Pourquoi l’argent sur les comptes d’épargne est le pire ennemi du climat (analyse)
Le financement de l’économie est le facteur qui pèse le plus sur le climat. Le secteur bancaire est dès lors dans le viseur. Et, au-delà, l’argent des citoyens, plus encore que leurs comportements.
Le K.O. debout a été constaté juste après 20 heures. C’était le jeudi 17 février 2022. Dans la salle des mariages de la maison communale d’Uccle. K.O. debout pour les onze femmes et les dix hommes, âgés de 16 à 76 ans, qui constituaient l’Assemblée citoyenne pour le climat créée par la commune bruxelloise. Jusque-là, pourtant, ça se présentait bien. Ils avaient été tirés au sort, à l’automne 2021, sur la base de leur candidature et du registre de la population, pour proposer une dizaine de mesures à intégrer au plan Climat d’Uccle. Un plan visant à diminuer de 50%, sur tout le territoire de la commune, les émissions de gaz à effet de serre d’ici à 2030. Trente noms avaient été retenus.
A l’échelle individuelle, l’argent sera toujours plus influant que la voiture, les voyages en avion ou l’énergie de la maison.
Mais ce jeudi-là, 21 étaient présents, seulement. Ils s’étaient retrouvés pour cette première séance dès 18 h 30. Il y avait notamment un avocat, une enseignante à la retraite et membre des Grands-parents pour le climat, un ingénieur, une entrepreneuse en pleine création d’une épicerie bio et durable, une traductrice, un responsable marketing d’une agence bancaire, une consultante en changement climatique, un coordinateur de projets stratégiques… Tout le monde n’était pas expert mais très peu n’avaient pas un minimum d’intérêt et de connaissance du sujet. De toute façon, Philippe Drouillon (Metamorphosis) et Frédéric Chomé (Factor-X), deux bureaux de consultance, conseils et accompagnement en gestion durable, étaient là, pour la mise à niveau et pour baliser le processus.
Après la pause (wraps végés ou vegans), ces onze femmes et dix hommes, bien que conscients de la gravité de la situation, de l’ampleur des enjeux pour le climat, de la difficulté de leur tâche, étaient plutôt souriants. Et puis, juste après 20 heures, Frédéric Chomé a mis tout le monde K.O. debout – même si tout le monde était en fait assis, autour de cinq grandes tables rectangulaires. En projetant le bilan carbone du territoire d’Uccle, qu’il avait lui-même dressé, avec les données de 2019, actualisant le dernier en date, qui remontait à 2008. Ce nouvel état des lieux montrait que, sur les «environ dix millions de tonnes de CO2 émises» annuellement sur le périmètre de la commune, ce n’était ni l’énergie des bâtiments (6,4%) qui pesait le plus, ni la mobilité (3,1%), ni le transport des marchandises (5,1%), ni la consommation des ménages (4,9%), ni l’activité économique (19%), ni les services publics (17%). Non, non, non: c’était «le patrimoine financier». Avec 40% des émissions uccloises de gaz à effet de serre!
Quelqu’un a demandé: «Qu’entendez-vous par “patrimoine financier”?» Frédéric Chomé a répondu: «L’argent des particuliers, des entreprises, des associations. L’argent placé. Sur un compte d’épargne, dans un fonds d’investissement, peu importe.» Quelqu’un d’autre a insisté: «Mais pourquoi cet argent est-il le plus gros émetteur de gaz à effet de serre?» «Parce qu’il sert à financer l’économie mondiale, dont des activités et secteurs qui sont de très gros émetteurs. En prenant en compte ces émissions indirectes, on arrive à 3, 937 millions de tonnes de CO2, soit 40% des émissions uccloises.»
