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Les enfants boomerang, ou quand retourner vivre chez ses parents devient normal: «Je rentre chez moi»
Le phénomène des «enfants boomerang», en augmentation, reflète une transformation des normes du passage à l’âge adulte. Ce retour au bercail de jeunes adultes redéfinit aussi le rapport parent-enfant. Quatre profils majeurs existent, avec, en commun, une logique d’expérimentation toujours plus prégnante au moment d’entrer dans la vie active.
Ils ont quitté le nid familial et ont déployé leurs ailes dans la vie active. Pourtant, après avoir atteint une certaine altitude d’autonomie, ils basculent et gravitent à nouveau vers le foyer parental. Ce ne sont pas les Tanguy qui, eux, ne l’ont jamais quitté, mais les «enfants boomerang», à l’envie d’indépendance mais qui, pour diverses raisons, décident de (re)frapper à la porte du bercail familial.
Le boomerang kid ne sort pas de nulle part, il s’inscrit dans un contexte plus global de transformation des tendances démographiques et des normes sociales. La transition vers l’âge adulte standardisée (acheter une maison, se marier, avoir des enfants) n’est plus la seule norme dominante. Les trajectoires de vie deviennent plus variées, influencées par des facteurs économiques et sociaux. Et le mouvement du «demi-tour toute», s’il était déjà évoqué dans les années 2000, a aujourd’hui pris une ampleur considérable chez les nouvelles générations.
Enfants boomerang: les chiffres en Belgique
Selon une étude réalisée au Royaume-Uni, deux tiers des adultes sans enfant âgés de 20 à 34 ans vivent encore chez leurs parents ou y sont retournés.
En Belgique, 20% des personnes nées en 1975 sont retournées au moins une fois vivre chez leurs parents entre 18 et 45 ans, chiffre Alice Rees, chercheuse en démographie à l’UCLouvain: «Vingt-cinq pour cent d’entre elles ont divorcé durant la période, principalement des femmes.» La tendance connaît même des retours plus longs. Par exemple, jusqu’à 19% de la génération née entre 1990 et 1995 est retournée vivre chez ses parents au minimum deux années consécutives, recense également l’experte. Quant aux générations les plus jeunes, les chiffres sont encore peu pertinents, mais tout porte à croire que la tendance se renforce.
En France, chez les moins de 40 ans, et particulièrement les 18-30 ans, le mouvement boomerang est saillant. «Dans 50% des cas, les retours durent moins d’un an», quantifie Sandra Gaviria, professeure de sociologie à l’université Le Havre Normandie et autrice de Revenir en famille, devenir adulte autrement (éditions Le Bord de l’eau, 2020). «Dans 24% des situations, les retours oscillent entre un et trois ans», ajoute-t-elle.
«Dans 50% des cas, les retours durent moins d’un an.»
Sandra Gaviria
Sociologue (université Le Havre Normandie).
Les jeunes n’ont plus honte de repasser par la case départ. Ou, en tout cas, moins que par le passé. A l’inverse des Tanguy, les «boomerang» sont davantage considérés comme des victimes du système, et non plus comme des jeunes ayant du mal à couper le cordon.
En Belgique, la tendance boomerang se trouve dans la moyenne. Les pays nordiques ou d’Europe centrale connaissent un pourcentage inférieur, au contraire des pays du sud de l’Europe, où l’unité familiale a un poids plus important. «Les foyers intergénérationnels sont plus courants en Espagne ou en Italie», remarque Alice Rees.
Enfants boomerang: quatre profils
Résumer l’enfant boomerang à un profil unique serait réducteur. Plusieurs raisons peuvent en effet expliquer le retour de jeunes adultes chez leurs parents. Et la notion de retour diffère également selon la manière dont l’enfant est parti la première fois.
La sociologue Emmanuelle Maunaye, maîtresse de conférences à l’université de Rennes, épingle quatre formes de retour.
1. Le profil de repli (re)dépose ses bagages à la maison familiale avec des problèmes économiques, de rupture amoureuse, ou des difficultés à se maintenir dans un logement pour des raisons financières ou psychologiques. «Ce premier type concerne des personnes issues d’un milieu plutôt populaire, dont l’idée était de partir de manière définitive, mais qui sont ensuite confrontées brutalement à des situations qu’ils ne peuvent pas dominer.» Retourner vivre chez ses parents est alors perçu comme une forme d’échec, et la réinstallation n’est que partielle, pas entièrement assumée.
2. Le profil pendulaire concerne les jeunes étudiants, pour qui les retours fréquents font partie intégrante des études supérieures, souvent situées dans une ville universitaire éloignée de la maison familiale. Dans cette situation, la chambre de l’enfant reste souvent intacte, car le départ se fait sur courant alternatif. La fin des études marque parfois un retour temporaire chez les parents, le temps de trouver de l’emploi, réaliser une année de césure, ou de chercher une autre orientation. «Le retour fait ici partie d’une étape, et les parents jouent ce rôle de base arrière dans la construction de l’autonomie.» Ces profils ont d’ailleurs tendance à dire «je rentre chez moi» sans aucun sentiment de honte.
«Dans certains cas, le retour chez les parents est synonyme de rebond et n’est pas perçu comme un échec.»
