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Réchauffement climatique: «A un moment, il faudra secouer le cocotier»

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

En dépit des effets évidents du réchauffement climatique, une partie de la population, des entreprises et des responsables politiques continuent comme si de rien n’était. Des mesures systémiques fortes se font attendre. «Elles ne viendront pas du politique», estime Christophe Demarque, maître de conférences en psychologie sociale à l’université Aix-Marseille.

Face à l’évidence du réchauffement climatique, une partie de la population se dit prête à passer à l’action. Pourtant, on a le sentiment que peu de choses bougent. Pourquoi ce décalage?

Notre difficulté à agir face au changement climatique résulte d’abord de contraintes structurelles, économiques et industrielles notamment, puisque le chemin de la transition nécessite des transformations profondes dans nos façons de produire et de consommer. Les résistances sont donc très fortes, avant tout de la part de certains secteurs économiques comme l’automobile et l’aéronautique. C’est là le principal vecteur de résistance. On observe aussi que le discours institutionnel dominant insiste fort sur la responsabilité individuelle. On nous incite comme citoyens à agir dans la sphère privée, en posant de petits gestes du quotidien, comme éteindre les appareils électroniques, prendre une douche au lieu d’un bain ou porter un pull en diminuant la température de son logement. A contrario, on parle moins de mesures structurelles.

On tend donc à faire peser le poids du changement prioritairement sur les épaules des individus, des «consommacteurs» que l’on incite à faire les bons choix et à adopter les bons comportements, sans remise en question systémique. Le problème de cette individualisation de la responsabilité est qu’elle produit des effets psychologiques et comportementaux. Par exemple, sur le plan idéologique, on observe que plus quelqu’un adhère à l’idée de cette responsabilité individuelle, moins il est favorable à des changements structurels qui remettent le système en cause. Plus largement, cette manière de faire conduit à dépolitiser la question climatique et à en faire une question de morale individuelle. En outre, insister autant sur le rôle des individus finit par conduire au découragement et à un sentiment d’impuissance, parce qu’il y a un énorme décalage entre l’urgence du constat et les actions individuelles, à faible impact, que l’on nous propose.

Conseiller d’éteindre la lumière dans une maison qui brûle n’est pas un message à la hauteur.» – Christophe Demarque (Aix-Marseille Université).

Pourquoi ces mesures structurelles plus fortes ne sont-elles pas prises? La frilosité vient-elle des gouvernements? Des entreprises?

C’est là une question politique forte. Il est évident que les entreprises ont un rôle décisif à jouer. Mais comment entameront-elles ce changement? C’est à l’Etat de définir un cadre, que l’on pourrait appeler de planification écologique, dans lequel les entreprises pourront modifier leurs façons de faire. L’Etat doit contraindre, au moins en partie, les entreprises au changement. Cela dit, elles sont créatives et inventives quand le cadre est clair. Il ne doit pas s’agir pour elles d’uniquement faire moins mais de faire autrement. On pense notamment à l’économie de la réparation, à la fin de l’obsolescence programmée qui doit pousser les entreprises à modifier leurs pratiques, ou à d’autres modèles de gestion. Le fondateur du groupe Patagonia, spécialisé dans les vêtements de plein air, a ainsi transmis 100% de ses parts à un trust chargé de faire respecter les valeurs de la société. C’est une association environnementale qui récoltera à l’avenir l’ensemble des bénéfices du groupe. Voilà un exemple. Mais si les gouvernements ne donnent pas une impulsion ni des signaux clairs, on ne s’en sortira pas.

Alors que le gouvernement français appelait les Français à la sobriété énergétique, la Première ministre, Elisabeth Borne, arborait une doudoune. Un geste et une communication à faible impact.
Alors que le gouvernement français appelait les Français à la sobriété énergétique, la Première ministre, Elisabeth Borne, arborait une doudoune. Un geste et une communication à faible impact. © belga image

La résistance au changement s’explique-t-elle par le fait que le réchauffement climatique est inéluctable, poussant certains à une forme d’aquoibonisme?

