Projets d’aménagement du territoire: pourquoi tant de citoyens s’y opposent
Les mouvements citoyens se structurent pour accéder aux informations, essentielles au décryptage de tout projet d’aménagement du territoire. Leurs motivations sont multiples et dépassent de très loin le repli égoïste sur leurs seuls lopins de terre.
La protestation n’a pas d’âge. En matière d’aménagement du territoire, elle existe depuis des lustres, voire des siècles. En Belgique, on se souvient des manifestations contre le recours à l’énergie nucléaire dans les années 1960 et 1970, ou encore du bras de fer entamé par les riverains pour contrecarrer le bouclage du ring, au sud de Bruxelles, jamais achevé pour le coup. Râleurs, les Belges? Peut-être un brin. Mais depuis une petite vingtaine d’années, on ne compte plus les collectifs d’habitants qui s’opposent à des projets de construction de routes, d’immeubles, d’entrepôts géants et autres implantations d’éoliennes.
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Nul ne dispose de chiffres pour mesurer cette évolution, mais tous ceux qui suivent le petit monde de l’aménagement du territoire la confirment. «Depuis les années 1970, on assiste à une augmentation du caractère conflictuel des projets d’aménagement du territoire, en particulier ces derniers temps», abonde Simon Verelst, géographe et chercheur en aménagement du territoire à l’ULB. Au tournant du siècle, le récit selon lequel le progrès sous toutes ses formes est bon pour l’économie et la société prend du plomb dans l’aile: étendre les villes, y aménager des autoroutes urbaines, disperser des habitats dans les campagnes à n’importe quel prix, tout cela est peu à peu remis en cause.
« La plupart des associations environnementales se rendent compte que la première scène de lutte est celle des médias et des réseaux sociaux. »
Olivier Servais, professeur d’anthropologie à l’UCLouvain
«Le phénomène nouveau, c’est la structuration de ces oppositions, précise Isabelle Parmentier, professeure d’histoire environnementale à l’UNamur. L’organisation, en coopératives, asbl ou associations de fait, est de plus en plus nette, donc de plus en plus visible.» Cette colonne vertébrale juridique fait toute la différence, dès lors que l’opposition citoyenne à des plans de nouvelles infrastructures ou à la privatisation de terres ne se limite plus à une somme de colères individuelles: elle se fond désormais dans un projet collectif.
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La convention d’Aarhus, signée en 1998 par les pays de l’Union européenne, n’y est pas pour rien. Elle a fourni davantage de leviers aux citoyens, leur garantissant un droit d’accès à l’information et de participation au processus décisionnel en matière d’environnement. Vingt ans après son entrée en vigueur, ses effets commencent à se faire sentir. Les riverains s’appuient en effet de plus en plus sur cette réglementation, tandis que leurs exigences trouvent dans les médias sociaux une caisse de résonance aisément mobilisable. «La plupart des associations environnementales se rendent compte que la première scène de lutte est celle des médias, des réseaux sociaux et d’Internet, embraie Olivier Servais, professeur d’anthropologie à l’UCLouvain. On assiste donc à un recours accru aux réseaux sociaux pour ce type de combats, par des pétitions ou des cartes blanches.»
Les élus, prêts à entendre?
Le réchauffement climatique et ses causes ont évidemment dopé les adversaires du «tout-béton». D’autant que la crédibilité et la légitimité des pouvoirs politiques, à la manœuvre en matière d’aménagement de l’espace public, faiblissent. «Pour ce type de projets, les gens se sentent mieux défendus par eux-mêmes que par leurs élus», résume Hélène Ancion, chargée de mission chez Inter-Environnement Wallonie (IEW).
Les processus de participation citoyenne mis en place servent aussi de mégaphone aux éventuelles oppositions. Les élus sont-ils prêts à les entendre? On a vu à plusieurs reprises, à Huy ou Namur par exemple, les autorités locales faire peu de cas des résultats des consultations populaires sur des projets d’aménagements locaux, renforçant ainsi le sentiment antipolitique. «Il y a une infantilisation du citoyen par le politique qui a peur de se voir dicter sa conduite et ne veut pas se dessaisir de son pouvoir», analyse Olivier Servais. La récente interview de Pascal Smet, secrétaire d’Etat bruxellois à l’Urbanisme, dans La Libre, en témoigne: «Quand tu travailles dans l’espace public, les gens s’opposent, y déclare-t-il. Mais quand le projet est bon, tu fais ça malgré eux et à la fin, ils sont contents.»
