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Un bachelier pour régler la crise dans les crèches: « On forme des directeurs mais qui va garder les enfants? »(entretien)

Ludivine Ponciau
Ludivine Ponciau Journaliste au Vif

Les écoles supérieures francophones inaugurent un bachelier pour mieux professionnaliser le secteur.  Pour la Fédération des milieux d’accueil de la petite enfance (Femape), la réforme est trop brutale. Elle aggrave la pénurie d’accueillants et asphyxie les crèches privées. Delphine Binet, responsable « crèches en Wallonie ».

Les crèches, qui peinent déjà à engager, ne voient pas d’un bon œil les nouvelles règles imposées au secteur.

Professionnaliser davantage l’accueil de la petite enfance, c’est aller dans la bonne direction?

On a plutôt le sentiment qu’on va droit dans le mur. Cette initiative ne tient pas du tout compte de la réalité du terrain et du travail accompli dans les crèches. Auparavant, plusieurs types de formation pouvaient conduire une personne à travailler en crèche. Avec la réforme, nous avons gardé les puéricultrices formées dans le professionnel, mais nous avons perdu une partie des accueillantes d’enfants et les auxiliaires de l’enfance, celles qui ne possédaient pas leur CESS (NDLR: pour travailler en crèche, il faut désormais un CESS, en plus de la formation professionnalisante)… On pouvait également travailler avec des éducatrices Bac+3, des sages-femmes, des psychomotriciennes, des institutrices maternelles ou des aspirantes en nursing au sein de l’équipe d’encadrement des enfants: tout un panel de métiers qui ont trait à la petite enfance mais avec des approches et des visions différentes. Cela fait tout de même cinq titres d’études dont nous sommes privés.

Aujourd’hui, quand nous organisons un recrutement, nous sommes obligés de rejeter les trois quarts des demandes parce que les diplômes ne conviennent pas. Quand on met un nouveau système en place, mieux vaut attendre un certain délai avant de supprimer le précédent, sinon on crée un vide. Autre gros problème de la réforme: la suppression brutale de la formation en deux ans, à l’IFAPME, de directrice de maison d’enfants (NDLR: pour diriger une crèche, un baccalauréat en psychologie, en sciences sociales ou en soins infirmiers est dorénavant exigé). La mesure a d’énormes répercussions étant donné que nous manquons cruellement de personnel et que cette formation de deux ans prévoyait un jour d’école et quatre jours d’apprentissage en entreprise.

Delphine Binet «Cette initiative ne tient pas du tout compte de la réalité du terrain.

Mais le personnel qui, à l’avenir, sera titulaire d’un Bac+3 sera mieux formé…

Que le personnel soit plus qualifié qu’avant est évidemment une bonne chose mais il faut évaluer toutes les implications. Or, on est dans une optique où on veut une formation de haut niveau pour le personnel des directions. Mais qui gardera les enfants si on manque de personnel «de base» dans les crèches? Dans l’ensemble des provinces wallonnes, toutes les crèches rencontrent des problèmes de recrutement, au point que certaines ferment ou réduisent leur capacité. C’est un énorme problème, qui n’est pas suffisamment pris en compte. Nous avons effectué un recensement et il apparaît que, depuis la réforme, 210 milieux d’accueil ont fermé, ce qui représente 2 188 familles touchées. On considère que ces chiffres sont sous-estimés de plus ou moins 30%. Au total, ce sont 2 844 places perdues depuis avril 2020.

Delphine Binet

En principe, ces «superaccueillants» devront aussi être mieux rémunérés. Les crèches indépendantes auront-elles les moyens de les engager?

Le métier que seront amenés à exercer ces futurs Bac+3 est assez lourd au quotidien et très peu valorisé. Je connais peu de diplômés ne prétendant pas à un minimum d’exigences salariales au regard du nombre d’années d’études qu’ils ont suivies. Or, les crèches sont quasiment toutes déficitaires. On peine déjà à rémunérer notre personnel, de simples puéricultrices détentrices d’un diplôme de 7e professionnel… Quant aux directions, beaucoup se paient à la petite semaine. C’est un problème structurel majeur qui existe depuis des années. En tant que directrice de crèche indépendante, j’ai commencé il y a deux ans et demi et je parviens à me payer une fois par trimestre. Je ne vois absolument pas comment on pourra rémunérer quelqu’un qui détient un diplôme de bachelier.

Il aurait été plus adéquat de garder les formations qualifiantes existant dans le secteur de la petite enfance, comme ce diplôme de directrice de maison d’enfants obtenu en deux ans, et de les professionnaliser davantage, en ajoutant par exemple une troisième année avec davantage de cours de management, de psychologie de l’enfant, etc. S’occuper de jeunes enfants est une compétence qui s’acquiert avant tout en effectuant des stages. Avec ce bachelier, on craint que la formation soit nettement plus théorique et nous apporte davantage de personnel «de bureau» que de terrain.

Autre grand bouleversement apporté par la réforme: les milieux d’accueil collectifs devront compter au moins quatorze enfants, puis grandiront par multiple de sept. Et les implantations privées devront se constituer en asbl. La Femape a introduit un recours au Conseil d’Etat contre ces mesures mais n’a pas obtenu gain de cause…

Nous voulions que les crèches puissent continuer à choisir leur forme juridique. Anciennement, elles pouvaient être ouvertes sous n’importe quel statut: en personne physique comme indépendant, en asbl, en société. Avec la réforme, seules deux formes juridiques sont acceptées par l’ONE: l’asbl et la société coopérative à finalité sociale.

Cette règle vaut tant pour les nouvelles structures que pour celles qui sont déjà en place. Ce qui est une hérésie totale: on ne peut pas changer le statut d’une société en un claquement de doigts. Ce n’est pas du tout la même manière de gérer les choses. Les implications, notamment financières, sont énormes. En ce qui concerne la règle des quatorze enfants, ce sont surtout les petites crèches de village qui souffriront. Plusieurs ont déjà mis la clé sous le paillasson pour cette raison.

Quand vous exposez la situation auprès de l’ONE, quelle réponse recevez-vous?

Jusqu’il y a peu, on nous répondait qu’on en faisait de trop, qu’on exagérait. A présent, on entend le discours inverse et on constate que des mesures d’urgence commencent à être prises. C’est dommage que nous n’ayons pas été entendus plus tôt. Aujourd’hui, nous avons des contacts réguliers avec l’ONE concernant nos revendications. Petit à petit, les choses sont en train de bouger, mais ça prend énormément de temps. Or, de nombreux travailleurs du secteur sont en train de quitter la profession, dégoûtés.

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