Il y eut un moment de stupeur. Puis une dame s’est dite «abasourdie». Un monsieur a fait état de son «désarroi». Et un type d’une trentaine d’années s’est levé, très remonté, pour résumer ce que beaucoup pensaient probablement: «Donc, on nous serine qu’il faut limiter la voiture et l’avion, isoler, planter des arbres, manger local et, en réalité, tout ça c’est peanuts? C’est tout le système bancaire et financier de la société qu’on doit changer?» On ne l’a plus revu aux réunions suivantes.
Dommage pour lui, parce qu’après douze séances, l’Assemblée a remis, mi-juillet, treize propositions écrites et argumentées. Dont deux, jugées prioritaires, sur le patrimoine financier. Le conseil communal ucclois se prononcera cet été.
Argent sale pour le climat
Parmi les édiles communaux, la découverte du bilan carbone du territoire et le poids du patrimoine financier sur le climat a tout autant ébahi. Normal, développe aujourd’hui, depuis les bureaux de Factor-X, à Braine-l’Alleud, Frédéric Chomé: «On parle vraiment très peu de ces émissions de gaz à effet de serre cachées, ou indirectes. On se focalise toujours sur les émissions directes, ou de production, soit les sources qui consomment de l’énergie fossile sur tel ou tel territoire: on y retrouve les voitures, la production électrique, la consommation de chauffage, le fonctionnement des entreprises, etc. C’est en additionnant tout ça qu’on arrive à des moyennes pour un territoire, comme pour la Belgique, où on évalue à, grosso modo, dix tonnes par an les émissions d’un citoyen. Ce sont ces émissions directes que l’Etat rapporte dans les conventions internationales et c’est sur ces chiffres que les plans climat se calculent. Or, à côté, il y a les émissions indirectes: les importations de biens et de services dont on a besoin pour faire tourner l’économie. Elles ne sont pas comptées parce qu’elles sont des émissions de gaz à effet de serre directes des autres pays. Par exemple, le transport en Belgique d’une orange cultivée en Espagne n’est pas comptabilisé dans le bilan carbone du territoire belge. Sa production sera comptée dans le bilan espagnol ; son transport, s’il est fait par camion, sera comptabilisé dans le bilan des pays où le camion a fait le plein de carburant mais si c’est par bateau ou avion, il n’est pas du tout calculé. On a donc d’un côté l’empreinte carbone de production (les émissions de CO2 directes) et celle de consommation (les émissions de CO2 indirectes).»
Une situation schizophrénique pour toutes celles et ceux qui font des efforts au quotidien.
Dont fait partie le patrimoine financier. Explication: «Une fois qu’ils ont consommé, des gens restent avec de l’argent. S’ils le gardent sous l’oreiller, cet argent n’émet pas de gaz à effet de serre. S’ils le déposent en banque, pour de l’épargne ou de l’investissement, cet argent émet du gaz à effet de serre. Parce que le principe même du fonctionnement d’une banque est d’être capitalisée, elle fera faire des petits à cet argent. Donc elle s’en servira pour des investissements, des crédits. Comme il n’y a pas de régulation en Belgique sur ce qu’on peut ou pas financer au départ des comptes épargne ou des comptes courants, les banques font ce qu’elles veulent. Et si, pour avoir des rendements, on décide de passer par la Bourse et de prendre des actions et des parts d’actions sur les marchés financiers, des produits dérivés, peu importe, on finance de toute façon l’économie réelle. Cet argent sert donc à donner des crédits à des entreprises, ou à y faire des investissements, et avec ces crédits, les entreprises investiront, recruteront, produiront et, par conséquent, émettront du CO2. Où que ce soit.»
