Traversée de l’Atlantique à la voile: transporter du vin vers l’Amérique pour en rapporter café et fèves de cacao
Longtemps limités à la plaisance, les voiliers opèrent un grand retour dans l’échange de marchandises. Militant pour un transport décarboné, un chocolatier breton ouvre une ligne transatlantique régulière pour s’approvisionner. D’autres devraient suivre.
Grain de Sail 1, un voilier de 22 mètres, quittera la Bretagne pour New York à la fin octobre. L’information serait banale s’il ne s’agissait de l’ouverture d’une ligne transatlantique régulière de transport à la voile. Une démarche déjà tentée sporadiquement à titre expérimental et appelée à croître à l’avenir afin de réduire les émissions de gaz à effet de serre du transport maritime, estimées à 4,5% des émissions totales de CO2.
Cela fait dix ans environ que le transport de fret à la voile, dit décarboné, a retrouvé de l’intérêt pour des raisons environnementales. Grain de Sail en était déjà. Pas le bateau nouvellement construit mais le chocolatier-torréfacteur éponyme de Morlaix (Bretagne Nord), résolu à amener ses matières premières d’Amérique grâce à la propulsion vélique. Jacques Barreau, cofondateur de Grain de Sail , précise d’ailleurs que ses comparses et lui sont d’abord des marins venus au chocolat et au café, avec d’emblée un projet de transport vélique .
A l’époque, c’était sur un petit bateau de 11 mètres, peu adapté à ce transport. L’expérience fut répétée en 2016 sur le Tres Hombres, voilier traditionnel sans moteur de quarante tonnes appartenant à la société hollandaise Fraitransport. Celle-ci possède un second bateau, Nordlys, plus petit et destiné à acheminer de l’huile d’olive, du whisky ou du vin à travers l’Europe.
Il n’y a pas de raison que ce qui fonctionne pour les passagers ne marche pas pour le fret.
A Douarnenez, Guillaume Le Grand, lui, a cofondé en 2011 l’entreprise Towt (Transoceanic Wind Transport) qui affrète actuellement des bateaux pour du transport en cabotage le long des côtes et, de temps en temps, pour du transatlantique. Mi-mai 2020, la goélette hollandaise De Gallant, construite voici un siècle et affrétée par Towt, a ramené au Havre douze tonnes de café bio d’Amérique. Régulièrement aussi, le Grayhound traverse la Manche chargé de vin dans un sens, de bières anglaises dans l’autre. En Bretagne, Nébuleuse, un thonier en bois datant de 1948 reconverti pour la plaisance, Biche (thonier de 1934) ou Corentin (réplique d’un lougre à trois mâts de 1840) ont amené occasionnellement du vin de Bordeaux ou d’autres produits. Ces bateaux s’inscrivent dans le mouvement de redécouverte du patrimoine navigant traditionnel, qui a démarré là-bas vers 1975. L’envie de « faire comme le temps » se traduit souvent par des chargements et déchargements à l’aide de palans, à la force des bras, dans des ports modestes.
Nouveau commerce triangulaire
Aujourd’hui, l’expérimental semble céder le pas au systématique tant pour le transatlantique que le transmanche et le cabotage. A peine baptisé, Grain de Sail 1 voguera vers New York les cales pleines de vin puis ira en République dominicaine d’où il ramènera du cacao et du café. Tres Hombres, qui a déjà traversé douze fois l’Atlantique, a un programme établi jusqu’à mi-avril 2021. Et Towt a lancé en juillet dernier un appel d’offres aux chantiers navals capables de construire des voiliers de 80 mètres en acier aptes à transporter mille tonnes en treize jours du Havre à New York en laissant une empreinte carbone de 90% inférieure à celle d’un bateau à moteur.
Les préoccupations environnementales et la navigation à la voile sont faites pour s’entendre.
« A première vue, estime André Linard (1), ancien journaliste au mensuel spécialisé Chasse-Marée, il n’y a pas de raison que ce qui fonctionne pour les passagers ne marche pas pour le fret. Si la démarche intéresse de grands armements, c’est qu’il y a une raison. Mais ces voiliers n’auront pas grand-chose à voir avec les gréements traditionnels. » Le transport de fret à la voile est en effet une sorte d’enfant émancipé d’un processus d’abord culturel. Après la Seconde Guerre mondiale, les voiliers dits de travail (pêche et transport) ont peu à peu cédé la mer aux motorisés. Beaucoup de bateaux anciens ont été abandonnés avant que, vers 1975 environ, la redécouverte de la spécificité bretonne s’étende au patrimoine navigant oublié. Le mouvement se répand alors dans l’Hexagone dès les années 1980, notamment grâce au concours « Bateaux des côtes de France » lancé par Chasse-Marée qui aboutira à la construction de plus d’une centaine de répliques de voiliers de travail selon d’anciens plans. D’autres bateaux sont restaurés et reconvertis: Nébuleuse à Paimpol, Lola of Skagen à Oléron, Notre-Dame-de-Rumengol à Brest, Biche à Lorient, Bélem à Nantes, Fleur de Lampaul en Normandie… Des pêcheurs retraités retrouvent alors avec émotion leurs anciens outils, dont les voiles se montent à la force des bras. De grands rassemblements sont organisés à Brest, à Douarnenez et ailleurs, y compris à Ostende. Le public peut désormais sortir sur ces bateaux à la journée ou en « croisière » de plusieurs jours, à la dure.
