Eva Kirilof : «Notre iconographie a participé à pérenniser une culture du viol» (entretien)
Spécialiste belge de l’histoire de l’art installée à Londres, Eva Kirilof publie un essai graphique remarquable, qui s’insurge contre la place imposée aux femmes dans l’art: invisibles, passives, nues, sans pensées ni valeurs et au service du génie masculin.
Eva Kirilof n’a que 35 ans mais elle a déjà beaucoup roulé sa bosse. Entre une première vie à Bruxelles, une autre en Israël et l’actuelle, depuis sept ans, à Londres. Dans des centaines de musées aussi, partout, parce que l’art est son air. Donc à travers le temps, puisque les œuvres en sont autant de miroirs et de portes d’entrée. Normal, donc, qu’elle navigue entre l’histoire et l’exposition artistiques. Elle a étudié la première et fait son métier de la seconde, comme business development manager d’une agence de design. Sur son compte Instagram – 22 000 followers –, on trouve beaucoup d’œuvres d’art. Et beaucoup de corps féminins dévêtus. Normal aussi: comme elle le dit dans un post du 22 septembre 2021, «les femmes doivent-elles encore être nues pour pouvoir entrer au musée?» Parce que, sur Insta comme dans sa newsletter «La superbe», créée en 2020, Eva Kirilof s’insurge contre le rôle imposé par l’art à la femme, depuis des siècles. Soit invisible, soit faire-valoir, soit objet sexuel, soit muse du génie masculin, soit tout à la fois. Avec la dessinatrice Mathilde Lemiesle, elle en a fait un formidable récit graphique – Une place. Réflexion sur la présence des femmes dans l’histoire de l’art – plein d’humour, d’acide, d’érudition, de recherches et de flagrances. Un ouvrage de référence du combat féministe qui démontre comment et pourquoi l’iconographie a forgé et cultivé le sexisme dans nos sociétés. Et qui devrait contribuer à y mettre fin.
Ce qui fera la différence, c’est l’apparition d’œuvres de femmes dans des collections permanentes. Elles pourront alors y dialoguer avec celles d’hommes de leur époque.
Quand avez-vous compris que la représentation de la femme dans l’art était aussi dégradante?
Il y a quatre ou cinq ans seulement. Pendant mes études, je n’ai même pas relevé le fait qu’on ne m’a enseigné aucune femme artiste, à part peut-être Frida Kahlo, vaguement mentionnée. Ensuite, mon intérêt se portait plutôt sur l’art contemporain, donc j’ai toujours vu des femmes artistes dans des galeries, où j’ai moi-même travaillé.. Quand j’ai emménagé à Londres, où les musées sont gratuits, j’ai passé beaucoup de temps à la National Gallery, les Tate et toutes les collections privées qu’on peut y trouver. Je me suis alors dit: «C’est bizarre, il n’y a qu’une ou deux femmes artistes parmi les centaines, voire les milliers d’œuvres aux murs.» Alors, à chacune de mes visites, j’essayais de trouver une femme exposée. Mais il n’y en avait pas. J’ai entamé des recherches et j’ai découvert l’histoire de l’art d’un point de vue féministe, grâce à des des historiennes comme Linda Nochlin ou Griselda Pollock, dont je n’avais jamais entendu parler alors que dans le monde anglophone, elles sont hyperconnues depuis les années 1970. Pendant le premier confinement, comme j’étais à la maison avec ma fille, qu’il n’y avait que le travail et plus moyen d’aller au musée, j’ai décidé de parler de ce sujet et de partager mes recherches sur les réseaux sociaux. Mon entrée dans la maternité m’avait projetée dans le féminisme dès le moment où j’ai pu constater les inégalités qui règnent encore au sein des couples, et j’ai eu envie d’accoler cette grille de lecture féministe à mon approche de l’histoire de l’art.