Oui, je pense que le découragement est réel pour une partie importante de la population, consciente que, quoi qu’on fasse, on n’infléchira pas la trajectoire du réchauffement. Donc, buvons le calice jusqu’à la lie, en quelque sorte. C’est la conséquence de la sur- responsabilisation des individus et de la dépolitisation de la question climatique, qui y est liée. On a ainsi mis au même niveau toutes les pratiques de tous les individus, comme si chaque citoyen avait le même impact sur la planète.

Or, la responsabilité des individus n’est pas comparable: une étude publiée dans Nature Climate Change a montré que 0,6% des plus riches de la planète émettent plus de CO2 que 50% des plus pauvres. Quand on présente la question climatique en termes de rapport de domination entre ceux qui ont intérêt au statu quo et les groupes les plus vulnérables aux effets du réchauffement, on observe que les individus à qui on s’adresse sont plus enclins à œuvrer au changement. Cette façon de poser le problème, en pointant l’injustice, permet aussi de mieux comprendre les causes du réchauffement climatique, lié à des modes de production et de consommation. On montre souvent du doigt un bénéficiaire d’allocations sociales qui pollue en roulant avec sa vieille voiture, alors que son incidence est bien moindre que celui de l’ultrariche qui voyage tout le temps en avion.

Porter un pull à col roulé, ça ne me dérange pas. Mais ça ne me fait pas rêver non plus. Il faut rendre le futur désirable.

Ceux qui sont dans le déni du réchauffement climatique, donc dans l’inaction, le font-ils pour fuir une réalité trop angoissante?

Cela dépend des cas. Aux Etats-Unis, par exemple, environ la moitié de l’électorat républicain nie le réchauffement, non pas pour une question de gestion de l’anxiété mais pour des raisons idéologiques. Ils ont le sentiment que des groupes dits de gauche ont la volonté de remettre en cause leur mode de vie, auquel ils sont très attachés. Le réchauffement climatique, pour eux, est donc un non-sujet. Parmi les autres individus qui sont dans le déni, hors cas américain, cette posture est une manière de réduire l’inconfort de la situation. Le déni, comme la relativisation du problème climatique, est une façon de s’adapter.

Ceux qui se reconnaissent comme climatosceptiques trouvent-ils aussi une identité dans ce positionnement?

Il y a clairement des enjeux identitaires qui se jouent sur ces questions. On le voit très clairement aux Etats-Unis, où le positionnement sur le réchauffement climatique entre dans la définition des groupes d’appartenance. Le climatoscepticisme va de pair avec la défense de l’american way of life. C’est un marqueur identitaire, notamment dans la frange trumpiste de la population. En Europe, ce discours-là est moins marqué.

Peut-on localiser les résistances au changement sur un axe politique droite-gauche?

Oui, avec des nuances. A gauche, il existe une tradition qui consiste à se centrer sur les questions sociales, comme celle du pouvoir d’achat et des conditions de travail, sans lien avec la question écologique au départ. Pour une grande partie de la gauche, pendant longtemps, la conception du progrès a été d’abord productiviste. Ce discours a basculé depuis une petite dizaine d’années. Depuis, les uns et les autres prennent conscience de la nécessité de lier les questions sociales et écologiques. Malgré la crise qu’ils traversent, les syndicats sont les dernières structures qui peuvent porter des actions collectives dans le monde du travail. On voit, par exemple, sur la question de la réduction du temps de travail, que plus on a un temps de travail élevé et plus on a une influence forte sur l’environnement et le réchauffement. C’est un exemple de convergences possibles entre le social et l’écologie.

Les nombreux incendies de l'été ont été des «catastrophes prédagogiques», permettant une prise de conscience dans la population.
Les nombreux incendies de l’été ont été des «catastrophes prédagogiques», permettant une prise de conscience dans la population. © belga image

Quid à droite de l’échiquier politique?