1 500 euros = une tonne de CO2
Pour autant, il faut nuancer: «Si on compare l’empreinte de la totalité des dépenses réalisées par les citoyens à celle de la totalité de leur patrimoine financier, il y a de fortes chances que ce soit celui-ci qui pèse le plus dans un bilan carbone. Mais à l’échelle individuelle, c’est plus subtil: certains sont sans épargne et ont principalement des dépenses de consommation et d’énergie, qui seront dès lors dominantes dans leur bilan. Mais dès qu’on a un peu de patrimoine financier, placé ou investi, le shift s’opère.» Concrètement, combien pèse quoi? «En gros, 1 500 euros en banque équivaut à une tonne de CO2. Donc, dès qu’on a cinquante mille euros, sur des comptes financiers, des placements, un compte épargne, cela représente trente tonnes. Trois fois plus que ce qu’on nous attribue individuellement annuellement.»
Fin novembre dernier, dans le quotidien français La Croix, Maud Caillaux, cofondatrice de la banque écologique Green-Got, ne disait pas autre chose: «Nos comptes bancaires sont une source de pollution très importante et pourtant méconnue. La pollution n’émane pas de l’argent intrinsèquement mais de son utilisation directe ou indirecte par nos banques. Ainsi, quatre mille euros dans une des trois plus grandes banques françaises représentent tout le budget carbone de l’année d’un individu pour 2050 si nous respections vraiment l’Accord de Paris: deux tonnes de CO2. Une situation schizophrénique pour toutes celles et ceux qui font des efforts au quotidien, ces derniers se trouvant balayés par ce pour quoi nous travaillons toute notre vie: notre argent.»
Et Frédéric Chomé appuie encore: «La moyenne du patrimoine financier détenu par les Belges est évalué autour de 120 000 euros par personne par an, enfants compris. Précisément 117 225 euros. Ce qui donne 9,85 milliards d’euros pour l’ensemble des ménages d’Uccle. Soit 3,94 millions de tonnes de CO2 émises par an. Alors, évidemment, c’est la moyenne, et 80% de cette moyenne sont détenus par 4% des gens. Ce qui explique que l’empreinte carbone des placements financiers au sens large est essentiellement portée par les ultrariches et par ceux qui ont vécu les Trente Glorieuses, entre 1945 et 1975, et qui seront prochainement retraités ou le sont déjà depuis dix ans. En gros, les personnes qui ont des fonds de pension. Qu’ils le veuillent ou non, ils sont les plus gros contributeurs aux émissions de gaz à effet de serre cachées.»
Les gens qui ont des fonds de pension sont les plus gros contributeurs aux émissions de gaz à effet de serre cachées.
Un levier crucial pour le climat
Maintenant, attention, reprend le directeur de Factor-X: «Sur certains territoires, où sont installées une cokerie ou des centrales à gaz, et où le revenu moyen est plus bas que celui d’Uccle, l’activité industrielle pourrait émettre davantage que le patrimoine financier. Mais à l’échelle individuelle, ce patrimoine, quand on en a, sera toujours plus influant, en matière d’émissions, que la voiture, les voyages en avion ou l’énergie de la ou des maisons qu’on possède. Toujours. A l’échelle de la Belgique, on pourrait conclure pareil, ou non, si toutes les communes et les Régions disposaient d’un bilan carbone, effectué avec les mêmes calculs, les mêmes données et les mêmes critères. On en est très loin. C’est pour ça que je considère, pour le moment, que nous ne sommes pas en train de lutter efficacement contre le réchauffement climatique. Il faut utiliser le levier de l’argent pour piloter une décarbonation de l’économie par l’évitement d’investissements dans des entreprises trop émettrices de CO2 ou par la promotion d’investissements dans des entreprises qui décarbonent globalement le monde.»
«Pour entrer en résistance, le mieux est de ne pas confier son argent à quelqu’un si on ne comprend pas ce qu’il en fera»
Frédéric Chomé
Consultant en gestion environnementale
Haro sur le secteur bancaire et financier traditionnel, donc? «Disons qu’il faudrait que les moyens privés, donc le patrimoine financier des citoyens et des entreprises, soient majoritairement affectés à la transition bas carbone et non confiés aveuglément à des opérateurs financiers qui travaillent sur des marchés où tout est permis, ce qui est le cas aujourd’hui. Dit autrement: si on veut entrer en résistance, le mieux est de ne pas confier son argent à quelqu’un si on ne comprend pas ce qu’il en fera.»