Cette lecture confronte aussi à la représentation des femmes dans les œuvres d’art…
Tout à fait. Dans un musée, la plupart du temps, on voit de grandes scènes épiques, religieuses, mythologiques et les femmes y sont souvent présentes sous le même registre: passives, nues, dans des situations de danger, mères – il suffit de voir le nombre de Vierge à l’enfant. Je me suis interrogée sur cette représentation, faite par des hommes: de manière sexualisée, ou comme des personnages qui ne prennent jamais part à quoi que ce soit, qui ne pensent pas, au contraire des hommes qui sont, eux, bien sûr, de grands penseurs, etc. C’est par cette porte-là que j’ai commencé à faire de l’analyse de tableaux. Le premier, c’était Suzanne au bain, du Tintoret, où on voit une jeune fille surprise par des vieillards alors qu’elle s’apprête à se baigner et qui veulent la contraindre à un rapport sexuel. Cette scène a été représentée un nombre incalculable de fois dans l’histoire de l’art, avec, souvent, la jeune fille qui semble presque inviter les vieillards à la rejoindre. La scène, qui est pourtant le début d’une tragédie biblique, est soudainement érotisée et crée une sorte de flou autour du consentement ou non de la jeune femme. On comprend alors que les images, les représentations, sont politiques et que notre iconographie a clairement participé à pérenniser une culture du viol, du «quand c’est non, en fait c’est oui». C’est cette culture, propagée par les images, que j’ai voulu détricoter. En donnant à réfléchir sur comment tout un système a été organisé pour que les femmes n’en fassent pas partie.
Vous consacrez un chapitre de votre essai à la muse. Incarnerait-elle tous les rôles assignés aux femmes par les hommes dans l’art? La chair au service du génie?
Elle catalyse toutes les façons de représenter les femmes et leurs rôles dans l’histoire de l’art: passive, en seconde ligne, pillée de ses idées… Les muses étaient elles-mêmes des femmes artistes, la plupart du temps. Même des femmes incroyables, comme Elaine de Kooning ou Lee Krasner (qui a épousé Jackson Pollock), avaient intégré l’idée que le génie était de fait masculin, qu’elles devaient se mettre en retrait pour gérer l’intendance pour leur époux. Je voulais montrer que ce schéma est diffusé dans notre société, notre imaginaire collectif depuis longtemps. Que cela impliquait bien plus que poser pour une peinture. Quand on sait le rôle des muses dans la mythologie grecque, «patronnes» des arts donc, c’est amusant de voir comment l’histoire de l’art, dictée par les hommes, a réussi à renverser ce rôle. Comment on a dégagé de l’espace, du temps, de la charge mentale pour qu’ils puissent créer, alors que pour les femmes, ça a toujours été soit impossible soit très compliqué, leur rôle d’épouse et de mère les définissant une fois pour toutes. Comment on a effacé leur talent, aussi, puisque beaucoup d’artistes hommes avaient pour épouse ou maîtresse des artistes également. Camille Claudel, pendant très longtemps, a été appelée «la muse de Rodin», alors que c’était une artiste à part entière. Je démarre ce chapitre avec une citation de Sonia Delaunay, artiste que j’adore et qui était l’épouse de Robert Delaunay: «J’ai eu trois vie: une pour Robert, une pour mon fils et mes petits-fils, une, plus courte, pour moi-même.»
MeToo, il y a cinq ans, a-t-il permis une prise de conscience et une amélioration là où c’était possible, dans la reconnaissance d’artistes femmes notamment?
On peut noter un intérêt pour les femmes artistes, ce qui n’était pas forcément le cas, parmi le grand public, avant MeToo. Mais à part des expositions temporaires, souvent de groupes – où on met toutes les femmes artistes dans le même sac – , je ne vois pas encore de changement: dans les collections permanentes des musées, on ne voit pas davantage d’acquisitions d’œuvres de femmes artistes, on voit très peu d’expositions monographiques, qui permettent pourtant de créer plus de savoir autour de ces femmes alors que, sur énormément d’entre elles, on dispose en réalité de très peu d’informations. Ce qui fera vraiment la différence sur le long terme, c’est l’apparition d’œuvres d’artistes femmes dans des collections permanentes. Elles pourront alors y dialoguer avec celles d’hommes de leur époque. Les Anglo-Saxons sont déjà bien avancés, parce qu’ils ont une énorme base de données, de recherches, de littérature sur le sujet. A la suite de l’exposition qu’elle lui avait consacrée en 2020, la National Gallery a ainsi acquis une œuvre d’Artemisia Gentileschi, un autoportrait désormais intégré dans la collection permanente. On peut donc y constater que, oui, à la Renaissance, il y avait des femmes artistes.
