Enfant surprotégé: ces parents qui en font trop
L’anxiété, la pression sociale et les injonctions à l’éducation peuvent mener des pères et des mères à couver leur enfant de façon excessive. Un type de parentalité qui n’est pas sans conséquences pour le développement et l’équilibre.
Ils sont sur tous les fronts, ont tout anticipé, tout planifié. Ils nous font culpabiliser ou, au contraire, nous agacent – surtout quand on se reconnaît un peu en eux. On les appelle les parents hélicoptères, parents drones, parents tondeuses, parents curling ou, tout simplement, parents surprotecteurs. Plus que de simples mamans ou papas poules, ils gomment les risques, balaient les obstacles, arrangent les bidons. Gravitant sans arrêt autour de leur progéniture, ils se tiennent prêt à intervenir à la moindre contrariété, la moindre frustration, le moindre bobo.
Ils ne sont ni plus ni moins aimants que d’autres, ni plus ni moins aptes à éduquer. Leur attitude excessive est d’ailleurs guidée par la volonté de bien faire mais elle n’est pas sans conséquences, pour eux comme pour leur progéniture.
«Ce sont des parents qui ont absolument besoin de tout garder sous contrôle, décrit le psycho- pédagogue Bruno Humbeeck (UMons), de savoir en permanence où se trouvent leurs enfants, et avec qui. Ils envisagent une parentalité parfaite dans un monde parfait avec des enfants parfaits. Paradoxalement, ils attendent aussi d’eux qu’ils se montrent autonomes, sans toutefois leur en donner la possibilité. C’est comme s’ils disaient: prends ton envol mais reste sous mes yeux.»
Aucune étude à grande échelle ne permet d’objectiver le phénomène. D’autant que certains parents présentent des attitudes surprotectrices constantes et très marquées, là où d’autres ne déclenchent ce mécanisme que dans des contextes ou des domaines particuliers. Mais les professionnels de l’éducation et de la famille que nous avons rencontrés sont unanimes: les parents hélicoptères sont de plus en plus nombreux. La question est de savoir pourquoi.
Stijn Van Petegem est membre de la faculté des sciences psychologiques et de l’éducation de l’ULB. Dans le cadre du projet européen «SafeSorry», il tente de déterminer si certains facteurs sociétaux, culturels, économiques et historiques peuvent influencer la manière dont nous éduquons nos enfants aujourd’hui.
«On parle de surprotection lorsque l’attitude d’un parent n’est pas adaptée au développement mental de son enfant. Un exemple tout simple permet de se figurer de quoi on parle: ne pas laisser son enfant de 5 ans sortir seul en rue, c’est de la protection. A 17 ans, c’est de la surprotection. Les recherches montrent que les effets de cette parentalité sont plutôt négatifs, surtout lors de la transition vers l’âge adulte. On parle de difficultés émotionnelles ou psychosociales qui empêchent de faire face à des situations compliquées ou stressantes, ou de gérer ses sentiments négatifs.»
Négociable ou pas
Auparavant, le chercheur de l’ULB avait déjà travaillé sur un autre aspect de l’éducation: la manière dont les parents transmettent ou communiquent les règles à suivre. Avec ses collègues, ils ont cherché à comprendre à quel point l’instauration d’un cadre et les interdictions peuvent avoir un impact positif sur l’enfant au moment de cette transition de vers l’âge adulte. Certaines évidences sont apparues.
«D’un côté, on peut affirmer que nous avons besoin de règles pour vivre en société mais d’un autre, on constate que ces interdits créent des fruits défendus très alléchants pour les adolescents. Pourtant, au cours de notre étude, nous avons observé que ce n’est pas l’interdiction en tant que telle qui détermine l’adhésion ou non de l’enfant à une règle mais ce sur quoi elle porte.»