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Rapports accablants
Fin février, en France, trois ONG déposaient plainte contre BNP Paribas au tribunal judiciaire de Paris. Elles accusent la première banque européenne d’alimenter le changement climatique en investissant massivement dans les énergies fossiles, la désignant comme «le premier financeur mondial des huit majors pétrogazières européennes et nord-américaines, à elles seules impliquées dans plus de deux cents nouveaux projets d’énergies fossiles aux quatre coins du monde».
En octobre 2020, Oxfam France publiait un rapport – «Banques: des engagements climat à prendre au 4e degré» – faisant état d’une empreinte carbone des grandes banques françaises (BNP Paribas, Crédit agricole, Société générale, BPCE, La Banque postale et Crédit mutuel) «près de huit fois supérieure aux émissions de gaz à effet de serre de la France entière» parce qu’ «elles investissent massivement dans les industries polluantes et dépendent notamment largement des énergies fossiles.»
117 225
euros est la moyenne du patrimoine financier détenu par les Belges. L’équivalent de 3,94 millions de tonnes de CO2 émises par an.
Il y a un an, le treizième «Banking on Climate Chaos: Fossil Fuel Finance Report», dressé par 505 ONG de 51 pays, assénait que «le financement des énergies fossiles par les soixante plus grandes banques au monde a atteint 4 600 milliards de dollars» sur les six années qui ont suivi l’Accord international de Paris sur le climat (adopté fin 2015), «avec 742 milliards pour la seule année 2021».
En décembre 2021, le «Global Landscape of Climate Finance», publié par Climate Policy Initiative (CPI), organisation internationale d’analyses et de conseils en politique et finance pour «bâtir une économie globale durable, résiliente et inclusive», saluait l’augmentation des financements «verts» mondiaux publics et privés – de 364 milliards de dollars en 2011 à 632 milliards en 2019-2020 – mais déplorait que ceux «à haute émission de CO2 continuent dans des secteurs clés, freinant l’impact d’une nouvelle finance au service de la lutte contre le réchauffement climatique». Puisque les financements «verts», selon CPI, «devraient se compter en milliards de milliards». Soit «une augmentation annuelle d’au moins 590% pour respecter les objectifs» de l’Accord de Paris.
Dans son rapport du 20 mars, le Giec (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) appelle à une profonde mutation de l’économie mondiale, délaissant donc, et vite, pétrole, gaz et charbon. En termes moins diplomatiques: face au dérèglement climatique aussi, c’est l’argent le nerf de la guerre. L’argent privé. Donc le nôtre.
Le scan belge des banques
En Belgique, l’organisation FairFin, qui «encourage les citoyens et les organisations à utiliser l’argent comme vecteur de changement de la société», publie tous les deux ans son «Scan des banques». Elle les classe selon leur politique d’investissement en matière de changement climatique, respect de l’environnement, droits de l’homme, droit du travail, transparence, égalité des sexes… La fournée la plus récente date de 2022 et place Triodos largement en tête (85%), Deutsche Bank étant bonne dernière (34%). FairFin relève, pour le critère du réchauffement climatique, que Triodos «fait état des émissions de CO2 de ses prêts et placements, formule des objectifs mesurables de réduction d’émissions pour les projets qu’elle finance et rend compte de l’impact environnemental – y compris le risque climatique – des projets à grande échelle». En outre, «toutes les entreprises auxquelles elle accorde un crédit ou dans lesquelles elle investit doivent faire rapport sur leurs émissions de CO2, les réduire, tenir compte du changement climatique dans leur politique d’achats et leur gestion d’entreprise et inclure des engagements en matière de changement climatique dans leurs contrats avec leurs fournisseurs».
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