas du tout les mêmes valeurs que la nôtre. »
Zeus, le serial violeur à jamais impuni
Dans la mythologie grecque, Zeus, maître des dieux, commet de nombreux viols. Mais très souvent, ces viols sont tus ou bien rapidement évoqués. Il use quasiment à chaque fois de ruses pour abuser des femmes et des hommes. Il se métamorphose par exemple en un taureau blanc pour approcher la toute jeune princesse Europe, alors qu’elle se promène le long du rivage de Tyr. Lentement, il s’approche d’elle. Europe se met à le caresser et joue avec le taureau en lui mettant des fleurs dans la bouche et autour des cornes. Quand la jeune fille lui grimpe sur le dos, Zeus l’entraîne de force en Crète où il la viole, dans un bois.
« On peut dire que c’est un rapt mais il y a eu des analyses de cet épisode disant que c’était une sorte de rituel de mariage. Il y a des sociétés où le rituel de mariage comportait un rapt simulé. Le nouvel époux fait semblant d’enlever son épouse. Ce n’est pas forcément un rapt véritable. C’est peut être une représentation avec certains usages anthropologiques », hypothétise Laurent Pernot.
Zeus vit en tout cas en toute impunité. Personne n’ose se confronter à lui. Il est donc représenté comme un homme puissant, incapable de contrôler ses pulsions.
L’enlèvement d’Hélène, responsable de la guerre de Troie
Dans mythologie, Hélène, désignée par Aphrodite comme la femme la plus belle du monde, se fait enlever par Pâris, alors qu’elle était mariée au roi de Sparte Mélénas. Cet enlèvement va déclencher une guerre bien connue qui durera 10 ans, la guerre de Troie.
Le personnage d’Hélène alimente l’idée que la femme est dangereuse, car, par sa beauté, elle provoque des drames, puisqu’elle est au cœur d’une guerre entre deux hommes en rivalité.
Pour Laurent Pernot, l’histoire d’Hélène suscite une discussion sur la guerre : « Toute une partie de la mythologie nous est transmise par la tragédie qui met en scène différentes personnes et différents points de vue sur une même action. La mythologie est une mise en scène de la discussion. Des penseurs comme Gorgias ou Hérodote ont pris la défense d’Hélène et affirmé qu’au fond qu’elle n’était pas responsable de la guerre car elle avait été entraînée de force. »
« La mythologie grecque n’est pas un dogme »
Pour l’helléniste, il est fondamental de défendre le patrimoine latin et grec contre l’idée de la censure : « L’erreur de la cancel culture c’est de dire : le latin et le grec sont des modèles et ils ne nous conviennent pas aujourd’hui donc on les élimine. Si on raisonne de cette façon, on élimine toute l’histoire de la société. Il ne faut pas être simpliste« , regrette Laurent Pernot. Ces mythes n’auraient pas la vocation d’être des exemples mais plutôt des tragédies qui suscitent la discussion : « c’est une manière de poser les problèmes de la condition humaine et de la société », reformule encore Laurent Pernot.
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« La mythologie grecque n’est pas un dogme. Les grecs ne reçoivent pas ces histoires comme étant des histoires figées auxquelles il faut croire et qu’il faut répéter. La mythologie n’est pas un langage théologique, c’est une réflexion », poursuit-il.
Les hellénistes d’Europe sentent le danger arriver et cherchent dès lors à se défendre et plutôt que de bouder cette culture, réfléchissent à fournir les bonnes clés de lecture, pour remettre les choses dans leur contexte. « Le contexte c’est la culture qui le permet, si les enfants reçoivent un enseignement historique de base à l’école, ils comprendront très bien. Avec un peu de culture historique on comprend ces choses-là », estime-t-il.
Emily Degrande
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