Les interdits qui touchent le domaine personnel comme le choix des vêtements, d’une coupe de cheveux, des amis ou le contenu des messages sur les réseaux sociaux sont souvent considérés comme illégitimes ou intrusifs. Ce qui rend leur transgression plus probable. A contrario, les règles relatives à la morale et au respect de l’autre sont plus facilement acceptées. «Partant de ce constat, poursuit le chercheur, nous nous sommes intéressés à deux types de communication: celle au travers de laquelle on impose des règles sans prendre en considération le point de vue de l’enfant ou de l’adolescent, parfois en l’humiliant ou en utilisant le chantage émotionnel. Ce genre de communication incite davantage à transgresser les règles. Celle qui semble plus bénéfique consiste à soutenir l’enfant dans le développement de son autonomie en étant à son écoute et en faisant preuve d’empathie. Mais sans pour autant adopter une attitude permissive.»
Paradoxalement, ils attendent de leurs enfants qu’ils se montrent autonomes, sans toutefois leur en donner la possibilité.
L’ autorité parentale, c’est bien de cela qu’il s’agit. Une notion qui, à l’heure de l’avènement de la pédagogie positive et du développement personnel, sonne comme un archaïsme. Rares sont les spécialistes qui oseraient encore faire l’éloge d’une éducation traditionnelle basée exclusivement sur l’autorité des parents, voire du père, où la parole de l’enfant ne serait pas prise en compte. Et c’est heureux! Mais certains pédagogues invitent à réfléchir sur la place du parent et de l’enfant dans un monde où les repères éducationnels sont moins marqués ou, au contraire, si multiples – et parfois même contradictoires – qu’ils n’indiquent plus la marche à suivre. Une confusion que les courants comme la pédagogie et l’éducation positives, lorsqu’ils sont mal compris ou poussés à l’extrême, peuvent entretenir. Le foisonnement de la littérature et la prétention qu’ ont certains auteurs de détenir les clés d’une éducation bienveillante en cinq points et dix leçons renforcent l’idée que puisque tout est là, dit, écrit, accessible, les parents n’ont aucune excuse pour ne pas être à la hauteur.
«L’ excès nuit en tout, rappelle Emmanuel De Becker, psychiatre infanto-juvénile et responsable de SOS enfants aux Cliniques universitaires Saint-Luc, à Bruxelles. L’ important, lorsqu’on est parent, c’est d’être présent, d’accompagner l’enfant en assumant le fait qu’on n’a pas toutes les réponses à ses questions et qu’on ne peut pas le combler totalement. Le rôle du parent est aussi d’aider l’enfant à intégrer la notion de limite. L’une des caractéristiques des parents surprotecteurs, c’est qu’ils pensent pouvoir passer outre ces limites pour que l’enfant puisse tout avoir. Or, tôt ou tard, celui-ci sera confronté à la frustration. Il devra comprendre qu’il existe une part de rêve et de réalité.»
Les effets de cette parentalité sont plutôt négatifs, surtout lors de la transition vers l’âge adulte.
Parents gâteaux, grands-parents éducateurs
Psychosociologue, cofondateur du Grape (Groupe de recherche et d’action petite enfance) et membre de la Commission européenne «Famille-Enfance-Education», Jean Epstein observe de multiples mutations au sein de la famille moderne. Il a côtoyé Françoise Dolto, dont il a retenu cette maxime: «Aimer son enfant, c’est savoir lui dire oui et savoir lui dire non.»
«Dans la foulée de Dolto, d’autres, dans les années 1990, ont commencé à dire que l’enfant est une personne très importante, qui comprend beaucoup de choses. Ce qui est évidemment vrai. Mais on assiste depuis à quelques dérives, comme le fait de dire que tout se joue avant 3 ans ou qu’un enfant doit être capable de maîtriser la lecture à tel âge. Alors que la vie nous offre des sessions de rattrapage. Plus globalement, on remarque un changement de statut de l’enfant, qui est devenu porteur de projet: il est forcément voué à la réussite et n’a pas droit à l’erreur. Dans certains cas, cela donne des enfants rois ou des enfants tyrans qui se comportent comme des chefs de famille, dans d’autres des enfants confidents ou qui rentrent parfaitement dans le moule. A force de désigner un enfant comme ceci ou comme cela, il aura lui-même tendance à se comporter conformément à l’étiquette qu’on lui a attribuée.»