Emmanuelle Maunaye
Sociologue (Université de Rennes)
3. Le profil de tremplin représente des jeunes pour qui le retour sert de rebond. Il est semblable au profil de repli, à la différence que l’idée du retour chez les parents n’est pas un échec, mais plus une manière de se refaire, de reconstruire un projet de vie. «Les parents jouent ici un rôle de soutien financier.»
Dans ces trois premiers profils, la famille sert de filet de sécurité, de lien de solidarité qui permet un retour avec plus ou moins d’envie. «En revanche, pour les enfants, revivre avec des adultes n’est pas toujours une chose facile», ajoute Emmanuelle Maunaye.
4. Le profil par défaut, le plus tumultueux, est teinté de mauvaises relations familiales. «L’enfant se voit ici obligé d’envisager un retour chez ses parents, faute d’autres solutions. La famille n’est plus un filet de sécurité, mais une espèce de lieu instable où la violence peut ressurgir. Le retour se fait en dernier recours pour ne pas finir à la rue.»
La sociologue Sandra Gaviria ajoute que «les jeunes femmes victimes de violences conjugales peuvent aussi s’inscrire dans le phénomène boomerang.» D’autres ont du mal à vivre seules, ou quittent leur emploi plus radicalement. «Aujourd’hui, les jeunes femmes peuvent se questionner davantage sur leur parcours par rapport aux générations précédentes», remarque-t-elle.
Parents et enfants boomerang: un statut à renégocier
Pour l’ensemble de ces profils, les spécialistes notent à quel point il est intrigant d’observer comment se renégocient les échanges et les habitudes parents-enfants boomerang. Ainsi, certains parents se plaindront du comportement de leurs enfants de retour, les qualifiant parfois d’«adoleschiants». A l’inverse, d’autres enfants tenteront de minimiser l’impact de leur come-back, en participant aux courses ou aux tâches ménagères. «Pour les enfants, une participation active est aussi une manière d’atténuer le sentiment de dépendance aux parents et la sensation d’être retourné à une place d’enfant», note Emmanuelle Maunaye.
En revanche, la participation totale des enfants boomerang aux frais du foyer reste rare, note Sandra Gaviria. «Elle dépend de la situation économique des parents. Mais il est clair que les boomerang ne se comportent plus comme les enfants qu’ils étaient avant leur premier départ. Ils seront par exemple plus discrets sur leur vie intime.»
«Des facteurs au sein même de la famille peuvent influer sur la probabilité de retour.»
Alice Rees
Chercheuse en démographie (UCLouvain).
Pour les parents, le retour provoque parfois de nouvelles tensions ou des contraintes économiques. «Dans certains foyers, les rôles vont se redéfinir. C’est une façon moins traditionnelle de voir le traitement de l’enfant, mais elle devient de plus en plus une réalité au sein des familles», estime la démographe Alice Rees. Ici, tout l’enjeu réside donc dans la négociation d’un nouveau statut, différent de celui de l’enfant classique, plus proche d’un rapport d’adulte à adulte. Avec, en face, des parents qui gardent une forme d’autorité sur le territoire familial.
«Des facteurs au sein même de la famille peuvent influer sur la probabilité de retour, remarque encore Alice Rees. Les personnes qui ont une structure familiale moins traditionnelle –recomposée–, ou un écart d’âge important entre frères et sœurs réduisent les chances de revenir au foyer parental.»
La logique d’expérimentation
Une chose est sûre, la jeune génération –confrontée à la rugosité du marché du logement ou à la précarité du marché de l’emploi– voit sa décohabitation se complexifier. «Outre les raisons économiques, les manières d’expérimenter la transition vers l’âge adulte ont changé par rapport aux trajectoires linéaires des anciennes générations. Aujourd’hui, la logique d’expérimentation est davantage acceptée», relève Emmanuelle Maunaye.
«Depuis le Covid, la transition démographique et le passage à l’âge adulte ont été complètement bouleversés.»
Alice Rees
Chercheuse en démographie (UCLouvain).
La génération boomerang apparaît donc comme un reflet des nouvelles manières de passer à la vie adulte. Le succès grandissant de la colocation pour adultes, par exemple, montre que les façons de vivre ou d’habiter questionnent désormais pleinement les normes établies.
Au point que les plus jeunes générations pourraient encore développer d’autres modèles de départ du foyer familial. «Depuis le Covid, la transition démographique et le passage à l’âge adulte ont été complètement bouleversés, observe Alice Rees. Chez les jeunes générations, on observe un effet retard sur chaque événement de la vie: on part de chez ses parents plus tard, on fait des études plus tard, on fait des enfants plus tard –voire pas.» Ce décalage du passage à l’âge adulte influe d’ores et déjà sur les générations futures et les mentalités qui y sont liées. «La réflexion sur soi et la recherche d’un équilibre privé sont des envies croissantes chez les jeunes», complète Sandra Gaviria.
Le phénomène boomerang mute parfois en cours de vol. Et pour certains, le point de chute chez les parents se transforme en base au long cours. «En Belgique, bon nombre de personnes revenues à 40 ans chez leurs parents sont restées au-delà de leur 45 ans, souligne enfin Alice Rees. La santé des parents peut alors devenir un facteur de prolongement, où l’enfant boomerang prend désormais un rôle de protecteur.» La rotation, encore une fois.
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