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Au secours, mon enfant divorce: pourquoi certains parents vivent difficilement la rupture de leurs enfants adultes

Soraya Ghali
Soraya Ghali Journaliste au Vif

Entre tristesse, sentiment de culpabilité et perte du lien avec le beau-fils ou la belle-fille bien-aimé(e), certains parents vivent très difficilement la rupture de leurs enfants adultes.

«Ce jour-là, le monde s’est écroulé et, trois ans après, je m’en remets à peine», avoue Françoise, 67 ans, infirmière retraitée. Ce fameux jour, sa fille cadette, Julie, 36 ans, mère de deux enfants, lui a annoncé qu’elle quittait son conjoint après quinze ans de relation parce qu’«ils n’avaient plus les mêmes envies, plus rien en commun». «J’ai eu l’impression d’avoir reçu un coup de couteau par surprise. Je l’ai pris de plein fouet et je me suis effondrée intérieurement», se souvient-elle.

Beaucoup de choses lui échappent. Pourquoi Julie ne s’est-elle pas confiée à elle? Pourquoi n’a-t-elle pas perçu de signaux d’alerte? Pourquoi n’ont-ils pas réussi à maintenir leur couple? «On revoit et on repasse tout, leur rencontre, leur mariage. On se demande ce qu’on a raté dans l’éducation.» Déçue de la tournure des événements, Françoise s’imagine «raisonner» sa fille en lui énonçant les peines causées par sa «lubie». «Dans une séparation, on s’appauvrit toujours. Je craignais les complications matérielles, une éventuelle vente de la maison, un déménagement, etc.», justifie-t-elle (lire encadré). Quelques jours plus tard, les tensions grimpent lorsque Françoise sous-entend que Julie est la «fautive» de l’histoire.

«Ma décision était prise. Il y avait eu un long travail de réflexion derrière. Je ne divorçais pas sur un coup de tête!», raconte de son côté Julie. Face à ce déchaînement d’aigreur, elle se crispe, s’éloigne en silence. Plongée dans un immense chagrin, sa mère ne cesse de l’appeler pour «déverser» ses angoisses, sa déception. «Alors que je devais moi-même gérer ma séparation, les frictions avec mon ex-compagnon et les aspects matériels, mes parents en ont fait un drame personnel assorti d’un tas de questions très intrusives. Murés dans leur peine, ils n’ont même pas vu que je souffrais et que je devais moi aussi faire le deuil de mon couple. Ça été une grande claque!»

Un processus de deuil

Les enfants adultes doivent-ils préserver leurs parents lorsqu’il s’agit de leur propre vie intime? Au-delà de la tristesse de voir sa belle-fille ou son beau-fils bien-aimé(e) quitter la famille, pourquoi certains parents vivent-ils ces ruptures par procuration? Pressentie ou non, redoutée ou souhaitée, la rupture marque toujours la fin d’une promesse de bonheur. Une promesse qui a pu être fêtée dans la liesse familiale cinq, dix, vingt ans auparavant. «Ce qui se passe dans la tête des parents dont l’enfant annonce son divorce est comparable à un processus de deuil, explique Marie-Thérèse Casman, sociologue de la famille et collaboratrice scientifique à l’ULiège. Il y a encore beaucoup d’idéaux sur le couple, la famille. La rupture fait exploser ces représentations.»

«Ma mère ne l’a pas digéré, comme si son fantasme de bonheur parfait s’était envolé.»

Julie

L’affaire se complique en présence de petits-enfants. Malgré une pléthore d’ouvrages sur la séparation bienveillante et les messages rappelant qu’un foyer apaisé favorise l’épanouissement des enfants, l’idéal de la famille classique demeure vivace, quand bien même le couple ne se supporte plus. Et, finalement, qu’importe leur parcours conjugal personnel: tous les parents ont cru, ou à tout le moins espéré, que leurs enfants feraient aussi bien, s’ils ont résisté aux épreuves du temps, ou mieux qu’eux, si leur couple a craqué.

En témoigne Virginie, 46 ans, séparée depuis un peu plus d’un an. «Alors que j’espérais trouver du réconfort auprès d’eux, mes parents ont pris le parti de Bastien. Ils estiment aujourd’hui encore que j’avais tout pour être heureuse, une belle maison, un mari attentionné, un père formidable. Que me fallait-il de plus? Or, d’autres envies peuvent surgir…»

Effet boomerang

A ce deuil s’ajoute très souvent la culpabilité. Ce renvoi à leur propre vie affective, la plupart des parents de divorçants l’expérimentent comme un inévitable effet boomerang. En effet, ils vivent souvent l’échec du couple de leur enfant comme étant un peu le leur, et cela, quelles que soient les critiques qu’ils peuvent adresser à l’ex-conjoint de leur enfant ou, dans certains cas, à leur propre progéniture. Si leur couple est resté uni, ils se reprochent de n’avoir pas su transmettre à leur enfant les valeurs qui ont fait tenir leur union. A l’inverse, s’ils ont eux-mêmes divorcé, ils craignent d’avoir une part de responsabilité dans la rupture. «Je ressens sans doute de la culpabilité et des regrets que ma fille reproduise le modèle familial, alors qu’elle me dit avoir beaucoup souffert de la séparation de ses parents», explique Jean-Christophe, 64 ans, ex-indépendant. «Toute rupture de bonheur chez un enfant interroge ses parents, complète Marie-Thérèse Casman. A chaque étape de sa vie, ceux-ci se posent toujours les mêmes questions: Ai-je été un bon parent? Ai-je été à la hauteur? Qu’ai-je transmis, ou pas?»