Et en Belgique?
On ne se situe pas trop mal. Bozar organise souvent des expositions monographiques, comme celle de Vivian Maier l’été dernier. En France, il y a eu beaucoup de critiques, depuis un an, sur les expositions de groupes et les musées commencent à les entendre. Mais ils ont très peu d’œuvres de femmes dans leurs collections permanentes. Or, ça donnerait à voir un regard différent. Artemisia Gentileschi a laissé des tableaux religieux, mythologiques, d’histoire, et sa façon de représenter ces scènes est très différente de celle des artistes masculins de l’époque. C’est important d’avoir cette option-là: quand un homme représente le viol d’une femme ou quand une femme, comme Artemisia, qui a subi le viol, le représente, les enjeux sont différents. Le sentiment qui nous apparaît aussi.
Au Royaume-Uni, on n’a aucun problème à évoquer les penchants pédocriminels de Gauguin.
Cela devra passer par plus de femmes à la direction des musées, à l’enseignement de l’histoire de l’art?
Les hommes sont capables de prendre part au changement, dans l’enseignement comme à la direction des musées. On ne peut pas en incomber aux femmes toute la responsabilité. Il y a un côté essentialiste dans cette façon de penser, une femme à la tête d’un musée n’étant pas forcément une certitude de changement.
Sur le marché de l’art aussi? Vous rappelez que 96% des œuvres mises en vente aujourd’hui sont signées par des hommes.
Oui. Pendant des siècles, l’histoire de l’art a été un champ dominé par les hommes, que ce soit dans la création, la mise en vente, les acquisitions des œuvres. C’est encore, même aujourd’hui, très compliqué de se dire que les œuvres de femmes ont une valeur similaire à celles de leurs contemporains masculins. Les gens qui investissent dans l’art veulent, comme tout investisseur, un retour sur investissement à un moment. Et on a toujours accordé beaucoup plus de valeur à des œuvres d’hommes, donc c’est assez naturellement qu’ils se dirigent vers des œuvres d’artistes masculins. Le changement doit se faire autour de la valeur de l’art, de la valeur des artistes et de la valeur de certains sujets. En prenant en compte qu’il existe énormément de femmes artistes et qu’elles sont majoritaires dans les écoles d’art. Mais ce changement doit s’opérer dans tous les pans de la société, pas seulement dans le milieu de l’art, pour accepter le fait que les femmes peuvent produire de la valeur et incarner des investissements sur le long terme.
Considère-t-on vraiment qu’à qualité égale, une œuvre de femme vaut moins qu’une œuvre d’homme?
Absolument. De la même façon que les femmes gagnent moins que les hommes, pour le même travail, dans énormément de secteurs. Par ailleurs, on nous a toujours vendu le monde de l’art comme un système méritocratique. En gros, si on est un artiste qui vend énormément, à des prix exorbitants, c’est qu’on l’a mérité, qu’on a un talent inouï, qu’on a travaillé dur. Or, si on fouille dans l’histoire de l’art, on se rend compte que ce n’est pas forcément le cas. Il suffit de prendre l’exemple de Jeff Koons, qui ne réalise même pas la plupart de ses œuvres mais vend énormément. En fait, c’est pour beaucoup une question de privilèges, de connexions, de réseaux: si on est un homme, blanc et valide, c’est plus facile. Si on est une femme, surtout en début de carrière, c’est compliqué. Etel Adnan, Georgia O’Keeffe, Alice Neel ou Louise Bourgeois ont fait de l’art toute leur vie mais n’ont accédé à une reconnaissance institutionnelle qu’à la fin. Comme s’il fallait que les femmes consacrent leur existence entière à leur travail pour qu’on dise «ok, tu nous as prouvé que tu t’accrochais, on va t’accorder un peu d’attention».