Après le Covid
Enfin, plus récemment, il y a eu le Covid et ses conséquences inattendues: contraints de rester chez eux pendant des semaines lors du confinement, les habitants ont davantage prêté attention à leur environnement et aux chantiers surgissant de terre. Leur lieu de vie leur est soudain apparu précieux et toute atteinte à leur environnement, insupportable. Comme si, en s’appropriant ainsi leur habitat, les citoyens lui avaient tout à coup accordé plus de valeur que par le passé. «Depuis le début de l’épidémie, confirme Hélène Ancion, on assiste à une sorte de prise de conscience générale de l’influence de l’habitat sur l’environnement.»
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Est-ce à dire que les citoyens se replient frileusement sur leurs terres, se drapant ainsi dans une sorte d’identité territoriale? La réalité est beaucoup plus complexe que cela. Car les conflits en matière d’aménagement du territoire peuvent être de natures différentes: un réflexe Nimby («Not In My Backyard», pas dans mon jardin) pour préserver un cadre de vie et la valeur d’un bien ; une opposition de principe à tout projet, quelle que soit son utilité ; une remise en cause de la procédure suivie, avec un accent particulier sur l’éventuel manque d’écoute des riverains ; et enfin, un questionnement plus structurel du système, comme on a pu le voir dans le cadre de la ZAD d’Arlon. De 2019 à 2021, des militants écologistes avaient occupé une vaste parcelle dans la forêt, sur le site de l’ancienne sablière de Schoppach, s’opposant à la construction d’un parc d’activités dans un lieu classé «Zone de grand intérêt biologique». «Tout l’enjeu est de traiter les trois premiers cas pour ne pas tomber dans le quatrième, résume Simon Verelst. Le but n’est pas d’éviter le conflit mais de parvenir à le gérer correctement.»
« Pour ce type de projets, les gens se sentent mieux défendus par eux-mêmes que par leurs élus. »
Hélène Ancion (Inter-Environnement Wallonie)
«Dans tous les conflits, il existe une dimension Nimby, avance Gilles Van Hamme, chercheur en géographie économique et aménagement du territoire à l’ULB: derrière des arguments universalisants, une communauté défend avec sincérité ses intérêts particuliers. Mais cette universalisation ne tient pas toujours la route, essentiellement parce qu’elle est d’ordre microécologique et pas macroécologique.» Un exemple? A la ferme du Chant des cailles, à Watermael-Boitsfort, des riverains s’opposent au projet de la Région, qui compte construire sur son terrain des logements à prix modérés. Leur argument principal: il ne faut pas densifier l’espace en ville. Paradoxalement, la logique écologique consiste précisément, si nécessaire, à densifier les espaces dans les villes pour ne pas manger et bétonner des espaces verts en périphérie, et ainsi alimenter l’étalement urbain. «C’est perçu comme plus noble de s’opposer pour des raisons environnementales, estime Olivier Servais, mais il y a des contradictions dans ce discours.» Autres exemples: les opposants au RER, qui entravent le développement du réseau ferroviaire, pourtant salué pour ses vertus écologiques. Idem lorsque d’aucuns protestent contre l’implantation d’éoliennes. «La posture des citoyens est effectivement contrastée, pointe Isabelle Parmentier. Cela repose sur toute la complexité de la question environnementale: on peut avoir une très bonne raison de s’opposer au RER dans un cadre local alors que le RER est intéressant à l’échelon macroécologique. Il est toujours difficile de faire cohabiter des intérêts environnementaux divergents.»
On pourrait d’ailleurs avoir le sentiment que, ces dernières années, l’argumentation avancée pour justifier l’opposition à tel ou tel projet relève systématiquement de la défense de l’environnement, de la biodiversité, ou de la beauté des paysages. Rien ne prouve ce systématisme, selon les experts. «Les oppositions à certains projets témoignent d’un attachement au lieu de vie qui dépasse le cadre strict de son propre lopin de terre, confirme Isabelle Parmentier. Ce sont des dynamiques qui reposent aussi sur des questions d’équité, et de justice redistributive et procédurale.»
Différents registres
Les craintes soulevées par les riverains, en particulier ceux qui ont une vue directe sur les nouvelles constructions envisagées, balaient donc large. Elles peuvent se classer en cinq registres, détaille le rapport scientifique «Des outils au service de l’acceptabilité sociale des projets», concocté par les équipes de chercheurs de l’Igeat (ULB) et du Creat (UCLouvain):
- le registre fonctionnel : le projet aura-t-il une influence sur les usages de l’espace, en matière de mobilité, d’accessibilité, ou de perte d’espaces verts et de lieux de promenade?