A l’ extrême droite, selon moi, il n’y a aucune vision ni aucune compréhension de ces enjeux. Le phénomène du réchauffement climatique est minimisé parce que l’électorat d’extrême droite est très éloigné de cette question. Le seul programme proposé en la matière par ces partis est une théorie de relocalisation des activités économiques, avec un fond xénophobe.

Au sein de la droite classique, on retrouve des marqueurs idéologiques assez forts: la responsabilité individuelle revient beaucoup dans les discours libéraux. S’y ajoute la foi dans les technologies, la science et l’innovation qui, selon elle, nous permettront de sauver notre cadre de vie et le marché, tout en préservant l’environnement. On reste là dans l’attente d’une source d’énergie providentielle. A droite, on croit aussi au capitalisme vert, grâce auquel, en s’appuyant sur les progrès technologiques, la poursuite de la croissance économique pourrait être découplée de la consommation d’énergie fossile. Or, empiriquement, ce postulat ne se vérifie pas du tout pour l’instant. On observe même une tendance au surcouplage, c’est-à-dire qu’il faut extraire de plus en plus d’énergie fossile pour produire un point de croissance du PIB supplémentaire. La droite n’est donc pas dans le déni mais elle avance des solutions différentes.

Le rôle des jeunes sera déterminant, y compris dans le renouvellement de pratiques qui s’essoufflent.

La hausse brutale des coûts de l’énergie a induit de rapides changements de comportement dans la population, les entreprises et les services publics. Est-ce à dire que seul le levier économique et financier fonctionne?

C’est clairement un levier. Je pense que l’été exceptionnellement chaud que nous venons de connaître et l’augmentation, entre autres, du prix de l’essence ont poussé la prise de conscience de la réalité du réchauffement climatique. Idem avec les incendies, très nombreux en France cet été et dans des régions qui n’avaient jamais été frappées jusqu’alors comme le Jura ou la Bretagne. Ces expériences sensibles des conséquences du réchauffement marquent les esprits. Autrement dit, on n’avait pas suffisamment expérimenté ces conséquences dans notre chair jusqu’à présent. C’est un autre levier. Ce contexte particulier fait que la population est davantage prête à accepter une limitation de vitesse à 110 km/h sur autoroute quand l’essence est chère et que la mesure lui permet de réaliser des économies que quand ce n’est pas le cas. Ce sont là des points de basculement dans la population en matière d’acceptabilité politique. Les gouvernements devraient jouer davantage sur ce moment de plus grande réceptivité à ces questions.

Aux Etats-Unis, le climatoscepticisme va de pair avec la défense de l’american way of life et est un marqueur identitaire, notamment dans la frange trumpiste de la population.
Aux Etats-Unis, le climatoscepticisme va de pair avec la défense de l’american way of life et est un marqueur identitaire, notamment dans la frange trumpiste de la population. © belga image

Il faut donc être touché dans sa chair, dans sa terre ou dans son réseau pour enfin passer à l’action?

J’aimerais répondre que non, vu la masse colossale d’informations scientifiques dont nous disposions depuis longtemps sur l’urgence à réagir. Mais on voit clairement que ces événements catastrophiques sont des accélérateurs. C’est ce que Serge Latouche, économiste et auteur de la décroissance, appelle une «catastrophe pédagogique». De notre point de vue, de telles expériences réduisent la distance psychologique par rapport au réchauffement de plusieurs manières. Spatiale d’abord: jusqu’à présent, les incendies d’ampleur touchaient l’ Australie ou la Californie, c’est-à-dire des lieux éloignés. Maintenant, ils sont chez nous. Idem par rapport à la distance sociale: les Australiens sont victimes d’incendies mais je ne connais pas d’ Australiens, donc je suis un peu triste pour eux mais je me sens peu touché. La distance hypothétique est également revue avec les événements de cet été: il est de plus en plus certain que de tels épisodes se reproduisent. La part de doute diminue. Enfin, il y a la distance temporelle: ceux qui pensaient que ce type de chocs ne surviendrait que dans un temps lointain s’aperçoivent que cette probabilité se rapproche sérieusement.