Pourquoi les choses changent-elles moins lentement en musique ou en littérature?
Certains pays, notamment la France, sont tellement fiers de leur patrimoine culturel, qui est en plus une source de revenus énorme, qu’il est devenu intouchable. On n’y remet pas en question les génies, ni ce qui fait partie de l’histoire du pays depuis des siècles. Cette rigidité empêche de repenser la médiation autour de certaines œuvres ou artistes, comme Picasso ou Gauguin, alors qu’au Royaume Uni, au Courtauld Institute, on n’a aucun problème à évoquer les penchants pédocriminels de Gauguin. En France, ça prendra très longtemps vu que Gauguin fait partie de l’héritage, du patrimoine direct. Il ne s’agit pas de réécriture révisionniste de l’histoire de l’art ni de fissurer qui que ce soit mais de réintroduire des gens, des femmes en l’occurrence, qui ont été mis de côté. Pour que tout se côtoie et dialogue. Parce que c’est essentiel d’avoir tous les échantillons pour essayer de comprendre les choses. Au-delà de ça, le monde de l’art a toujours été organisé en mode «boys’ clubs»: les mouvements, comme les surréalistes, les impressionnistes, l’abstraction, etc., ont toujours été très masculins, dirigés par des hommes, acceptant des femmes mais sans jamais les pousser en tant qu’artistes. On continue donc à perpétuer ce qui a toujours été fait. C ’est pareil au cinéma. En octobre, une couverture de magazine présentait le cinéma français de demain et il n’y avait que des hommes. Alors que c’est une femme, Alice Diop, qui représentera la France aux Oscars, qu’il y a des réalisatrices, des actrices, des productrices par dizaines et dizaines… Cette idée subsiste que ce sont des mondes d’hommes, où on nous fait une petite place en nous laissant entrer par la porte sur le côté.
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Consciemment?
Non, c’est très inconscient. Parce qu’en réalité, au quotidien, les hommes et les femmes travaillent ensemble et beaucoup de femmes ont réussi à accéder à des métiers importants, dans tous les secteurs culturels. Mais dans l’imaginaire collectif, cela reste des milieux masculins. Si on demande à la plupart des gens de citer cinq artistes, peu d’entre eux citeront une femme. Et si on demande de citer cinq femmes artistes, ça sera très compliqué. Ce n’est pas de leur faute: c’est la faute aux programmes d’éducation, à la médiation dans les musées, à ce qu’ils décident de montrer… Beaucoup de choses doivent être repensées et changées.
Tout de même, pourquoi des milieux plus cultivés que la moyenne, plus ouverts sur le monde, comme celui de l’art, ne valent encore aujourd’hui pas mieux que les autres dès qu’il est question d’égalité des genres?
Aucun milieu n’échappe aux rapports de force et de domination. Le monde de l’art non plus. Même s’il est composé d’individus privilégiés financièrement et intellectuellement, qui ont accès à des connaissances, qui ont le temps d’accéder à ces connaissances. En réalité, ça fait partie du système: ne pas rendre toutes les choses accessibles pour conserver ses privilèges. Pour rester dans un entre-soi, un club fermé, où il est très dur d’entrer. Donc on continue à y reproduire les schémas qui ostracisent les femmes, les personnes racisées, etc. Penser que les milieux culturels sont plus ouverts que les autres, moins sexistes, plus égalitaires, c’est croire à une fable.
L’autrice sera à Bruxelles le 12 novembre, dans le cadre du festival Féministe toi-même! , pour une séance de dédicace.
Bio Express
1987 Naissance à Bruxelles, le 3 janvier.
2010 Obtention d’un bachelier en histoire de l’art contemporain, à l’ULB.
2012 Obtention d’un master en gestion culturelle, à l’ULB.
2020 Création de la newsletter féministe «La superbe» qui propose une rélexion sur l’histoire de l’art à travers, notamment, le prisme du genre.
2022 Sortie d’Une place.
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