Cette confusion des rôles, décrit Jean Epstein, ne se limite pas à la relation parent-enfant. Elle touche toute la famille. «Sociologiquement, depuis une vingtaine d’années, on observe une inversion des rôles entre les parents et les grands-parents. L’ autorité des pères tend à disparaître car une partie d’entre eux confond assumer le rôle de père et devenir le copain de jeu de leurs enfants. Par conséquent, ils n’osent plus vraiment interdire. Avant, les parents représentaient l’autorité et les grands-parents étaient ceux qui gâtaient leurs petits-enfants. Aujourd’hui, on voit de plus en plus de cas de figure où ce sont les grands-parents qui établissent les règles tandis que les parents s’évertuent à être les copains de leurs enfants.»
On remarque un changement de statut de l’enfant, qui est devenu porteur de projet: il est forcément voué à la réussite et n’a pas droit à l’erreur.
Si les enfants sont devenus des projets de vie, complète Bruno Humbeeck, c’est parce qu’ils ont été convoqués à naître. «Ils ne sont plus, comme jadis, des heureux événements ou des accidents, puisque nous disposons de moyens de contraception et de procréation assistée. C’est la raison pour laquelle les parents se sentent terriblement responsables de la naissance de leur enfant, ce qui peut provoquer de la souffrance chez l’un comme chez l’autre et engendrer un tas de questionnements.»
Une pression que ressentiraient davantage les mères que les pères. Une étude de grande envergure dirigée par Stijn Van Petegem montre que 28% des adolescents, filles comme garçons, perçoivent leur mère comme ayant des tendances surprotectrices. Seuls 11% ont une impression analogue concernant leur père. Il est également apparu que les parents interrogés dans l’étude se considéraient généralement comme moins surprotecteurs que ce que les adolescents ont pu indiquer. Ce qui est problématique, évalue le chercheur, car plus l’écart est grand, plus les ados risquent de rencontrer des difficultés psychosociales. En réaction à la protection inadéquate des parents, les enfants surprotégés présenteraient par ailleurs davantage de symptômes somatiques (maux de ventre, migraine…), anxieux et dépressifs.
Insta, Snapchat, Tiktok: les nouveaux dangers
Outre le fonctionnement du parent (plus ou moins inquiet) et la nature ou le comportement de l’enfant (s’il a des problèmes de santé, par exemple), l’étude met en évidence l’influence de la pression sociétale.
«Nous vivons dans un monde particulièrement anxiogène, dans lequel la crainte qu’il arrive quelque chose à l’enfant est très présente, décrit Emmanuel De Becker. A côté de cela, il est évident que quand on devient parent, on n’est plus jamais tranquille. Il y aura toujours une attention, une crainte, une petite ou une grande angoisse par rapport à ce qui peut lui arriver. Pour éviter cela, on cherche à tout contrôler ; ainsi, certains parents se retrouvent en connexion permanente avec leurs enfants.»
Il est vrai que l’accélération de l’évolution de la société a fait jaillir de nouveaux risques. Etre jeune en 2022 n’est sans doute pas plus dangereux qu’il y a dix, vingt ou trente ans, mais les menaces sont de nature différente. Les grands monstres cachés dans le placard qui font frémir les parents, ce sont les réseaux sociaux. Ces dernières années, nombre de campagnes de prévention ont mis l’accent sur les effets néfastes des écrans pour le développement de l’enfant (retard de langage, problèmes oculaires, agressivité) et les risques en cas de non-contrôle parental (harcèlement, obsession du paraître, appauvrissement des relations, etc.). Des campagnes bien nécessaires mais qui ont pu accentuer l’anxiété ou le sentiment de culpabilité de certains parents, tiraillés entre l’envie légitime de souffler un peu en passant le relais à un youtubeur et celle de ne rien céder.
Ce n’est pas l’interdiction en tant que telle qui détermine l’adhésion ou non de l’enfant à une règle mais ce sur quoi elle porte.
«Les discours binaires ou culpabilisants ne tiennent pas la route, relativise Bruno Humbeeck. Aucune recherche sérieuse ne livre une position tranchée sur la question des écrans. Tout dépend du contexte et de si on accompagne ou non l’enfant dans cette activité. Donner la tablette à un enfant parce qu’on a envie d’être un peu tranquille n’est pas un problème en soi. A condition, bien sûr, que ça ne devienne pas systématique.»