Quand ils ne culpabilisent pas, ils s’inquiètent. Et parfois, la déception est telle que la peur l’emporte. Qu’en sera-t-il des déjeuners du dimanche, des anniversaires, des Noël? Surtout, vont-ils continuer à voir leurs petits-enfants? Ceux-ci vont-ils souffrir?

Tout est une question de place. «Une séparation questionne le rôle et la place de chacun dans cette nouvelle configuration», confirme Marie-Thérèse Casman. Trouver la bonne distance avec son enfant adulte est un défi difficile à relever, selon les psychopraticiens Marie-France et Emmanuel Ballet de Coquereaumont, auteurs de Vos enfants ne sont plus vos enfants (Editions Eyrolles, 2024). «Dans l’esprit du plus grand nombre, le parent est celui qui sait ce qui est bien pour l’enfant et qui pense qu’il le connaît finalement mieux que lui-même», écrivent-ils. Dans leurs cabinets, les psychologues observent que presque tous les parents s’inquiètent de la séparation du couple de leur enfant, certains ont peur essentiellement pour leurs petits-enfants. «Cela montre aussi que dans ces situations de divorce, le processus de parentalité des deux générations concernées est fortement remis en question», affirme Marie-Thérèse Casman. Ainsi beaucoup posent d’emblée la question de la garde des petits-enfants, comme s’ils mettaient en doute la parentalité de leur enfant ou de leur beau-fils/belle-fille. «C’est comme si le grand-parent, depuis bien longtemps, n’avait pas reconnu à son enfant un plein statut d’adulte, estime la sociologue. A la faveur de la crise du couple, tout cela est réveillé.»

Conflit de loyauté

Par ailleurs, la position de la belle-fille ou du beau-fils peut être très idéalisée, soit pour masquer la carence de son propre enfant, soit pour confirmer sa place de préféré. Alors quand la rupture survient, c’est un choc. «Ma mère ne l’a pas digéré, comme si son fantasme de bonheur parfait s’était envolé, analyse Julie. Mes parents rêvaient de fédérer une tribu autour d’eux. Mais la tristesse de ma mère m’était insupportable. C’était un peu comme si la sienne était plus importante, comme si elle me prenait ma place. Quant à mon ex, il incarnait le fils qu’ils n’avaient pas eu la chance d’avoir. Ils conservent, exposées dans le salon et la salle à manger, les photos où il apparaît.»

«Le parent ne doit pas se mettre dans une position de médiateur. Il doit écouter et renvoyer son enfant vers un conseil professionnel.»

Marie-Thérèse Casman

Sociologue de la famille

Pour Virginie, «le plus dingue est de voir que mes parents ne réagissaient pas de la même façon quand mon frère quittait ses copines». Pourtant, ce sont majoritairement les femmes qui sont à l’initiative de la rupture. «Il y a là un arrière-goût de patriarcat, pense Virginie. Il a fallu que j’interdise à mes parents d’inviter mon ex-mari au second mariage de mon frère, en leur rappelant que j’étais séparée…» Parce qu’elle constitue le terreau social dans lequel s’enracine le couple, la famille, notamment, devient parfois un véritable enjeu de pouvoir. Les parents de Virginie continuent de recevoir Bastien, l’ont invité à Noël, prévu dans les cadeaux… Pour la quadragénaire, en passe de refaire sa vie, c’est une forme de trahison, une façon de lui signifier que le choix de son nouveau partenaire ne leur convient pas. Une posture susceptible, selon Marie-Thérèse Casman, de confronter son enfant à un conflit de loyauté: il est pris entre son nouveau partenaire d’une part et son ex, toujours présent, d’une autre. «Le parent ne doit surtout pas se mettre dans une position de médiateur, encore moins d’acteur, avance la sociologue. Il doit seulement écouter et renvoyer son enfant vers un conseil professionnel.»

Une consigne qui s’applique aussi aux enfants adultes de divorçants. Il y a désormais une vague de «divorces au crépuscule» qui touche les seniors, notamment après la pension. En Belgique, en six ans, les demandes de divorce des plus de 65 ans ont augmenté de 40%… De quoi bouleverser leurs enfants, à qui il est hautement recommandé aussi de «ne pas prendre parti» et de «soutenir sans intervenir.» C’est là peut-être le bénéfique effet miroir de cette révolution du divorce qui atteint toutes les générations: ce qui a aidé les uns profitera aussi aux autres!

Le divorce plus coûteux pour les femmes

Un rapport de la Fondation des femmes de 2024 estime que les femmes subissent une baisse de 20% de leur niveau de vie l’année de la rupture, soit presque trois fois plus que les hommes (8%). Elles mettent aussi davantage de temps à s’en remettre économiquement. Leur aisance financière reste ainsi encore inférieure de 14% à celle de l’année précédant la séparation, alors que celle des hommes a augmenté de 1,6%.

 

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