- le registre symbolique: le projet touchera-t-il à des éléments en lien avec le passé local, ou naturels comme de vieux arbres, une rivière, un paysage? L’ ensoleillement et la tranquillité seront-ils affectés? «La notion de ruralité, par exemple, émerge souvent dans nos recherches comme faisant partie de cette identité recherchée à travers l’habitat, constitutive d’un sentiment d’appartenance, souligne Simon Verelst. L’arrivée d’immeubles à appartements dans un environnement de maisons individuelles est souvent très mal reçue, mettant à mal cette image.»
- le registre économique: le projet valorisera-t-il ou dévalorisera-t-il les propriétés préexistantes au projet?
- le registre du statut: les nouvelles constructions envisagées attireront-elles un public d’un niveau socio-économique différent de celui des habitants initiaux du lieu?
- le registre relationnel: le projet peut-il faire craindre une distension des liens entre habitants ou une disparition de l’ambiance de village ou de quartier?
Pas pour tout le monde
Porter l’ensemble de ces questions au sein d’une coopérative ou de tout autre collectif n’est toutefois pas à la portée du premier venu. Les riverains dotés d’un capital intellectuel, financier et relationnel se défendent donc mieux que les autres. «Cela renvoie à une fracture socioculturelle très importante, confirme Isabelle Parmentier: on voit apparaître moins de mouvements de protestation dans les quartiers considérés comme sociologiquement plus défavorisés. Le choix des sites par les porteurs de projet n’est d’ailleurs pas anodin, de ce point de vue.» Des compensations peuvent, certes, être proposées aux riverains qui subiront les conséquences de la nouvelle construction, sous la forme d’un nouvel espace vert, d’une crèche ou d’une plaine de jeux. L’outil est efficace, mais il fonctionne moins bien dans les quartiers les mieux lotis, qui n’en ont guère besoin.
En amont
Que faire, alors, pour éviter ces crispations autour des projets d’aménagement du territoire? Dialoguer, très en amont du projet plutôt que le présenter quasi tout cuit à des riverains qui ne pourront plus intervenir qu’à la marge pour le modifier. «Les porteurs de projet le développent d’abord puis consultent ensuite, raille Olivier Servais. C’est un jeu de dupes. D’ailleurs, il faudrait consulter les citoyens en amont sur les perspectives, la vision, la stratégie, et non sur les projets eux-mêmes. A cet égard, la professionnalisation des élus du monde politique, qui se considèrent comme experts et mieux à même que les citoyens de savoir ce qui est bon pour eux, aggrave la situation.»
Des référendums pourraient être organisés, sur le modèle des votations en Suisse, pour savoir ce que souhaite la population concernée par un nouveau projet d’aménagement du territoire. A condition que les habitants se l’approprient. A condition que les questions posées le soient correctement, sans orienter les réponses. A condition que le pouvoir politique soit prêt à prendre le résultat en considération. «En Belgique, on est particulièrement mauvais dans cette capacité à trancher certaines grandes questions publiques comme celle des infrastructures, souligne Olivier Servais. Organiser des référendums obligerait les gens à se prononcer après être entrés dans la complexité des choses. Une démocratie est mature quand les experts rendent les débats accessibles à tous et que les citoyens se prononcent en connaissance de cause.»
Pour cela, les riverains doivent avoir confiance dans les informations qui leur sont transmises pour chaque projet d’aménagement du territoire. Or, les propos tant du promoteur que du pouvoir politique concerné peuvent d’emblée susciter la suspicion, vu les intérêts – les leurs – en jeu. Travailler sur la légitimité de l’informateur est donc essentiel. A ce titre, les collectifs, composés de riverains dont les avis peuvent diverger, constituent un lieu de débats et d’échanges critiques fécond. Même si, en fonction des personnalités qui s’y imposent, les choses peuvent parfois y déraper, faute de garde-fous.
Enfin, les porteurs de projet gagneraient à se mettre à l’écoute des citoyens jusque dans l’expression de leurs ressentis irrationnels. Entendre que cet octogénaire ne peut supporter que l’on abatte ce chêne parce qu’il y cachait ses billes quand il était enfant n’est pas sans importance. Le chêne ne sera peut-être pas sauvé, mais au moins aura-t-on tenté de transformer cet aveu pour qu’il ne reste pas que souffrance.
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