Le Web n’est pas un espace plus piégeux qu’un autre, le rejoint Emmanuel De Becker. «Le harcèlement, la violence et les conflits font partie de la vie, avec ou sans écrans. Tout comme les inter- actions humaines sont chargées à la fois de bienveillance et de malveillance. La haine a toujours été présente dans nos relations, comme la rivalité, la volonté d’être le premier, de vouloir la meilleure place. La question n’est pas “comment j’évite les conflits” mais “qu’est-ce que je fais face à la haine?”» Jean Epstein, lui, met en garde contre le fait que les enfants qui n’ont pas appris à gérer les conflits par eux-mêmes sont plus susceptibles de devenir des souffre-douleur ou des victimes de cyber- harcèlement. «Lorsqu’ils sont visés par des attaques sur les réseaux sociaux, ils se retrouvent submergés et se sentent coupables.»
L’ autre peur qui tenaille les parents hélicoptères, c’est celle de l’échec. Le leur, en tant qu’éducateurs, et celui de leur enfant. Directrice de l’Institut Notre-Dame à Anderlecht et forte d’une expérience de plus de trente ans dans le milieu de l’éducation, Christine Toumpsin s’inquiète des attitudes surprotectrices d’un nombre croissant de parents. «On voit arriver des enfants en poussette ou avec une tétine en bouche en première primaire. Des parents refusent de mettre leurs petits à l’école parce qu’ils ont toussé deux fois ou parce qu’ils sont fatigués, alors qu’ils ont joué sur leur tablette jusqu’à 22 heures. Ma politique, c’est de laisser l’enseignante discuter avec les parents pour instaurer la confiance et ne pas perdre le contact avec eux. S’il n’y a pas d’amélioration, alors j’interviens.» Ce qui inquiète surtout la directrice, ce sont les conséquences de la surprotection sur les enfants qu’elle côtoie: timidité, difficulté à s’ouvrir aux autres, ou au contraire crises de colère quand on leur dit «non». «Ils ne supportent plus la frustration et deviennent agressifs. Or, dans notre société, nous sommes frustrés en permanence», déplore-t-elle.
Lorsqu’ils sont visés par des attaques sur les réseaux sociaux, ceux qui n’ont pas appris à gérer les conflits par eux-mêmes se retrouvent submergés.
Succès garanti
Christine Toumpsin s’alarme aussi du surinvestissement dans la réussite scolaire. «Les parents s’imaginent qu’en mettant la pression très tôt sur leurs enfants, tout ira bien. Or, c’est l’inverse qui se produit: ils sont dégoûtés ou ont peur de rentrer chez eux avec des notes jugées insuffisantes. Ces parents veulent le bien de leurs enfants mais ne se rendent pas compte qu’ils sont dans l’excès.»
Le spectre du déclassement apparaît également dans les résultats des recherches de Stijn Van Petegem. L’ engagement et l’implication que la société attend aujourd’hui des parents les poussent à investir énormément de temps, d’argent et d’énergie dans l’éducation de leurs enfants afin d’assurer au mieux leur futur, au détriment parfois de leurs propres besoins.
«Ce type de dysfonctionnement est d’ailleurs souvent perceptible lors des devoirs scolaires qui virent au délire quand le père ou la mère se met à hurler parce que l’enfant ne produit pas les résultats escomptés, illustre Bruno Humbeeck. Cela dit, dans le contexte actuel, les parents ont de bonnes raisons de craindre que leurs enfants aient, à l’âge adulte, une situation professionnelle et un statut social moins élevé que les leurs.»
Interdire mais en restant à l’écoute. Préserver son enfant sans lui éviter toute souffrance. S’investir dans son éducation sans lui mettre la pression. Eduquer est devenu un véritable casse-tête. Les pressions viennent de toutes parts et elles sont énormes. «S’il y a un conseil à donner, c’est peut-être d’essayer d’éviter de projeter ses propres angoisses sur ses enfants, formule Bruno Humbeeck. Et de n’avoir pour ambition que d’être de bons parents, plutôt que les meilleurs du monde».
Retrouvez le podcast « Enfant surprotégé: ces parents qui en font trop » dès le lundi 26 septembre sur toutes les plateformes d’écoute et sur levif.be/podcasts
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