Les gouvernements devraient jouer davantage sur ce moment de plus grande réceptivité aux questions climatiques.

Sachant cela, comment un gouvernement devrait-il procéder pour encourager sa population à changer de comportement?

Il faut d’abord que son message donne un sentiment d’équité. On ne peut pas demander les mêmes efforts à tous de façon indifférenciée. Ce qui manque, par ailleurs, dans la communication politique actuelle, c’est la mise en avant de la responsabilité collective et non pas uniquement celle de la responsabilité individuelle. Sur la réponse à apporter au réchauffement, on devrait entendre «il y va de notre responsabilité collective, en tant que groupe social» et non pas «c’est votre responsabilité». Les gouvernements devraient aussi donner à voir un futur désirable.

Un des travers de la sobriété, c’est qu’elle propose de faire la même chose avec moins. Or, les gens ont une aversion pour la perte. Communiquer sur les changements à pratiquer dans la lutte contre le réchauffement impose donc d’évoquer aussi ce que nous y gagnerons. Vous mangez moins de viande rouge? Vous y perdez sans doute en plaisir gustatif mais vous aurez des gains en matière de santé et de bien-être animal. Pour être suivi par la population, il faut lui dessiner un futur désirable, qui donne envie d’y aller. Moi, cela ne m’embête pas de porter un pull à col roulé mais ça ne me fait pas non plus rêver… Sur la question de la transition, un récit est dès lors à développer, qui montrerait, par exemple, que la sobriété peut déboucher sur des améliorations sociales.

Elio Di Rupo n'a pas fait rêver la population avec son col roulé...
Elio Di Rupo n’a pas fait rêver la population avec son col roulé… © belga image

Les discours alarmistes ne sont donc pas efficaces…

Une réalité ne doit pas être escamotée mais il n’est pas suffisant de dire que la maison brûle, même si elle brûle. Conseiller d’éteindre la lumière dans une maison en feu, ce n’est pas à la hauteur de l’urgence. Quand, en 1940, au début de la Seconde Guerre mondiale, le Premier ministre britannique Winston Churchill annonce à sa population du sang, de la sueur et des larmes, son discours est à la hauteur de l’événement. En matière de réchauffement, ce n’est pas le cas.

Puisque le politique ne semble pas agir comme il le faudrait, la population doit-elle mettre la pression sur les élus pour qu’un changement advienne?

Oui. Il faut que tous les acteurs se mettent en mouvement. Or, ça ne suit pas. Les intellectuels ont un rôle à jouer et ils devraient monter d’un cran dans l’engagement. Pareil pour les scientifiques: quand on verra des chercheurs en tablier blanc se mobiliser, y compris dans des actes de désobéissance civile, les choses bougeront peut-être aussi. Quant aux artistes, ils peuvent donner à voir d’autres mondes possibles. Mais rien de tout cela n’est suffisant en soi.

Les jeunes ont-ils une place particulière dans ce combat pour le changement?

Ils sont les premiers concernés par les conséquences du réchauffement. Leur rôle sera déterminant, y compris dans le renouvellement de pratiques qui s’essoufflent. On voit qu’on arrive au bout de certaines formes d’action comme les manifestations classiques ou les marches pour le climat, qui produisent peu d’effets sur les gouvernements. Les jeunes ont une capacité de mobilisation salutaire, notamment par leur maîtrise des réseaux sociaux. Ils peuvent proposer de nouvelles figures aussi: c’est la jeunesse de Greta Thunberg qui a frappé les esprits, avec un impact émotionnel fort. On voit, en France comme en Belgique, de plus en plus de mobilisation contre les projets destructeurs de l’environnement… Le changement ne sera pas lancé du gouvernement vers les populations. Ce sera l’inverse: à un moment donné, il va falloir secouer le cocotier.

Insister sur la responsabilité des individus dans la lutte contre le réchauffement, c’est dépolitiser la question climatique.

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