Stratégies différentes
Les préoccupations environnementales et la navigation à la voile sont faites pour s’entendre. Le transport de fret a logiquement retrouvé à son tour des perspectives, d’abord en recourant aux anciens bateaux puis en s’orientant vers la construction de voiliers modernes inspirés de techniques traditionnelles accompagnées de nouveautés. Ces nouveaux entrepreneurs veulent tous utiliser l’énergie éolienne comme substitut aux hydrocarbures. Mais les philosophies diffèrent, entre l’utopie écologique militante et la rigueur des plans d’affaires avec, en arrière-fond, la question du coût. Sur les énormes porte-conteneurs motorisés, le coût par tonne transportée, qui dépend du tonnage, de l’ampleur de l’équipage et de la durée du trajet, est faible. A la voile, le tonnage est réduit et la durée allongée, avec le risque de ne pas être compétitif. Grain de Sail, qui envisage la construction d’un second voilier, a choisi d’intégrer transport et production dans deux entreprises liées, ce qui évite de devoir dégager des marges sur le premier. Le prix légèrement plus élevé à la vente finale (plus 0,10 euro pour une tablette de chocolat, annonce Jacques Barreau) serait alors compensé par la qualité et l’engagement pour l’avenir de la planète. L’entreprise prévoit deux trajets de trois mois par an et des unités décentralisées de production de chocolat et de café construites « pour ne pas perdre sur les routes les gains environnementaux d’un transport maritime décarboné », nous explique-t-il. La première est prévue dans le Nord de la France.
On est désormais plus proche du paquebot à voile que du gréement traditionnel.
Faitransport, qui met ses navires à disposition de clients intéressés, compte sur la volonté et la militance écologiques qui impliquent un équipage de professionnels et de stagiaires payants prêt à accepter des conditions de salaire, de vie à bord et de travail rudes. Il vous en coûtera par exemple 3.760 euros pour convoyer Tres Hombres de République dominicaine aux Pays-Bas en 2021. Peu d’équipiers y restent longtemps. Les bateaux sont immatriculés à Vanuatu parce que, selon Joop Harrems, de Faitransport, « ils ne répondent pas aux normes néerlandaises, par exemple. »
Des produits labellisés « voile »
Towt convoque aussi la conscience écologique mais son patron, Guillaume Le Grand… voit grand et surtout systématique. Affréteur jusqu’à présent, il projette de devenir armateur de quatre bateaux – à dix millions d’euros chacun, quand même – navigant entre l’Europe, l’Afrique et l’Amérique à raison d’au moins quatre trajets par an, selon les routes. L’homme, très critique envers les initiatives autres que la sienne, dit être convaincu de l’existence d’une demande à condition de présenter « une offre sérieuse de transport de plusieurs centaines de tonnes pour des produits qui exigent une certaine valorisation comme le champagne, le cognac… ». Cela implique une fréquence élevée de traversées et de la modernité dans les manoeuvres de chargement et déchargement qui doivent correspondre à un shift – soit une plage de travail de cinq heures – de dockers. Plusieurs grands groupes sucriers, caféiers ou vinicoles ont déjà conclu des accords avec Towt, selon celle-ci. Les gars de Fairtransport, ajoute Guillaume Le Grand, préfèrent au contraire « rester petits entre copains ». Les deux sociétés ont travaillé ensemble avant de prendre leurs distances. Chez Towt, un label « Transporté à la voile » est apposé sur les produits vendus notamment sur les quais lors d’opérations marketing médiatisées à un public prêt à payer plus cher du café, du cacao et du thé transportés proprement.
D’autres projets pourraient voir le jour, tel le néerlandais Ecoliner, à propulsion hybride, équipé de 4.000 m2 de voilure gréée par un logiciel et capable de transporter cinq mille tonnes, ou des navires équipés d’immenses voiles cerfs- volants attachées sur les ponts. Les équipages seraient réduits et les manoeuvres largement automatisées. On est désormais plus proche du paquebot à voile que du gréement traditionnel avec toutefois deux points communs: le vent, cette énergie naturellement disponible, et la conviction qu’un public existe, prêt à apprécier la plus-value que représente un transport décarboné.
(1) L’homonymie avec l’auteur de l’article est pure coïncidence.
Par André Linard.
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